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La consommation : un impossible acte désobéissant ?
juin 2003, par
"La fièvre de la consommation est une fièvre d’obéissance à un ordre non énoncé." Pier Paolo Pasolini
Comment échapper à cette manie obsessionnelle de la consommation ? La dénonciation - stylisée depuis bien longtemps - de ce rapport mercantile et futile au monde et aux autres ne nous explique guère comment transgresser cette norme sociale déterminante. L’ivresse de ne rien posséder peut-elle encore s’accompagner de nos modes de vie, flexible et urbain, mobile et rythmé ? Refuser la consommation reste bien souvent une proclamation romantique, qui s’incarne, au mieux, dans une gestion draconienne de ses besoins, au prix d’un certain éloignement social. Car l’acte de la consommation est devenu - mais en a-t-il été autrement un jour ? - l’acte social par essence, celui qui permet le partage, l’échange ou la communication et la construction de soi. Notre société moderne, qui ne peut plus désormais se limiter aux seules frontières des pays du Nord, s’est constituée autour du principe de la Modernité. La consommation s’est immiscée dans cette idée, au point qu’elle tend désormais à se confondre avec elle, et pourquoi pas la supplanter, en devenant le moteur de notre histoire immédiate.
La modernité prolongée par la consommation
La consommation s’insère parfaitement dans notre conception de la Modernité politique et économique, au point de se confondre avec l’idée même de l’individualisme (Tocqueville pointait du doigt cette dérive du modèle américain…). La croyance matérialiste en l’accumulation matérielle de moyens de puissance - par le biais de la consommation - est le résultat de l’évolution du système productif (la société technique). Mais elle souhaite aussi démultiplier cette puissance : par conséquent, il nous faut consommer toujours plus. Un tel prolongement de la Modernité se traduit par deux mécanismes.
Le premier est basé sur le modèle économique du productivisme, qui a conduit à un mécanisme d’individualisation généralisé et de "désaffiliation" [1]. Le statut salarial ne se construit plus par rapport à des formes de filiations (professionnelles, corporatives...), mais sous le monde d’une gestion individuelle du rapport au système productif et dans la quête personnelle d’un mieux-vivre. Désormais, la filiation se reconstitue autour d’un rapport individualisé à la consommation. Celle-ci devient le principal moteur de la singularisation des individus, en s’attachant à construire son identité grâce à l’accès à certaines formes de distinction, dont l’accumulation témoigne du statut social, à la fois dans ses dimensions les plus banales (la voiture… [2]) ou les plus singulières de l’accès aux produits culturels. Dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi [3], Robert Castel montre que, pour exister de manière autonome, l’individu a eu besoin de " supports "collectifs (garanties étatiques, règles juridiques, statut salarial, protection sociale, etc.)". Mais il a tout autant besoin de supports matériels qui montrent son appartenance à un groupe social, désigné par les signes physiques ou culturels qui lui sont propres.
Le second mécanisme, nous pouvons le tirer de l’analyse de Pierre Bourdieu. Il voit notre société comme composée de champs sociaux autonomes, basée sur une coupure entre dominants et dominés. Mais son analyse sous-estime la capacité de chacun de ces champs à se réapproprier, à son niveau et sous différentes formes, le principe de la consommation. Le champ social est donc structuré par une domination propre symbolique, avant même d’être économique, qui suppose l’accessibilité de tous et toutes aux ressources de la consommation ; en quelque sorte, la société de consommation actuelle permet à chacun de pouvoir jouir de la consommation selon ses ressources propres et en fonction des valeurs culturelles de son groupe. Il ne s’agit plus de stigmatiser un processus de dépossession par un groupe dominant sur les autres groupes, mais d’analyser comment cette rhétorique de la consommation est partagée par l’ensemble des groupes. Les formes physiques de la domination demeurent bien sûr, tant les modes de consommation restent assujetties aux capacités financières ou patrimoniales des classes sociales. La consommation reste inégalitaire dans la hiérarchie des objets accessibles : tout le monde ne peut pas avoir des "vacances de milliardaires", mais des vacances tout de même... Et même l’usage de la nature répond à une classification sociale. Bernard Kalaora distingue trois types de consommation de la nature [4], qui varient en fonction des classes sociales. Par exemple, les classes supérieures, et en particulier les fractions intellectuelles, prétendent à la maîtrise symbolique de l’espace naturel, considéré comme lieu d’authenticité, de ressourcement, de plénitude toujours menacé par la surfréquentation….
