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Bio : consommateurs, sauvons-nous nous-mêmes ?

juin 2003, par Ludovic Arberet

Ludovic Arberet, professeur en lycée agricole, nous livre ici une analyse sans complaisance de la consommation Bio. Prise entre un consumérisme du "sain", un citoyennisme de la "qualité" et les pratiques monopolistiques des industriels et de la grande distribution, la filière Bio doit pour lui clarifier son pacte avec une agriculture alternative, défendre des circuits courts…bref prolonger l’esprit des pionniers du Bio en créant du sens et du lien.

Nul magazine traitant de l’alimentation ne peut désormais être considéré comme complet s’il ne comporte son passage obligé sur les signes officiels d’identification de qualité et d’origine et plus particulièrement sur le "bio". Cette reconnaissance tardive suscite toutefois une interrogation persistante : "le bio est-il vraiment sain ? ", une question prétendument sacrilège, posée de manière récurrente depuis 1999. La réponse apportée : "plutôt", semble assez honnête mais la justification sous-jacente reste floue. L’intérêt porté à la question de l’impact sanitaire de l’alimentation biologique est-il révélateur des motivations réelles des consommateurs ? Cette approche ne biaise-t-elle pas les enjeux liés à l’émergence d’une alternative agricole crédible ? Permet-elle d’aborder les principaux problèmes liés au devenir de l’agriculture biologique française à la veille d’une nouvelle réforme de la Politique Agricole Commune, ou fausse-t-elle le débat ?

Quelle demande sociale pour l’agriculture biologique ?

Grâce à l’enquête INCA réalisée en 2001 et aux travaux d’économistes de l’INRA, il paraît désormais possible d’esquisser une description du consommateur "bio", afin de s’éloigner des stéréotypes "néo-rural ariégeois" ou des "gastrolastress".

Une étude GRET/INRA "Le comportement des consommateurs bio à la loupe" [1], a été publiée dans la revue "Du sol à la table". Il est montré qu’une grande majorité d’entre eux sont "des consommateurs de produits de l’agriculture conventionnelle qui achètent quelques produits biologiques" (Sylvander, Persillet, François, 2002). Il s’agit de consommateurs occasionnels représentant un tiers de la population (AFSSA, 2003). Cette proportion est fort proche du taux de 41% de français connaissant le label AB (CSA-Printemps Bio, 2001). Les consommateurs reconvertis dans l’alimentation bio (plus de 6 produits biologiques différents par semaine), souvent des anciens (plus de cinq ans d’achats de produits biologiques) fréquentent surtout les boutiques spécialisées et les marchés. Ils représentent seulement 6% de la population (AFSSA, 2003). L’apparition d’une nouvelle clientèle se méfiant des produits conventionnels (effet dû aux crises alimentaires des années 90) et susceptible de se fidéliser dans la filière pose aussi le problème de la diversité de l’offre dans les moyennes et grandes surfaces.

L’engouement pour les produits sains (et aussi "authentiques", "naturels") des nouveaux acheteurs du "bio" laisse supposer qu’une partie du succès "bio" provient d’un malentendu. Il est avéré qu’une confusion est née entre diététique et bio : l’apparition de produits issus de ce mariage malheureux, comme les tisanes ou les aliments complémentaires, semble donner raison à ceux qui voient dans ces clients des citadins "bobo". Il faut toutefois modérer ces propos : A. Ouedraogo avait montré en enquêtant à Paris et dans l’Hérault auprès des consommateurs en magasins spécialisés que la protection de l’environnement était la deuxième raison d’achat après "la recherche de produits sains". La préoccupation de la clientèle pour la santé était un leitmotiv des pionniers du "bio", le rôle clef de l’alimentation ayant déjà été reconnu par ces précurseurs. Les crises alimentaires successives de la fin de siècle n’ont fait qu’accentuer "la défiance croissante des consommateurs à l’égard des produits issus de l’agriculture et de l’élevage conventionnels" (Ouedraogo, 1999). Toutefois, le "bio" ne représente toujours qu’une faible proportion du marché alimentaire et les conceptions socio-politiques "éthiques" de ses fidèles n’intéressent pas ou peu les consommateurs. Le mode de production traditionnel comme le mode de distribution importent finalement assez peu, preuve s’il en est de la faible lisibilité militante des agrobiologistes auprès d’une majorité de leur clientèle.

