Accueil > Les dossiers > De l’automne 2003 à l’été 2005, du n° 14 au 17 > N° 17 (été 2004) / Face à l’insécurité sociale, réinventer les droits > dossier > Etendre l’Etat social pour approfondir la démocratie

Etendre l’Etat social pour approfondir la démocratie

Entretien avec Yves Sintomer

dimanche 11 juillet 2004

Pourquoi le modèle social est en crise et comment peut il se ressourcer… ce sont des questions auxquelles Yves Sintomer, professeur de sociologie à l’université Paris 8, tente de répondre. L’extension des pratiques démocratiques dans l’Etat social et l’influence de mouvements extérieurs, comme celui des altermondialistes, peuvent selon lui peser dans les réformes face aux logiques néo-libérales.

Quels sont les ressorts qui ont fait que, dans un contexte de conflictualité sociale forte, on est arrivé après-guerre à construire l’Etat social que nous connaissons, dans une dynamique d’extension des droits ? Et pourquoi ces ressorts semblent-ils aujourd’hui brisés ?

La mise en place de l’Etat providence a été le fait d’acteurs qui poursuivaient des buts très contradictoires. Le mouvement ouvrier voulait faire la révolution, ou en tout cas transformer radicalement les conditions de vie ; une partie du patronat voulait éviter la révolution et cherchait par ailleurs des débouchés accrus pour ses produits ; des hauts fonctionnaires avaient eux aussi peur de la révolution et se souciaient d’affirmer l’autorité de l’Etat (pas forcément de façon démocratique) ; des courants, notamment religieux, voulaient faire un saut en avant dans l’action charitable et moraliser la société… Tous ces acteurs ont réussi à trouver, malgré les conflits, une sortie par le haut - ce qui n’était pas du tout évident au départ - à travers une sorte de processus d’apprentissage historique : par opposition à la guerre civile ou à la mise en place de régimes totalitaires ou autoritaires, cela s’est affirmé comme une solution où tout le monde pouvait gagner quelque chose.
Si cela a éclaté, au moins partiellement, à partir des années 70, cela tient à plusieurs raisons. Au niveau économique, il y a clairement eu un essoufflement.

D’autre part, le patronat et une partie des classes dominantes ont cherché (et en partie réussi) à s’affranchir des barrières que cela représentait. Enfin, les structures de l’Etat social se sont retrouvées en décalage avec la montée de nouvelles aspirations et de nouvelles couches qui n’avaient pas été prises en compte, ou en tout cas pas centralement, dans le compromis antérieur. Ce sont les jeunes, dont toutes les enquêtes sociologiques montrent qu’ils ont une projection différente à celle des années 50 en termes de rapport au travail et de thèmes sur lesquels ils demandent une sécurité. Ce sont les couches moyennes, pour lesquelles la sécurité ne passe pas forcément par l’Etat providence tel qu’il a été conçu pour protéger le cœur du salariat, celui qui n’avait pas de revenus autres que ceux du travail, pas d’autre sécurité que celle qui pouvait venir des mutuelles ou de l’Etat social.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu d’adaptation à cette nouvelle donne ?

On ne peut pas simplement parler de statu quo. Aujourd’hui, la tendance dominante est clairement la tendance néo-libérale : retrait de l’Etat, protections minimales, etc. Mais il y a au moins trois autres tendances minoritaires qui jouent : une tendance autoritaire, qui s’exprime en politique dans les mouvements populistes, entre autres ; une tendance de réforme interne de l’Etat social, où l’on essaie de préserver l’essentiel en réduisant un petit peu la protection, mais aussi en l’étendant sur quelques nouveaux terrains. C’est plus ou moins défensif selon les cas.