La consommation comme moteur de l’histoire !
" Les gestionnaires ont prévu que chacun reste tranquille
Imposant joies virtuelles et biens de consolation
Tout se vaut, tout est vu, tout est vain, paraît-il
Et pourtant le réel a besoin d’imagination "
Fred Alpi, in "Utopies d’aujourd’hui", album les chiens mangent les chiens, 2003, voir http://www.fredalpi.com/
Désormais, l’essentiel est d’analyser comment ce principe de consommation devient le mythe mobilisateur de nos sociétés modernes. Trois cas nous permettront de montrer combien ce principe est devenu inséparable de notre conception politique et sociale moderne.
La consommation comme instrument de la justice sociale
Ce mythe poursuit et amplifie l’évolution politique et économique de la Modernité et notamment son soucis d’une certaine justice sociale, basée sur l’accès de tous à certains biens primaires (éducation, santé, droits sociaux). Il concrétise les discours de la mobilité sociale ou bien encore de la réinsertion sociale : l’exclusion sociale passe avant tout par une exclusion de la consommation avant que d’être perçu comme politique. Il permet de construire les rapports sociaux, en minimisant le principe du conflit entre les groupes sociaux : le possédant est la figure enviée de tous les groupes ; au mieux, le conflit se focalise sur la convoitise et sur les rythmes de la possession. L’essentiel consiste à donner l’illusion que tous peuvent atteindre cette satisfaction : dans l’immédiat - si les revenus suivent - ou demain - par le miracle du crédit permanent… La justice sociale n’est plus affaire de lutte ou de juste répartition, mais d’accessibilité. Le sociologue Robert Merton a mis en évidence l’accentuation d’une "contradiction" essentielle à notre société [5]. D’un côté, la culture de masse s’est imposée à travers des modèles de vie et de consommation qui paraissent légitimes et accessibles à tous tandis que les cultures de classes se sont affaiblies. D’un autre côté, toute une part de la population, surtout les jeunes peu qualifiés et en échec scolaire, a le sentiment que l’accès à ces modes de vie et à ces niveaux de consommation leur est interdits. La délinquance s’apparente alors à un conformisme déviant, à une manière de combler cet écart. Plus généralement, Ivan Illich [6] montre à quel point l’acte de la consommation transforme le sens des revendications ; il n’est plus simplement question de satisfaire sa soif, mais il n’est pas concevable de se désaltérer sans soda.
La consommation comme principe de la durabilité…
Ensuite, ce mythe participe à l’hypothèse d’une transformation durable de nos rapports à la Nature et à l’humanité. Cette fois, l’acte de consommation prend une dimension géopolitique. L’expansion de la demande mondiale en matière énergétique - afin de fournir cette puissance indispensable à la production de ces biens - n’est plus à démontrer (EcoRev’ n°10). Les risques globaux de cette recherche frénétique d’un approvisionnement ont été maintes fois déclinés : pressions géopolitiques pour la maîtrise des lieux de ressources (pétrole, charbon, gaz...), conséquence sur l’effet de serre, développement de filières de production à risque (comme le nucléaire...), et plus encore, croissance des tensions sociales résultant des inégalités d’accès (en termes de coûts) à cette puissance énergétique (de la guerre du pétrole aux guerres pour l’eau à venir…). Établir un nouveau régime énergétique susceptible de répondre à un développement viable des populations à l’échelle mondiale est devenu un enjeu central dans les débats internationaux. Le principe du développement durable reste à ce jour la thématique la plus popularisée. Mais on reste cantonné dans l’idée d’une possible adéquation entre mode de développement et gestion rationalisée d’une croissance. Tout au plus tente-t-on de mieux gérer la répartition de cette croissance, en se souciant d’établir un principe d’équité inter- et intra-générationnel.
