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Produire, consommer... Vivre autrement. pour une société écologique : un bilan... et des questions

juin 2003, par Dominique Allan Michaud

L’un a pour titre : Pour une économie alternative et solidaire ; l’autre : Les citoyens peuvent-ils changer l’économie ?. Ce sont deux livres récents qui relancent la vieille aspiration à un monde "autre". Les idées écolo-alternatives agitées à partir de Mai 1968, actualisant des idées du XIXe siècle, continuent de susciter de l’intérêt et une espérance. Dominique Allan Michaud, chercheur au Centre BioGéo (UMR CNRS-ENS), spécialiste de l’écologisme et auteur de "L’avenir de la société alternative", propose une analyse entre bilan et prospective.

Consommer autrement, c’est un volet d’un projet qui en comprend d’autres : produire autrement, voter autrement. Il fait appel à l’action des femmes et des hommes réunis en société. Il leur demande d’agir comme producteurs, comme consommateurs, comme électeurs.

Ce projet, c’est : vivre autrement, ensemble, dans la convivialité. Quelle est la meilleure façon d’y arriver ? Et quel type de société cela désigne-t-il ?

Produire autrement

Une tendance des plus notables a consisté en des tentatives de création d’entreprises de petite taille à visée socio-écolo-économique. C’était pour produire autre chose, autrement. Des militants issus de Mai 1968, contestataires de la société de consommation, et plus précisément de la société productiviste - notamment quand ils appartenaient à la mouvance écologiste -, ont voulu faire de micro-structures des révolutions minuscules dessinant une alternative économique pour une société d’autonomie, de moindre aliénation. L’action sur l’offre a été accompagnée d’une action sur la demande grâce à des opérations d’achats collectifs de produits de l’agriculture biologique, plus rarement de matériels fonctionnant à l’énergie solaire.

Les entreprises voulues alternatives allaient-elles contribuer à la relance de l’économie traditionnelle, par recréation d’un tissu artisanal, commercial, largement troué dans les années 1960 pendant lesquelles le petit producteur fut fort dissuadé (en particulier fiscalement) ? Ou bien y aurait-il dans ces pratiques préfiguration d’un nouveau mouvement social, d’un projet idéologique, parturition d’un type différent de société ? Le discours s’est attaché à la deuxième hypothèse. Changer la vie, ici et maintenant, vivre autrement. Autant dire : ne plus attendre Le Grand Soir de la révolution violente, mais fomenter les petites révolutions pacifiques du Small is beautiful. Vivre autrement, ce serait donner corps à l’idéal pour une génération de militants de la seconde moitié du XXe siècle. L’alternative aura été un mot-clef de cette nouvelle génération de militants, décidés à rompre avec la mythologie du mouvement ouvrier pour faire la révolution autrement. Au risque de ne la faire jamais. Mais ce risque-là ne se trouvait-il pas aussi du côté d’une certaine ossification de la légende des gauches ?

Images du passé, visions du futur

Vivre autrement, c’était un beau programme. N’était-il pas plus clair, dans. sa simplicité, que l’appel à une Alternative ? L’expression faisait se retrouver un certain nombre de militants de courants issus de Mai 1968, pour des pratiques micro-économiques à motivation sociale concrétisant des idées diffusées par le discours écologique. Ces pratiques étaient souvent situées sur le terrain de l’environnement/écologisme, entre des images du passé et des visions du futur, du traditionalisme au modernisme : agriculture naturelle, alimentation saine, énergies nouvelles, techniques douces, comme s’il s’agissait de faire passer de la nostalgie à la prospective. Elles avaient pour but de démontrer la possibilité de faire fonctionner une autre société, reposant moins sur l’étatisme et la compétition que sur l’initiative personnelle et la coopération.

Les thèmes porteurs étaient ceux de la relance d’une micro-économie locale, en rapport souvent avec la volonté de mettre en évidence les virtualités des énergies renouvelables, contre l’apparente victoire de l’énergie nucléaire. Né dans l’opposition à l’Etat et dans une contestation du productivisme, cette production pour la production, le mouvement écologique était antiautoritaire et antihiérarchique, opposé à la technocratie, partisan de la décentralisation la plus large des responsabilités : pouvait-il n’être pas passionné par ces expériences socio-économiques ? C’était après le catastrophisme initial face à la menace de crise écologique, l’essoufflement du mouvement antinucléaire, et des apparitions parfois difficiles sur le terrain politique, étant donné les conditions françaises des années 1970 (système électoral majoritaire, absence de financement public des partis politiques). C’était un moyen pour l’écologisme de déboucher sur une démonstration optimiste, concrétisant la volonté, pour des groupes ou des militants du mouvement écologique, d’être un acteur positif du changement social. Il y a eu un certain nombre de pratiques - il y en a encore - visant à changer tout de suite des modes de vie et à préparer par une sorte d’imprégnation culturelle des changements d’une autre ampleur. Prenons un de ces thèmes porteurs du nouveau départ. Contre le froid et dur nucléaire, le chaud et doux solaire était une image facile à développer sym­boliquement, mais plus difficile économiquement à cause des investissements nécessaires. Les militants n’ont guère pu aller au-delà de la promotion pour une production surtout artisanale, certains faisant le choix de l’autoconstruction de leur maison solaire, alliant de façon exemplaire l’intérêt personnel et l’intérêt collectif de la démonstration. Il y aura d’autres initiatives, nombre d’entre elles concernant la récupération et le recyclage du papier, la production et la commercialisation de produits de l’agriculture biologique. Il y aura d’autres thèmes, d’autres actions, d’autres efforts, toute une vie micro-économique voulue alternative.

