Accueil > Les dossiers > De l’hiver-printemps 2011 à l’automne 2011, du n° 36 au 38 > N° 38 (automne/hiver 12) / Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ? > Justifier les aides environnementales à l’agriculture sur le concept (...)

Justifier les aides environnementales à l’agriculture sur le concept de biens publics et de services rendus ? Les enseignements du processus de réforme de la PAC

jeudi 8 décembre 2011, par Xavier Poux

La politique agricole commune (PAC) européenne devait être réorientée vers une meilleure prise en compte de l’environnement. Xavier Poux montre comment le processus de décision qui est à l’œuvre ne pourra qu’aboutir à une réforme minimaliste.
L’étude préliminaire commanditée par la Commission de Bruxelles s’efforce de démontrer la superposition entre bien public et environnement (dont la biodiversité) et de justifier économiquement l’action publique pour la prise en compte des biens publics. Mais le concept de bien public ,surtout s’il est recyclé par les lobbies et les politiques, peut facilement être étendu à d’autres services de l’agriculture telle la sécurité alimentaire . L’environnement se trouve alors dilué dans un tout indifférencié. L’agriculture dans sa globalité ,y compris dans ses aspects les plus productivistes, devient un bien public justifiant l’intervention publique.
Placer le débat sur le terrain des biens public c’est évacuer la nécessité de définir des objectifs politiques prioritaires adaptés à l’urgence écologique et ignorer les divergences d’intérêts des différents acteurs."

En 2009, l’Institute for environmental european policy (IEEP) publiait une étude sur la fourniture de biens publics par l’agriculture dans l’Union Européenne  [1] (Cooper et al., 2009). Commanditée par la DG agriculture, cette étude de référence s’inscrivait dans la perspective de la préparation de la réforme de la Politique agricole commune (PAC) pour la période 2014-2020. Son objectif était de fournir un fondement théorique à la nouvelle politique, pour en fixer les objectifs et les principes d’actions. Cette préoccupation s’inscrit dans un débat déjà ancien que l’on peut lire dans la perspective de l’échec de la multifonctionnalité, à la lisibilité politique trop ambiguë pour justifier des aides publiques aux yeux de l’OMC et de l’OCDE (Le Cotty et al. 2001). [2]

Dans l’esprit de ses auteurs, l’étude précitée devait fournir une base conceptuelle solide pour réorienter la PAC vers une meilleure prise en compte de l’environnement. Pour la Commission, choisir l’Institut n’était d’ailleurs pas neutre, au regard de l’expertise et de l’engagement de ce dernier en faveur de l’environnement. L’approche générale du rapport est ainsi la relecture d’analyses environnementales et d’outils pré-existants au prisme du nouveau concept, en s’attachant les services d’éminents économistes européens sous la houlette d’Alan Buckwell. L’analyse repose pour l’essentiel sur le passage en revue des impacts des différents types d’agriculture sur l’environnement pour en faire ressortir les mécanismes économiques et politiques sous-jacents. Si les idées ne sont pas nécessairement nouvelles, leur mise en perspective dans un cadre économique procède d’un exercice de reformulation visant à mieux coller aux registres de justification efficaces dans le forum politique. Au-delà des termes, dont on peut quelques fois sourire – ainsi, pour la bonne bouche, les atteintes de l’agriculture à l’environnement deviennent "le sous-approvisionnement en biens publics" – l’argumentaire repose sur les articulations suivantes :
– la première fonction des politiques publiques est de gérer des biens publics qui, du fait de leur caractère public (non exclusif, non rival), ne sont pas bien pris en compte par la régulation privée, des seuls marchés ;
– en matière d’agriculture, les biens publics et les services les plus évidents, conceptuellement les plus forts sont ceux relatifs à l’environnement, pour lesquels l’attente sociale est à la fois affirmée et pour lesquels les pressions négatives sont les plus marquées ;
– la PAC est une politique publique et doit donc en priorité s’orienter vers la prise en charge efficace de l’environnement, dans les objectifs, les outils et la gouvernance. CQFD.
La rotule du raisonnement est ainsi double : la démonstration de la superposition entre bien public et environnement d’une part ; la démonstration de la justification économique des politiques. Ce dernier argument apparaissait particulièrement massue dans la mesure où il permettait d’établir une équivalence de registres de décision entre le monde des politiques et des entreprises. Pour le dire autrement : dans un monde où les objectifs économiques sont les seuls audibles pour le politique (dit-on), alors le problème peut être résolu en traduisant les objectifs environnementaux en termes économiques. Le processus de reformulation que nous avons pointé plus haut procède de cette logique : en requalifiant la biodiversité, les paysages, la qualité de l’eau de "biens publics", on ne fait que les rendre visibles dans le discours politique en les passant au crible d’une analyse économique, en justifiant l’action publique par un "défaut" du marché, incapable de prendre en compte ces biens.
On soulignera ici la concomitance de la montée en puissance de la justification en termes de biens publics avec celle des travaux relatifs à l’évaluation des services écologiques rendus. Cette rencontre n’est d’ailleurs sans doute pas fortuite même si elle n’est pas toujours explicitée : en bonne théorie économique, un bien (tangible) n’existe que par le service (immatériel) qu’il rend. Les biens environnementaux ne le sont que dans la mesure où ils rendent des services écologiques : c’est par ses fonctions de stockage du carbone, de régulation du régime des eaux qu’une prairie peut être considérée comme un bien. [3] Le raisonnement économique plus précis, et rarement explicité à notre connaissance, est de considérer que les services rendus étant non exclusifs et non rivaux, alors les biens qui les rendent possibles ont un caractère public. Dans les faits, les deux termes sont souvent confondus (les biens sont de facto les services).
Notre propos n’est pas d’approfondir ici cette discussion théorique autour des concepts de biens et de services. Il est de montrer la proximité entre les deux notions et de justifier le fait que si nous avons introduit cet article en citant un rapport sur les biens publics, c’est bien le paquet biens publics/services écosystémiques et paiements publics qu’il faut considérer et que nous discutons. [4]