Néanmoins, cette démarche reste profondément ancrée dans une logique consumériste. La recherche d’une puissance énergétique plus respectueuse de la nature reste fidèle au principe d’un développement infini du principe de consommation (voir Jeremy Rifkin [7] qui pense que l’hydrogène, élément chimique le plus présent - mais pas infini... - dans notre univers, permettrait d’offrir un réel accès pour tous à une ressource abondante et non polluante.) Mais l’énergie doit permettre au système productif d’alimenter le marché de la consommation. Ce que l’on recherche, c’est la puissance de l’appareil productif… Comme l’a montré Jacques Ellul, ce mythe de la puissance énergétique est à présent devenu une technique autonome dans notre monde social, se justifiant elle-même par l’affirmation de sa propre capacité intellectuelle et productive. Or, l’énergie n’est rien sans son rapport à la production de biens de consommation et de tout l’appareillage bureaucratique, institutionnel et économique qui la favorise. L’échec probable de ce mode de développement "durable" consistera à ne pas pouvoir maîtriser le moteur de cette frénésie énergétique : toujours plus de biens, toujours plus de diversité, toujours plus de choix… Comme le rappellent certains économistes (notamment Jean-Marie Harribey), l’intensité énergétique baisse, mais elle est largement compensée par l’augmentation absolue de la production : donc on ne baisse pas le niveau de ponction. La Chine par exemple a connu une augmentation de 50% des revenus par habitant dans les zones urbaines entre 1981 et 1985, et les achats de lave-linge, réfrigérateurs et téléviseurs se sont multipliés par un facteur 8 à 40 [8].
La consommation comme renouveau de la citoyenneté…
Enfin, ce mythe participe même à la redéfinition d’une nouvelle conscience citoyenne planétaire. Cinq ans après la Conférence de Rio, la session spéciale des Nations Unies indiquait : "Tous les pays devraient s’efforcer de promouvoir des modes de consommation durables ; les pays développés devraient être les premiers à établir des schémas de consommation soutenables à terme ; les pays en développement devraient s’efforcer de mettre en place des schémas de consommation rationnels dans le cadre de leur processus de développement, garantissant la satisfaction des besoins essentiels des groupes les plus défavorisés (…)" (UNGASS, §28, extrait). On célèbre ainsi la consommation " engagée ", nouveau lieu commun de la vulgate écologiste : désormais, il n’est plus impossible de concilier plaisir consumériste et souci citoyen. En attendant, comme le montre les enquêtes du Credoc (http://www.credoc.asso.fr/), les pratiques effectives témoignent d’avantage de considérations pour le coût immédiat que pour un hypothétique bien être à venir. La mise en oeuvre de systèmes européens d’étiquetages relatifs au commerce équitable ainsi qu’à la responsabilité sociale des entreprises afin de permettre aux consommateurs de choisir en toute connaissance de cause, et de jouer un rôle actif, dans une optique de développement soutenable (sur le modèle du logo européen concernant l’agriculture biologique) reste encore à l’état de projet [9]. On ne peut qu’être surpris par cet écart entre l’intériorisation des principes et leur mise en place régulière…
Les pays occidentaux ne sont pas seuls concernés, comme le rappel Mahmoud Hussein : "Au sein des classes moyennes on partage avec le reste de la planète les mêmes objets de consommation courante, ou du moins le même désir de posséder ces objets, la même envie d’acheter, de changer, de diversifier ses livres, ses disques ou ses cassettes, sa moto ou sa voiture, sa chaîne ou sa télé. La liberté de choisir parmi de tels objets se révèle partout un substitut de la liberté de choisir sa propre vie". (…) Dans le Tiers Monde, en outre, ces projets de consommation restent largement illusoires. De sort que ces "finalités réduites se trouvent elles-mêmes hors d’atteinte de la plupart des gens. L’existence pour eux est un pari deux fois perdu" [10].