Un bilan quantitatif

Une confrontation d’estimations donne ce bilan quantitatif des expériences post-soixante-huitardes, estimations des années 1980 : celles-là même qui ont pu paraître les années royales de l’Alternative. C’est une fourchette de 1000 à 10 000 structures micro-socio-économiques pour la France, dues au militantisme post-soixante-huitard, notamment dans l’écologisme mais au-delà du mouvement écologique. S’agissant d’activités dont thèmes et animateurs renvoient plus particulièrement à l’écologisme, nous avons proposé ces chiffres : quelque 750 exploitations de l’agriculture biologique relevant du néo-ruralisme sur un total de 3000 agrobiologistes, 300 coopératives et groupements d’achats de consommateurs, souvent liés à des groupes locaux de l’écologisme, une centaine de fabricants de capteurs-chauffe-eau fonctionnant à l’énergie solaire, une centaine d’associations de promotion des énergies nouvelles - plus des exemples d’autoconstruction de maisons voulues autonomes, entre une vingtaine et une centaine. Bilan dérisoire pour un discours censé avoir pénétré profondément la société ? On serait tenté de le dire.

Le succès du mot Alternative en aurait-il été affecté ? A la fin des années 1980, il sera proposé de parler plutôt d’économie appropriée, mais c’est le mot solidaire qui finalement sera jugé plus séduisant... Il ne chassera pas pour autant le premier, et d’autres s’y ajouteront parfois comme pour mieux cerner cette idée vague : une économie "solidaire, alternative, citoyenne, responsable, bref, " différente "", appel étant même fait aux guillemets... mais il s’agit moins de cerner l’idée que de la diluer dans un ensemble plus vaste. S’agissant d’entreprises "éco-alternatives", un moindre intérêt dans la dernière décennie du XXe siècle, y compris de la part des chercheurs, fait qu’il n’y a pas d’éléments comparables qui soient disponibles pour un bilan. La connaissance d’un certain nombre de défaillances et de créations nouvelles fait penser toutefois qu’au mieux il y aurait maintien d’une partie de ces activités - mais l’hypothèse la plus plausible va dans le sens d’une stagnation et même d’une régression, spécialement des initiatives les plus engagées.

Un bilan qualitatif

Idée vague, disions-nous. Pour préciser, il faudrait reprendre les conclusions de certains de nos travaux engagés en 1974 ; pour ceux qui voudraient disposer de synthèses, d’une vision internationale de la "scène" alternative, d’une analyse comparative du mouvement ouvrier au XIXe siècle et du mouvement écologique au XXe siècle par rapport aux expériences socio-économiques, sans oublier le point de vue évolutif de l’écologisme sur l’économie, il faut renvoyer à notre essai sur L’Avenir de la société alternative (Ed. L’Harmattan). Bornons-nous à rappeler qu’est apparue l’inconnaissance de la société "alternative" ou "écologique" souhaitée : son mode de fonctionnement comme la façon de la mettre en place ne sauraient se déduire de vœux pieux suggérés par les critiques adressées à la société existante.
Bornons-nous ici à avancer quelques remarques dessinant un bilan autour de la question : des initiatives micro-économiques peuvent-elles provoquer des fractures significatives dans l’univers de la macroéconomie ?

En positif :

– L’expérience a une valeur en soi comme tentative de faire vivre des idées sur le terrain, de "confronter le discours à une réalité" (Silence, novembre 1998). C’est la révélation d’une attente, l’expression d’un espoir, la concrétisation - même limitée - d’un rêve qui marque les esprits - et la société.