Deux ans après la publication du l’étude d’IPEE – et bien plus largement d’un grand nombre d’études et de rapports, dont un rédigé par les principales d’ONG d’environnement européennes fondait les propositions en matière de PAC sur une approche en termes de biens publics – les propositions concernant la PAC commencent à sortir des offices de la Commission (nous écrivons ces lignes en septembre 2011, à l’heure ou des "fuites" sur les projets de règlements circulent dans les cercles impliqués dans la comitologie européenne). Le moins que l’on puisse dire à leur lecture est que les biens publics en inspirent bien peu les ébauches. Formellement, le terme y occupe une place restreinte – bien moins que "compétitivité" ou "innovation" – et politiquement, l’environnement apparaît comme le parent pauvre des négociations. Pour le dire abruptement, les réflexions sur les biens publics et les services environnementaux apparaissent comme un échec conceptuel et politique. L’association BirdLife écrit ainsi dans son exercice d’évaluation des propositions faites par la Commission disponibles : "en résumé, notre évaluation conclut que cette phase cruciale dans la réforme [de la PAC] est vouée à l’échec. Ses attendus sont inacceptables pour l’environnement, pour les contribuables et pour les exploitants qui fournissent des biens publics environnementaux". [5] Significativement, la rubrique "public goods" sur le site d’IEEP est vide à l’heure des forums de discussions sur la PAC. [6]

Comment expliquer cet échec ? Quels enseignements peut on en tirer ?

La première raison de l’échec est l’ambivalence du lien entre "environnement" et "biens publics" et son caractère apparemment universel (l’énoncé : "l’environnement est un bien public" s’apparente à une loi générale en économie et en politique). Que les composantes de l’environnement – la biodiversité, les paysages, l’eau – soient des biens non rivaux et non exclusifs s’argumente plutôt bien, et c’est la base de l’étude IEEP. En outre, l’étude s’attache à démontrer que l’environnement constitue l’essentiel des biens publics, ce qui revient à utiliser pratiquement indifféremment l’un pour l’autre. Mais les biens publics se résument-ils à l’environnement ? Très rapidement, de nombreux acteurs se sont saisis des espaces de débat et d’interprétation qu’ouvre la notion de biens publics. Ainsi, le thème qui a affaibli le plus la dimension environnementale du concept de bien public est sans doute celui de sécurité alimentaire, que les acteurs qui s’en sont saisi aient voulu ou non jouer cet affaiblissement. Que la sécurité alimentaire soit un bien public est également plaidable au regard des deux critères clés (rivalité, exclusion). Que cette sécurité repose sur des stocks de céréales est également plaidable et débouche logiquement sur l’idée que la production agricole est un bien public et par voie de conséquences l’agriculture productive en elle-même. Différentes voix se sont élevées pour mettre en avant ce point de vue parmi lesquelles le mouvement pour une organisation mondiale de l’agriculture (Momagri) dont le président est aussi celui de Limagrain : "A ces égards, il est primordial que l’agriculture soit inscrite en tant que telle sur la liste des Biens publics mondiaux, et que de véritables moyens institutionnels internationaux soient mis en place pour en assurer le plein fonctionnement"  [7] (la FAO appréciera au passage…). Le recyclage politique du concept de biens publics, qui est aussi d’une certaine manière la marque de son succès, a sans doute culminé avec "l’appel de Paris" organisé par Bruno Le Maire en décembre 2009 et co-signé par 22 ministres pour défendre le principe d’une PAC forte (c’est à dire un budget conséquent) : "Parce que l’agriculture, ce sont des biens publics et des externalités positives. Parce que l’agriculture, c’est notre indépendance. Parce que l’agriculture, c’est la conception que l’on se fait de notre avenir en Europe et de l’avenir de l’Europe dans le monde."  [8] Dans ce contexte, il devenait difficile de faire valoir la spécificité du lien "biens publics" et "environnement", avec une double contrainte : soit on parle de "biens publics environnementaux" pour bien spécifier – c’est par exemple la terminologie dans les documents de la Commission européenne – mais la valeur ajoutée par rapport à "l’environnement" n’est pas claire (dire "on va protéger les biens publics environnementaux" est une manière plus alambiquée de dire "on va protéger l’environnement"). Soit on parle de "biens publics" tout court, et chacun y met ce qu’il veut et l’environnement s’y trouve complètement dilué, avec le risque que le débat se déplace sur la définition et la compréhension des concepts et leur caractère canonique plutôt que sur les enjeux réels.

