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60 ans de sécu, ou presque

Entretien avec Gaston Robert

dimanche 11 juillet 2004

Gaston Robert est l’un des premiers administrateurs de la Sécurité Sociale telle qu’elle a été conçue au lendemain de la guerre. Dans un entretien au coin du feu avec son petit fils-trésorier d’Ecorev’, il revient sur le contexte dans lequel s’est bâti la vénérable institution, et sur les conditions de sa pérennité.

EcoRev’

 : Tu fais partie de ceux et celles qui ont vu naître et grandir la sécurité sociale telle qu’on la connaît aujourd’hui. Pourquoi s’investir dans ce mouvement au sortir de la seconde guerre mondiale ?

Gaston Robert

 : Après la Libération, on se trouve dans une ambiance collective solidaire, conséquence de tout ce qui a été vécu pendant la guerre. Le contexte et la situation économique sont évidemment difficiles. On s’est alors dirigé vers l’émergence de grandes sociétés nationales d’intérêt public (EDF, les télécom) et de la sécurité sociale, dans une logique d’ensemble. Personnellement je revenais de la guerre, j’avais été mobilisé six ans durant, et j’avais absolument besoin de m’immerger dans un milieu civil. J’ai tout de suite été intéressé par cette nouvelle demande et j’ai franchi le pas après mon mariage en 1946.

Comment les choses se sont-elles concrètement mises en place ?

Il existait avant la guerre des structures de couverture sociale : assurances sociales et mutuelles, principalement les mutuelles chirurgicales car les frais d’opération étaient très élevés. Bien sûr il fallait cotiser. Je me souviens qu’à l’âge de 12 ans, mon grand-père cotisait à une société de secours mutuel. Toutes les quinzaines, j’allais avec lui payer la cotisation en espèces. Il y avait déjà une culture et une base pour la réflexion sur le développement de la sécurité sociale. L’idée de sa création a été le fruit de la réflexion de quelques uns. Les choses ont démarré petit à petit. En 1947, lorsqu’une caisse régionale a été créée en Limousin-Poitou-Charentes à côté de la caisse primaire et de la caisse départementale, il y avait vingt personnes travaillant dans sept départements. Il y en a huit cent maintenant.

Y avait-il un consensus sur cette mise en en place ou bien y avait il déjà des débats sur les droits que devait garantir cette sécurité sociale et les conditions pour les assurer ?

Il y avait vraiment un consensus. Les conseils d’administration mis en place à l’époque, élus au suffrage universel des salariés, comprenaient des élus syndicaux, chez nous la CGT et la CFTC, des représentants patronaux - il y avait alors trois organisations patronales - , avec pour mission de mettre administrativement sur pied les principes de sécurité sociale. On a créé et géré cette administration à côté de la caisse nationale et des caisses départementales.

Le système a évolué très progressivement avec les besoins, à côté du développement des structures médicales. Les différentes structures se sont organisées dans la ville sans liaison entre elles. Aussi, au bout d’une dizaine d’années, on a éprouvé le besoin de construire un immeuble de sécurité sociale. Les mutuelles, elles, ont réellement démarré au moment des ordonnances de 1967, à la création du ticket modérateur. De chirurgicales, elles sont devenues médicales, prenant en charge les compléments de remboursement.

Il n’y a donc pas eu de rupture profonde dans le fonctionnement de la sécurité sociale à mesure qu’elle se développait, que les besoins de santé et la médecine évoluaient avec la société ?

Il n’y a pas eu de moment de rupture mais plutôt des crises qui ont rythmé les évolutions. Par exemple, de 1947 à 1967 les structures se sont développés doucement. On s’est trouvé en 1967 avec des problèmes de gestion interne et de financement, liés à la taille de l’institution, qui ont débouché sur les ordonnances que j’évoquais précédemment.

On dit parfois que la sécurité sociale était en crise structurelle dès le départ.

Ce n’est pas tout à fait vrai. La gestion de la sécurité sociale est soumise à la situation économique nationale. Quand elle est bonne, l’équilibre financier se fait, et il y a déséquilibre en période de crise. Le budget de la sécu est fait uniquement de cotisations, donc moins il y a de cotisants, plus les choses deviennent difficiles. Et on n’a jamais voulu que les recettes proviennent du budget de l’Etat.

C’est même l’inverse qui s’est parfois produit puisqu à plusieurs reprises l’Etat a ponctionné le budget de la sécu pour ses propres besoins. Il faut conserver à la sécu sont statut d’ "entreprise", c’est à dire celui d’un organisme avec des fournisseurs et des clients. Des fournisseurs, les professions de santé, qui ont largement bénéficié de sa croissance mais dont on doit exiger la meilleure qualité au meilleure prix - les dérives sont criantes - ; et des clients, les bénéficiaires, qui sont dotés d’une carte qu’ils utilisent trop souvent comme une carte bancaire et avec un certain laxisme. Dans ce système souvent perturbé par les variations de dépenses d’engagement et l’activité économique, il faudrait un courage politique que l’on ne semble pas avoir, en faisant jouer la solidarité en cas de crise exceptionnelle. Du coup, l’engagement d’assurer la santé pour tous et l’égalité des soins semble compromis. Il n’y a pas de vision globale portée par une volonté politique.

La crise actuelle ne vient-elle pas aussi que les besoins, la demande ont changé ? Même si beaucoup sont encore aujourd’hui en situation de détresse sociale, l’état sanitaire a considérablement progressé. On assiste à l’émergence d’une demande d’un droit à la santé, demande politique qui s’inscrit dans un cadre de revendications plus large.

Question difficile ! Je crois qu’on peut revendiquer la santé comme une droit. Et il ne faut pas oublier que le droit à la santé est à la base de la sécurité sociale, idée qui sera reprise plus tard, notamment par la CFDT dans les années 70 ! Il me semble que le droit à la santé, comme le droit au logement ou le droit au travail, fait partie d’un ensemble de conditions que la société doit assurer et organiser. C’est un droit qui ne peut prendre de sens que dans un cadre collectif et solidaire, si on veut éviter les inégalités.

Mais j’insisterai à nouveau sur le fait que les mesures en discussion actuellement ne sont que des mesures ponctuelles. Il faut gérer avec plus de rigueur l’accès aux soins et ceux qui apportent les soins. Les pressions des laboratoires sont énormes, celles des médecins aussi, celles des syndicats également. Le fond de l’affaire est aussi là.

Le seul accès aux soins, à un suivi médical, qui a été étendu avec la CMU n’est pas une condition suffisante pour assurer un droit à la santé. Ce dernier est lié à l’environnement au sens large de chaque individu : les conditions de vie et de logement, l’environnement naturel mais également social et relationnel.

N’oublions que la sécu agit aussi dans d’autres domaines que l’accès aux soins, comme les accidents du travail, qui sont aussi au cœur d’un droit à la santé. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. Mais la sécurité sociale doit à mon sens aussi se maintenir dans certaines limites, on ne peut pas tout attendre d’elle. L’objectif aujourd’hui est d’abord d’éviter sa transformation en une sécu à l’américaine, entièrement libéralisée. Ce qui ne ferait que créer plus d’inégalités, donc plus d’exclus.

Propos recueillis par Marc Robert