Le nouveau visage de l’agriculture biologique

Tous les agriculteurs bio conséquents le rappellent : l’agriculture biologique est un concept global qui ne peut être résumé en un cahier des charges si exhaustif soit-il. La création d’une Charte de l’Agriculture Biologique, par exemple, n’est pas due à une volonté de protectionnisme franchouillarde, mais correspond bien à une différence de vue sur le devenir de l’agriculture biologique européenne. Une différence majeure entre le label AB et son homologue européen est due au nivellement pour les productions animales du cahier des charges afin de faciliter l’accès de nombreux agriculteurs conventionnels au "bio", l’intention initiale étant de remonter le niveau d’exigence progressivement. Un grand nombre d’agrobiologistes hexagonaux ont vu là une attaque des industriels et des politiciens sur l’esprit "bio".

Le positionnement de l’association Nature & Progrès est révélateur de cette méfiance de nombreux "opérateurs" envers les dispositifs d’accès payant au logo AB, ils ne veulent pas servir de faire-valoir au "complexe bio-industriel", seul capable d’après eux de payer ces taxes supplémentaires. Les organismes certificateurs ne sont pas non plus épargnés par la fronde, le coût deviendrait de plus en plus prohibitif pour de nombreux agriculteurs et entreprises. Si plusieurs affirment leur volonté d’abandonner le label AB pour revenir aux labels d’initiés, plus contraignants encore (Nature & Progrès, Demeter…), d’autres se tournent vers la certification européenne BIO, d’accès gratuit. Son avantage essentiel est la simplification des démarches permettant une meilleure gestion des produits composites (dont tout ou partie des ingrédients proviennent de pays partenaires), son inconvénient reste la faible notoriété du label auprès des consommateurs et sa crédibilité moindre auprès des producteurs et industriels français. Des entreprises comme Rapunzel (géant du bio équitable) ou Arcadie ont posé le problème de la démarche isolationniste du logo AB : il faut rappeler que l’étiquetage AB n’est pas obligatoire, la présence du logo européen BIO prouvant la commerciabilité du produit en France. La forte présence dans les étalages laisse néanmoins songeur, le "bio" semble pour ces groupes une niche économique comme les autres.

Aujourd’hui, l’agriculture biologique est au milieu du gué. Entre ses pratiques locales (ventes à la ferme et au marché), ses premières dérives commerciales (les magasins spécialisés) et l’industrie, la structuration des filières "bio" pose problème. Il devient difficile dans le contexte actuel de défendre les filières courtes à tout prix, et les mécanismes commerciaux (les sacro-saintes lois du Marché) qui ont conduit les grands groupes de distribution à unir leurs forces pour fonder des super-centrales d’achat capables de négocier avec les industriels les plus importants et écraser les plus petites entreprises, menacent la filière biologique. Cette omniprésence des centrales d’achat sur le marché de l’alimentation a, sous couvert de modernisation, de rationalisation des filières et de baisse des prix profitables aux consommateurs, fait péricliter l’artisanat, la vente directe et les circuits courts conventionnels. La supercherie des « bas prix » a permis à ces groupes de maintenir une pression forte sur les producteurs gênant les discussions sur des projets de rémunération alternatifs (quotas de production, prix différenciés,…). Il est fort probable que leur action nuise aux prix pratiqués en "bio", rappelons par exemple que le prix du lait biologique suit les évolutions et l’indexation du lait conventionnel. Un conflit s’est déjà engagé l’année passée en Aquitaine, portant sur les prises de décision à l’intérieur de la structure interprofessionnelle régionale AIB, qui a provoqué son éclatement. L’affrontement était en partie dû à une opposition de lignes stratégiques entre les acteurs conventionnels jouant aux "bio" et les associatifs. La manne financière en jeu représentait quand même la coquette somme de 760 000 euros.

La récupération du label AB par la grande distribution peut aussi être accompagnée d’une confrontation avec d’autres gages de qualité. Or, le mot "qualité" n’est nullement une preuve de "haute" qualité ou de "spécificité" du produit (comme la bio) : il est fort aisé d’imaginer des volailles nourries avec des granulés bio produits aux côtés d’un atelier de porcs hors-sol afin de compléter les revenus dégagés par une exploitation "agricole raisonnée". Il s’agit plutôt d’un nouveau paradigme désignant une modification des relations entre conception, production et suivi des marchés.