La consommation comme ordre énoncé…
Bien sûr, il existe des modèles qui tentent de constituer des pratiques de consommation qui minimisent le principe de la reproduction de ces biens. Les échanges communautaires (SEL par ex.) valorisent la gratuité, le dont de soi (échanges de savoirs et de pratiques…) comme alternative à l’acte consumériste. L’objectif est de réduire l’exposition individuelle de la personne à la tentation d’achat, en mutualisant l’accès des fruits de la consommation (comme les techniques qui tentent de mutualiser les outils et les réseaux d’échanges [11]). Ces pratiques restent cependant marginales, et soumises à un contrôle légal assez pointilleux. D’autres modèles tentent de valoriser une logique de qualité de la vie, plutôt qu’une augmentation perpétuelle de la consommation et du temps de travail. Le temps devient la valeur centrale que l’on tente de préserver de toute valeur marchande. Enfin, il faut aussi compter sur un certain ascétisme matérialiste ; mais que pèse ce discours face à un hédonisme qui ne se conçoit - même chez certains philosophes très critiques sur notre société (Michel Onfray) - qu’à travers la jouissance sans retenue des biens matériels.
Difficile dans ces conditions incertaines de notre état social (place de chacun dans la société, mais surtout construction de l’estime de soi) de ne pas succomber aux sirènes de la consommation… Si nous sommes bien dans un " monde fragile et incertain " [12], l’acte de consommation combat ce sentiment, en ancrant l’individu dans des repères matérialistes, ce qui lui confère une certaine estime de soi. Mécanisme pervers, car il est aussi à l’origine de ce perpétuel sentiment de frustration, qui oblige l’individu à une fuite en avant, dans l’improbable espoir de satisfaire son besoin de posséder.
Et pourtant, on le sait : considérer le rapport à la consommation en fonction de " vrais et faux " besoins est un échec (Herbert Marcuse va pourtant s’y essayer, avec talent). Une approche psychanalytique amène à jeter un regard pessimiste sur les chances de succès de ces tentatives : le refoulement risque en effet de prendre la relève des désirs conscients introduisant par là une tension qui nuira à la satisfaction de l’individu [13]. De même, il ne faut jamais sous-estimer la dimension infantilisante de l’acte d’achat, avec l’éphémère sentiment d’estime de soi qu’il crée [14]. L’essentiel, en matière de consommation, se situe ailleurs. Baudrillard nous a livré l’une des clés essentielles [15] : ce qui se joue dans l’acte d’achat, c’est bien plus que la possession matérielle d’un objet, aussi signifiant soit-il dans les relations sociales, que de manipuler le désir et de le satisfaire ; or, précise-t-il, le désir humain est sans limite… Désormais, il faut s’interroger sur la construction de ce désir, qui se situe au carrefour de dimensions psychologiques (institution de rapports de domination), sociologiques (déstabilisation des structures sociales, des liens communautaires…), institutionnelles (l’Etat au service de cette politique de la croissance, animée par la consommation) géopolitiques (déséquilibres des rapports nord-sud…) et bien sûr environnementales (épuisement des ressources naturelles…). Construire une vision " alternative " de la consommation, sans même savoir si l’on peut désobéir à cette injonction, c’est essayer de dénouer ce nœud de relations, tout en préservant l’autonomie de l’individu.
[1] Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, 1995
[2] voir " La folie automobile de la "société de consommation" ", in René Dumont, Un monde intolérable. Le libéralisme en question. Paris, 1988, p 62
[3] entretiens avec Claudine Haroche, Fayard, 2001
[4] Bernard Kalaora, Le Musée Vert, L’Harmattan, 1987
[5] Robert K.Merton, Structure sociale, anomie et déviance, repris in Eléments de théorie et de méthode sociologique, Plon, 1965 (1939), p 167-191
[6] voir Libérer l’Avenir, Seuil, 1971
[7] L’économie hydrogène, La Découverte, 2002
[8] PNUD, Rapport mondial sur le développement humain, Economica, 1998
[9] La consommation " engagée " - Mode passagère ou nouvelle tendance de la consommation ? http://www.industrie.gouv.fr/biblioth/docu/4pages/pdf/4p170.pdf.
[10] Hussein Mahmoud, Versant Sud de la liberté, La Découverte, 1989, p 133-134
[11] comme le système wi-fi, voir http://nord-internet-solidaire.org
[12] Philippe Corcuff, La société de verre, Armand Colin, 2002
[13] Edwin Zaccaï, L’éthique selon Freud, TFE Lic. en Philosophie, Université Libre de Bruxelles, 1989
[14] Dominique Quessada, La société de consommation de soi, Verticales, Sciences Humaines, 1999
[15] Jean Baudrillard, La société de consommation, ses mythes, ses structures, Gallimard, collection Folio, 1970