Et il y a enfin une tendance que l’on pourrait appeler "écologique", "participative", qui met l’accent sur les acteurs de la société civile dans les services publics, sur la démocratie participative, etc. D’une certaine manière, dans le scénario Bush, c’est le libéralisme qui domine, avec une forte dimension d’autoritarisme. Le scénario Blair est différent : certes l’affirmation néo-libérale, mais couplé avec une réforme des services publics. C’est aussi ce que faisait Clinton au départ. On ne peut pas dire que cela soit un succès définitif aujourd’hui, mais ce seront peut-être les nouvelles politiques publiques de demain, capables d’intégrer certains éléments de la dimension "participative". D’une certaine manière, la social-démocratie européenne non blairiste concède des choses au néo-libéralisme, mais insiste sur la réforme de façon plus importante. Les syndicats allemands sont sur cette ligne. Et puis il y a les tendances de démocratie participative, d’extension qualitative de l’Etat social à de nouvelles problématiques, qui ont marqué des points dans certains endroits, mais qui jusqu’ici n’ont pas débouché sur grand chose en termes institutionnels.

Quelles sont ces avancées ?

Sur certains sujets, on ne peut plus faire comme avant. La préoccupation d’élargir l’Etat social et les politiques publiques à des domaines comme le développement durable est clairement majoritaire dans l’opinion publique européenne. Sur d’autres thèmes, comme la démocratie participative, il est assez impressionnant de voir cette mutation des procédures, des modes de légitimation de la politique et des politiques publiques, arriver partout en Europe au même moment, avec des justifications très proches. Pour l’instant, cela reste marginal par rapport au cœur des décisions et des politiques, et cela va peut-être le rester, mais il y a tout de même une inflexion très significative.

En partant de l’hypothèse que ce qu’il faudrait rechercher est justement un scénario qui combine la tendance de "réforme interne" et la tendance écologique et participative, penses-tu qu’il existe déjà des articulations en ce sens et, sinon, pourquoi ?

Des articulations possibles existent (à mon avis, il y en aurait sans doute des fortes autour de la réforme du service public), mais les acteurs qui les portent sont assez différents. On a d’un côté les fonctionnaires et une partie des couches salariales les plus protégées qui défendent - légitimement - leurs acquis, de façon un petit peu corporative. Cela ne veut pas dire "corporatiste" dans le mauvais sens du terme, mais ils défendent leurs acquis. Le reste, ce n’est pas la priorité, ou alors ils s’estiment à l’avant-garde, sans vraiment se poser de questions. De l’autre côté, il y a des aspirations fortes, soit des nouvelles couches moyennes intellos (les fameux "bobos"), soit des couches "marginales" peu insérées dans la société marchande et un peu en marge des protections héritées de l’Etat providence classique, et donc assez étrangères à ces revendications. En termes politiques, il faut chercher du côté de la social-démocratie européenne, où le renouvellement le plus conséquent s’effectue dans la direction Blair. Pour le reste, cela reste extrêmement superficiel, sauf sans doute dans les pays nordiques qui maintiennent un niveau élevé de protection sociale. Les communistes essaient également : dans un pays comme l’Espagne, notamment en Catalogne, certaines parties du PC sont aussi devenues des forces vertes. Ailleurs en Europe, ce n’est vraiment pas évident, y compris en France : les tentatives récentes d’ouverture son restées très limitées en termes de renouvellement des revendications. Du côté des forces politiques vertes… (long silence). Quant à l’extrême gauche, c’est purement rhétorique.

On dit souvent que le mouvement altermondialiste réussit à faire cohabiter ces deux tendances…