De l’agriculture productiviste à l’agriculture raisonnée

Concrètement, le 8 janvier 2002, le Référentiel national de l’Agriculture Raisonnée était adopté. Un an plus tard, Hervé Gaymard, Ministre de l’Agriculture annonçait lors des Rencontres du FARRE (Forum de l’Agriculture Raisonnée Respectueuse de l’Environnement) la création de la Commission Nationale de l’Agriculture Raisonnée et de la qualification des exploitations (CNARQE). Celle-ci est chargée d’élaborer un guide "d’interprétation" du référentiel de l’agriculture raisonnée, de valider les organismes certificateurs et de mettre en place des Comités Régionaux, décentralisation oblige. Il valide ainsi l’initiative de cette succursale de la FNSEA dont l’ambition est de devenir le standard agricole de demain. Le refus de la part de nombreux groupes, associations et syndicats de reconnaître l’agriculture raisonnée est légitime : la Confédération Paysanne (CP) a rapidement dénoncé la supercherie qualifiant l’agriculture raisonnée de "poudre aux yeux" et de "vision minimaliste et partielle de l’agriculture. De plus, la CP semble avoir déjà été échaudée par une affaire similaire : des éleveurs auraient été contraints de s’engager dans des démarches de BPA afin de pouvoir toucher des primes.

Le choix même de l’adjectif "raisonné" laisse songeur. Oser prétendre que la majorité des polyculteurs-éleveurs qui ont succombé ces quarante dernières années ne raisonnaient pas leurs pratiques est une insulte adressée aux derniers paysans. Connaître chaque bête de son troupeau par son nom, pratiquer l’agriculture de groupe, mettre en place les méthodes Voisin, Pochon, ceci n’est absolument pas "raisonné" ? De plus, ce terme signifierait-il que la profession, sous la pression des firmes agrochimiques notamment, a décidé de devenir raisonnable et de revenir à des pratiques agricoles, environnementales et sociales responsables ? Rien n’est moins sûr.

La multiplication des labels nuit-elle à l’agriculture biologique ?

L’intrusion d’une nouvelle agriculture dans le paysage signifiera-t-elle l’apparition de nouvelles étiquettes dans les étals ? La FNAB (syndicat professionnel représentant les agriculteurs bio) s’oppose vigoureusement à la création d’un nouveau signe officiel de qualité. Pourtant, la plus inquiétante mission du CNARQE consisterait à négocier avec l’Union Européenne l’autorisation d’étiquetage des produits issus de "l’agriculture raisonnée". Ceci ajouterait assurément à la confusion régnant dans l’esprit des consommateurs. Il paraît nécessaire de rappeler qu’il existe de nombreux sigles officiels d’identification de la qualité et de l’origine (AOC, IGP, Label Rouge, Certification de Conformité du Produit, Attestation spécificité, AB…) définis selon des approches territoriale, de qualité ou de mode de production. De nombreux symboles fleurissent aussi sur les étiquettes (Saveur de l’année, Viande Bovine Française) sans que cela présente une réelle signification.

Cette stratégie compréhensible de la part d’une partie de l’interprofession "bio" peut conduire à des conflits avec les conventionnels, qui ressentent l’apparition d’une autre étiquette comme une dévalorisation de leur travail. Néanmoins, il est difficile de préconiser des solutions autres qu’une meilleure communication sur les spécificités véritables de l’agriculture biologique : engagement anti-productiviste, diversité des espèces et variétés cultivées, volonté de consommer localement et équitablement.

Quelles autres réponses peut-on apporter ?

"Il ne s’agit pas de réduire la lutte contre l’agrochimie à l’agriculture "bio" : dépolluée de sa mythologie et de ses escrocs au produit naturel, elle serait tout au plus l’avant-garde qui ouvre les voies au gros de la troupe." Bernard Charbonneau

Il est facile de gloser pour de nombreux militants sur les contempteurs de la malbouffe, consommateurs de produits biologiques et/ou issus du commerce équitable. Selon eux, l’alimentation moderne serait à deux vitesses, d’une part des "petit bourgeois" pouvant se permettre de manger bio, de l’autre les pauvres se contentant d’une alimentation "au rabais".