La deuxième raison de l’échec est plus fondamentale et peut être appréhendée sous l’angle de l’analyse stratégique du changement politique. Nous l’avons dit, la référence au registre économique (biens publics et/ou évaluation des services environnementaux) est, pour beaucoup d’environnementalistes, un moyen de faire évoluer la politique. Constatant les blocages quand on défend l’environnement pour l’environnement (avec la référence classique aux "petites fleurs" qui balaye d’un revers de main la légitimité de leur conservation), il apparaît stratégique de faire valoir la valeur de l’environnement sur le registre économique, qui règle le cours du monde. Le principe de base est que le détour par la science économique objective les enjeux et permet ainsi d’être plus efficace que des argumentaires sur des valeurs politiques, toujours suspects d’être liés à des groupes de pression.
L’argument s’adresse aux décideurs politiques avec l’idée que globalement, ils y gagneront y compris sur le plan économique. Le rapport du CGDD de décembre 2010 statue ainsi que "L’érosion de la biodiversité s’explique en partie par "l’inaction" qui résulte entre autres d’une connaissance insuffisante sur les écosystèmes, les moyens de les protéger et l’évaluation économique des biens et services qu’ils procurent"  [9]. Cet argumentaire repose sur des études de quantification et, ultimement, de monétarisation des services.
Or cet argument que l’évaluation économique suscite l’action politique s’avère sans doute beaucoup trop global pour être efficace politiquement, et ce, sur deux registres liés qui vont au delà des classiques difficultés méthodologiques sur l’évaluation proprement dite. Le premier registre est relatif à la fausse équivalence économique entre les évaluations. Quand le rapport du CAS  [10] indique que les prairies extensives "ont une valeur minimale de 600 euros par hectare et par an" ces euros virtuels n’ont pas la même signification que 600 euros de production qui passent par une banque et sont comptabilisés dans le PIB. Le second registre est lié aux acteurs effectivement concernés par le partage de cette valeur. Certes, l’ensemble de la société bénéficie de la valeur des prairies extensives, mais les acteurs plus spécifiques qui bénéficient de leur retournement - les semenciers, les vendeurs de tracteurs et d’intrants, les coopératives, etc. – sont bien organisés et peuvent s’offrir les services de communication et de lobbying qu’ils payent en euros réels. Ils deviennent ainsi bien plus concrets que "la société" pour les décideurs politiques, auprès desquels ils n’auront pas de mal à argumenter que leur activité "bénéficie" à la société en créant du PIB et donc de l’emploi, bien public s’il en est.