Il me semble effectivement que c’est un des facteurs de renouvellement fort. C’est une autre variante de la démocratie participative, le fait que les mouvements sociaux, sans forcément que cela soit reconnu institutionnellement, jouent un rôle de contre-pouvoir, de contre-propositions. A bien y regarder, le mouvement ouvrier s’est largement construit comme cela. Il suffit de penser à la place du PC dans la société française : il n’a jamais ou presque été au gouvernement, il avait peu de pouvoir qui dépasse le niveau municipal, et pourtant, à l’évidence, il a pesé dans la définition des politiques et dans la mise en place de l’Etat social. Avec l’altermondialisme, on a pareillement au niveau international des mouvements sociaux forts, qui ne renvoient pas aux partis traditionnels et qui ont contribué à modifier l’agenda, et donc en partie les politiques. Ce n’est pas acquis, mais il se passe des choses, un peu comme dans les années 70 avec les "nouveaux mouvements sociaux", mais avec en plus une véritable prise en compte de la question sociale. Le problème est de voir jusqu’où cela pénétrera le système politique. Globalement, les nouveaux mouvements sociaux, qui avaient en partie donné naissance au courant vert en Europe et contribué au renouvellement d’une partie de la social-démocratie, ont perdu leur dynamique. Mais ils ont transformé la société, transformé l’agenda. Avec l’altermondialisme, il y a peut-être quelque chose de similaire qui est en train de se produire.

Les défenseurs du droit au revenu affirment souvent que le revenu garanti est précisément une manière de maintenir et élargir les droits sociaux classiques, en les déconnectant du salariat, tout en répondant aux nouvelles aspirations et aux nouveaux besoins…

Je crois qu’il y a sur ce point une contradiction entre un raisonnement principiel et un raisonnement pragmatique. Sur le plan des principes, il me semble effectivement qu’asseoir les droits sociaux sur la citoyenneté plutôt que sur une condition particulière (surtout celle du salariat, mais il y a aussi dans l’Etat social des droits liés à la maternité, au fait d’être habitant, comme l’école ou la cantine, etc.) est une voie incontournable. Mais, en même temps, au niveau des rapports de force aujourd’hui, cela implique de déstabiliser encore davantage la société salariale. Dès lors que l’on change de modèle, le vieux modèle se délégitime un peu plus, et du coup cela peut devenir "contre-productif" au sens où ce que l’on gagnera à la fin risque d’être moins une protection globale liée à la citoyenneté qu’une protection minimale liée à la citoyenneté et, globalement, moins de protections…

Et que penses-tu des revendications portées par les intermittents en France ou les mouvements de précaires en Italie [voir encadré], consistant à proposer de nouveaux droits, y compris en termes de revenu, spécifiques aux précaires et aux "flexibles" ?

Il y aura aussi des effets induits négatifs, mais il semble indispensable d’avancer là-dessus. Donner un statut, au sens fort du terme, c’est-à-dire une protection, une reconnaissance, aux travailleurs "flexibles" me semble incontournable. Mais ce n’est pas la même chose que de transformer tout d’un coup, c’est plutôt un scénario de transition…

Pour revenir sur le fonctionnement de l’Etat social, quelles sont les formes possibles de démocratisation, notamment afin de dépasser la crise du paritarisme, dont on voit bien que c’est actuellement l’un des facteurs de blocage ?

Aujourd’hui, les deux grands modèles sont le paritarisme, avec des formes diverses en Europe, et l’étatisme. Tout l’enjeu serait d’inventer de nouveaux modes de gestion qui impliqueraient une présence forte des politiques et des anciens "partenaires sociaux", mais aussi des autres couches non représentées dans le paritarisme. A ma connaissance, il n’y a pas énormément d’inventivité en Europe là-dessus aujourd’hui, et pourtant c’est un chantier assez fondamental.

En France, on a tendance à réduire la démocratie participative à la question de la participation aux prises de décisions. Mais, en matière de relations entre citoyenneté et institutions et politiques publiques, on aurait intérêt à distinguer différents rôles. On peut participer en tant que consommateur et usager de services publics. En Europe du Nord, les usagers ont des droits très forts : chartes de qualité, rendu de comptes... De fait, une bonne partie de la démocratie participative en France se ramène d’ailleurs à cela : les conseils de quartier, ce sont des gens qui râlent parce que les HLM ne font pas leur travail, etc. Mais ce n’est pas pensé en tant que tel, ni articulé avec les réformes de l’administration.
Une autre dimension est la participation à la réalisation des politiques publiques. En France on est très en retard là-dessus. L’idée que les politiques publiques, ce n’est pas forcément l’Etat qui les réalise, mais que cela peut être les citoyens eux-mêmes est beaucoup plus développée dans les pays anglo-saxons, y compris aux Etats-Unis. Il y a ensuite un rôle de contrôle des décisions et des réalisations par les citoyens en tant que tels. Là encore, en France, on est très peu avancés. Enfin, il y aurait un dernier rôle qui est la participation en tant que travailleur, mais les idées autogestionnaires ont quasiment disparu de la scène, non seulement en France, mais partout en Europe.