Il est assuré que le surcoût lié à une conversion alimentaire en "bio" n’est pas négligeable et peut de prime abord décourager les ménages les moins aisés. Il est toutefois postulé que manger bio facilite une prise de conscience alimentaire et par conséquent une non-augmentation du budget alimentaire. Cette affirmation prête à sourire lorsqu’on discute avec des producteurs agrobiologiques comparant leurs prix de vente locaux à ceux pratiqués dans certains magasins [2]. En raisonnant ainsi, on oublie toutefois que pour de nombreux produits une part du surcoût revient aux chaînes de transformation et de distribution (volumes transformés insuffisants, séparation des filières…), par conséquent des économies peuvent être réalisées en les raccourcissant. Dans des termes économiquement corrects, il serait possible de rapprocher le producteur du consommateur et renouer ainsi avec l’éthique biologique. Mais cet argument est lui aussi discutable, le déséquilibre territorial a atteint un tel niveau qu’il paraît difficile de trouver des produits sains et locaux dans les zones urbaines (pour exemple, les produits issus des jardins ouvriers s’ils ne sont pas contaminés par les pratiques désastreuses de jardiniers du dimanche le seront irrémédiablement par les pollutions urbaines).

D’autres militants favorables à l’agriculture biologique voudraient qu’à l’ "obligation de moyens" définie par le cahier des charges AB soit couplée une "obligation de résultats". Les tenants de la doctrine consumériste pourraient ainsi communiquer sur l’impact favorable de l’alimentation bio sur la santé (allégation pour le moment strictement interdite à la communication et difficile à prouver). Ceci déciderait assurément les consom’acteurs, et mettrait en échec les partisans du complexe agrochimico-industriel

Si sortir de l’économie de production de masse et de son productivisme (apparu officiellement lors de la LOA du 5/08/1960) est un beau pari, se contenter d’une prolongation de la société de consommation dans une ère d’économie de qualité (définie par sa composante essentielle la traçabilité) est difficile à accepter. La dépendance totale instaurée par des démarches certificatives systématiques pour toute forme d’agriculture, la surenchère d’une partie des professionnels bio laisse un goût amer en bouche. Il nous faudrait renoncer aux utopies autogestionnaires, aux produits non standardisés, et accepter la voie de "l’agriculture marchande et ménagère", de la surlabellisation et du recours à un prétendu Etat citoyen qui garantirait l’indépendance des organismes certificateurs et la crédibilité de leur contrôle industriel. Avenir verdi mais peu enthousiasmant… Malheureusement les affinités entretenues par la plupart des agrobiologistes avec la gauche écologiste (et plus particulièrement en France avec les Verts et la Confédération Paysanne) les prédisposent à un citoyennisme responsable qui pourrait leur faire accepter cette voie "intermédiaire" : une "agriculture paysanne" qui les feraient bénéficier d’un découplage partiel des aides, qui leur permettrait de subsister, d’entretenir les paysages et leur laisserait de temps en temps l’opportunité de venir arracher symboliquement quelques plants d’OGM. A l’heure actuelle, cette dérive ne semble pas irrémédiable, la dénonciation de la doctrine mondialo-écologiste par l’économiste agricole Jacques Berthelot a permis de mieux distinguer les partisans de ce nouvel hybride (Solagral, Oxfam, Verts allemands et italiens) : une contre-fraction sera-t-elle élaborée ?

A long terme, la prise de conscience écologique définitivement déclenchée ces dernières années par les actions de destruction d’OGM et les divers scandales alimentaires a nuit au productivisme ouvriériste, elle doit désormais être traduite en termes clairs c’est à dire la destruction de l’économie marchande, cette hydre de Lerne contemporaine (Economie, Techno-science…). Il ne s’agit plus d’opposer au consommatisme (hérité des années folles) un consumérisme citoyen (ou une quelconque autre idéologie), le combat pour la réappropriation de nos autonomies individuelles et collectives reste à livrer, les pionniers de l’agriculture biologique ont su en résistant au productivisme triomphant conserver des éléments de réponse, à nous d’apporter le complément.


[1Cette étude a été réalisée en 2001 sur 900 consommateurs de produit biologiques franciliens et ligériens dans le cadre du programme AQS (Aliment Qualité Sécurité) sur la prospective des marchés des produits biologiques.

[2L’image du bio-produit de luxe provient sans doute des excès de ces quelques revendeurs peu scrupuleux, là aussi la confiance instaurée entre l’acheteur et le dernier maillon de la filière ne doit pas être un vain mot.

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