Au total, dans le processus de réforme de la PAC, la force de l’argument économique sur les biens publics environnementaux n’a pas été celle escomptée. Moins de deux ans après l’intense activité intellectuelle autour des biens publics, la justification d’ensemble de la PAC portée par la Commission reste globalement inchangée : une agriculture productive, environnementale, compétitive, soit une rhétorique d’ensemble susceptible de justifier tout et son contraire. Les principales inflexions portent sur la meilleure prise en compte des petits agriculteurs et le plafonnement des aides, thèmes qui ne "croisent" pas d’emblée avec la notion de bien public, ou plutôt ni plus ni moins que les autres. Les ONG environnementales ont pu observer le rôle habituel des groupes de pression qui, étonnamment, ne se sont pas rendus à l’argument de la conservation des biens publics environnementaux et ont plutôt fait pression auprès des services de la Commission européenne et des gouvernements sur la conservation de leurs biens privés. D’une certaine manière, la PAC en cours de discussion reflète bien la montée en généralité du débat que nous avons pointée plus haut : en proposant un découplage total – le très vague "paiement vert", dont l’avenir est d’ailleurs plus qu’incertain au moment où ces lignes sont écrites, est à peine un couplage environnemental et s’apparente à une rente pour 90% des exploitations dont il ne contrariera pas de cours – la PAC s’apparente à une politique de soutien indifférencié à l’agriculture européenne, prise comme un bien public global. Sans surprise, le ministère de l’agriculture français et le Momagri ont plus de raisons de satisfaction que les environnementalistes : le secteur agricole continue d’être subventionné et le budget est globalement sauf. L’"erreur" d’IEEP et des ONG environnementales aura été de penser que la montée en généralité économique de l’environnement suffirait à elle seule à convaincre les acteurs politiques – ici, les gouvernements, les services de la Commission et les parlementaires européens – de mettre en œuvre une réelle réforme environnementale de la PAC.

De notre point de vue, le cadre d’analyse pertinent reste bien politique, les valeurs à faire valoir sont de cet ordre sans être nécessairement retraduites en termes économiques. Il doit notamment insister sur deux aspects :
– le caractère contingent et historiquement situé des objectifs politiques à considérer en priorité. Retraduire l’environnement en termes de biens publics, c’est prendre le risque de placer le débat de principe sur la comparaison de la légitimité relative de la conservation de l’Environnement et de la Sécurité Alimentaire, terrain glissant s’il en est. La question est plutôt de considérer quels sont les enjeux actuels, situés dans l’espace et le temps. En 1960 l’argument de la sécurité alimentaire européenne passait par l’augmentation de la production et avait plus de force que la conservation de l’environnement : il y avait encore une certaine rareté alimentaire, le contexte géopolitique était tendu et beaucoup de biens publics environnementaux (!) étaient encore présents. En 2011, les termes du débat ont changé et l’environnement se dégrade depuis plusieurs décennies alors que l’on jette environ 30% de notre alimentation et que l’on envisage encore de produire des agrocarburants. Certes, la sécurité alimentaire est un bien public essentiel, mais l’enjeu aujourd’hui et ici n’est pas d’augmenter la production en Europe, elle davantage de réguler les marchés.
– La prise en compte des différentes catégories d’acteurs dans le débat et l’évaluation économique. Un des grands risques de raisonner en biens publics et en services environnementaux est de placer la question sur le terrain de "l’intérêt public" et, par là, de gommer l’existence et les divergences d’intérêts de différents acteurs. Or la question est bien d’identifier différentes catégories d’exploitations qui bénéficient à différents types d’acteurs socio-économiques. La question n’est pas seulement de comparer les services environnementaux rendus par la prairie permanente extensive et les externalités de la culture du maïs : elle est de clarifier le qui perd/gagne et sur quels registres – économique ou non – dans les différents systèmes socio-économiques concernés, et sans confondre les euros réels et virtuels.

Xavier Poux


[1Téléchargeable sur : http://www.ieep.eu/assets/457/final...

[2Courrier de la planète n°65, octobre 2001 Négociations commerciales : l’exception agricole http://www.courrierdelaplanete.org/...

[3A contrario, un hectare de désert dans le Sahara ne sera pas considéré comme un bien public car il ne rend pas de services. Et pourtant son usage n’est ni exclusif (il y a de la place !), ni rival (je ne prive personne d’un quelconque service en y étant).

[4Le rapport Public goods from private lands, décembre 2009 (sous la direction d’A.Buckwell) est exemplaire de ce paquet : le raisonnement passe naturellement de l’évaluation monétaire des services écosystémiques (de l’étude TEEB) à la notion de bien public à celle de paiements publics. Une phrase en résume la philosophie : "… there are strong arguments that support a substantial contribution of EU funding for environmental public services". http://www.europeanlandowners.org/f...

[5Voir http://www.cap2020.ieep.eu/assets/2... , notre traduction.

[9Conservation et utilisation durable de la biodiversité et des services écosystémiques : analyse des outils économiques. CGDD, série Références.

[10Centre d’Analyse Stratégique (2009), Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, Rapports et Documents n°18, Groupe de travail présidé par Bernard Chevassus-au-Louis, La Documentation Française.