Est-ce qu’il n’y pas une connexion possible entre cette question de la démocratie participative et les deux principales critiques des écologistes au fonctionnement actuel de l’Etat social, à savoir d’une part le fait que les risques de santé sont liés aux modes de vie, aux politiques agricoles, de transports, de logement, etc., et donc que l’on ne peut pas traiter la sécu simplement comme une question séparée, d’ordre technique et financier, et d’autre part le fait que l’Etat social s’est construit sur des politiques d’offre massives, contraignantes et hyper-centralisées (le cas du droit à l’énergie est particulièrement frappant en France), et qu’il faudrait les baser davantage sur la demande, de manière décentralisée ?

Sur le premier point, il me semble qu’il y a clairement une même inspiration. Mais piloter les institutions sociales et transformer les politiques publiques urbaines, le rapport à l’environnement, les modes de vie, ce n’est pas exactement la même chose, même si ces deux niveaux ont des répercussions l’un sur l’autre. D’autant qu’il ne faut pas se voiler la face : le grand problème de la démocratie participative est que l’on a du mal à y associer les plus précaires, sinon de façon paternaliste ou marginale.

Sur l’approche décentralisatrice, il y a tout de même une difficulté. Renforcer l’autonomie de chacun des acteurs est politiquement souhaitable et souvent efficace, mais le grand risque est l’accroissement des inégalités, les spirales ascendantes ou descendantes selon les couches sociales ou selon les territoires, non compensées par de forts mécanismes redistributifs. Il me semble que réussir à montrer que l’on peut avoir cette dynamique sans aboutir à ce que les faibles se retrouvent perdants n’est pas évident : les mécanismes redistributifs et les protections transversales, qui les décide ? comment ? avec quelle légitimité ? et est-ce que cela ne va pas à l’encontre de l’autonomie ?

L’Europe ne peut-elle pas être l’espace approprié pour ces mécanismes redistributifs, comme elle l’a été en partie dans le passé, et plus généralement un espace d’extension des droits sociaux ?

Potentiellement oui, c’est un lieu majeur. Mais on a été pris en tenailles entre les souverainistes qui pensaient que la sécurité sociale ne pouvait être réalisée qu’à l’échelle de la nation et les libéraux qui voulaient en finir avec toute protection. De sorte que ceux qui proposaient d’élever la protection sociale au niveau européen, au moins sous certains aspects, ont pris du retard. Aujourd’hui, on a une constitution potentielle qui à le mérite d’être une constitution mais qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne va pas dans le sens de l’élargissement des droits sociaux à l’échelle européenne.

L’importance que prend le niveau européen ne peut-elle pas permettre de lever certains des blocages qu’on connaît au niveau national ?

D’un côté, cela peut favoriser, à travers la diversité des systèmes, des modes de pensée et des traditions qui existent, une relativisation de choses qui paraissaient évidentes, acquises. Il est vrai que vu de l’Europe, le modèle français semble provincial - non pas mauvais, mais avec des avantages et des inconvénients, et en tout cas loin du " modèle exemplaire " de protection sociale que certains veulent y voir. Cela peut permettre, par exemple, de déplacer de façon plus résolue les droits vers la citoyenneté, sans pour autant que les salariés soient sacrifiés. En même temps, la difficulté est de créer un véritable espace politique européen. On en est encore loin. On ne sait pas exactement ce que cela pourra vouloir dire, et l’obstacle de la langue est tout de même énorme.