En négatif :

– Les contradictions ne manquent pas entre la logique (d’action) sociale et la logique (d’activité) économique, entre la logique commerciale et la logique politique.
– L’appel à l’initiative personnelle et à la coopération dissimule souvent un appel à l’Etat pour des subventions, à l’auto-exploitation pour le travail (même si la modestie des moyens d’existence peut être compensée en partie par des avantages en nature).
– Le discours écolo-alternatif a été utilisé par la puissance publique pour tenter de développer une économie interstitielle (dans la première moitié des années 1980).
– La démonstration d’un socialisme au XIXe siècle, la construction d’un modèle de société, ce fut possible grâce au poids de certaines expériences. Celles du XXe siècle n’arrivent jamais à la taille nécessaire pour modéliser une vision "alternative", qui ne relève pas toujours de l’écologisme, en étant d’ailleurs généralement plus qu’imprécise du point de vue social.
Ces éléments de bilan ne paraissent guère encourageants ? Il convient d’ajouter que même si le mouvement coopératif a constitué l’apport d’une démonstration à la cause ouvrière, au XIXe siècle, il n’aura pu survivre, plus ou moins bien, qu’en s’intégrant au système dominant, le capitalisme privé ici, le capitalisme d’Etat là. Comment une mouvance alternative incommensurablement plus faible que ne le fut le mouvement coopératif de production et de consommation, et n’ayant pas encore réussi à s’organiser comme celui-ci, pourrait-elle faire mieux ? A la question : s’agit-il de moyens de faire fonctionner une autre société ou de moyens de faire fonctionner autrement la même société, la réponse ne suscite guère d’hésitations.

Même s’il ne s’agissait que d’améliorer la société telle qu’elle est, l’espé­rance demeurerait d’une socialité à réinventer : le discours écolo-alternatif a maintenu ouverte une voie. Du côté de certaines structures d’accompagnement de projets dits alternatifs, l’optimisme prévaut, tout en alternant avec la déconvenue, par exemple dans l’ouvrage Pour une économie alternative et solidaire (Ed. L’Harmattan, 2001). Il prévaut au point que c’est le préfacier Denis Clerc qui mentionne un "paradoxe", puis un autre, et un "dilemme", "que les auteurs du livre, curieusement, semblent éviter comme la peste". Il est question là des problèmes de taille pour les expériences, et de "tri" par l’épreuve du marché"... L’interrogation sur L’Avenir de la société alernative renvoie à de vieilles questions, à des réponses plus ou moins oubliées, à des leçons historiques trop souvent perdues pour ceux qui prétendent agir dans l’histoire.

Consommer autrement

Voter autrement, produire autrement, consommer autrement. Pour avoir raconté l’histoire de l’écologisme, du mouvement écologique au parti des Verts, étudié les idées, les groupes et les pratiques, nous savons qu’il y a eu va-et-vient entre plusieurs moyens de militer autrement, selon les individus et les appartenances, en fonction des désirs et au gré des circonstances. Deux extrêmes en auront été l’association de citoyens et la régulation administrative, de la contestation à la cogestion politique. La question de la consommation aura été au cœur du mouvement : une origine de l’écologisme est dans le bain idéologique constitué dans les années 1960 autour de l’idée que la société de consommation n’est pas la société des consommateurs, mais leur est imposée par une société de production. Le mouvement en est venu à utiliser le mode d’action privilégié du consumérisme à l’anglo-saxonne, le boycottage, étendu aux produits et aux sociétés ayant eu un impact jugé néfaste sur l’environnement. C’était à la charnière des années 1970 et des années 1980, période de jonction avec la face la plus "moderniste" du mouvement de défense des consommateurs (parmi plusieurs sortes de jonctions avec différentes sortes d’associations : voir notre rapport de 1982, Consumérisme et écologisme).

Le client n’est plus le "Roi" de la théorie économique libérale classique, dans l’optique d’un éco-consumérisme, mais un sujet de la société de production. D’où l’idée d’un rééquilibrage, qui réapparaît vers le milieu des années 1990 et se développe au début des années 2000 : c’est ainsi que, réunis dans le collectif "Engagements citoyens dans l’économie", des groupements associatifs proposent aux consommateurs des "alternatives" qui sont des "produits" : "produits issus du commerce équitable, produits éthiques, placements d’épargne solidaire, épargne socialement responsable". Un colloque et un livre posent la question : Les citoyens peuvent-ils changer l’économie (Ed. Charles Léopold Mayer, 2003). Là encore se posent les questions relatives à la taille, au marché, et au sens : "changer l’économie" ou "changer d’économie" (Henri Rouillé d’Orfeuil) ? S’agissant d’un militantisme réagissant à des aspects ou à des excès du libéralisme, le consommateur-citoyen, invité à privilégier des produits favorisant "le respect de l’humain et de son environnement", pourrait se voir incité à devenir le consommateur-Roi d’un libéralisme idéal.