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Un New Deal pour l’Europe : constitution, fédéralisme et revenu social garanti européen

mardi 20 juillet 2004, par Yann Moulier-Boutang

Le niveau européen peut-il permettre de surmonter les limites des systèmes nationaux de Sécurité sociale et dessiner une dynamique de progrès social pour les résidents européens ? Le thème de l’Europe sociale revient de manière lancinante dans les débats mais peine à trouver sa voie entre d’un côté les défenseurs du primat de l’Etat Nation et de l’autre les tenants de la libéralisation.

Yann Moulier Boutang montre dans cet article que la construction d’une Europe sociale impose à la fois de changer de catégories politiques et de repenser les bases de la protection sociale à partir du revenu garanti.

Penser que l’Europe sociale doit posséder préalablement un cadre constitutionnel pour éclore et refuser la ratification du projet de la Convention au motif qu’il n’y aurait pas encore d’Europe sociale relève de deux erreurs. La première a trait à une mécompréhension des rapports entre les institutions et les mouvements sociaux. La seconde relève d’une mécompréhension de la nature du fédéralisme.

Le formalisme constitutionnel

L’histoire apprend que le rapport des institutions avec l’espace public (celui des libertés individuelles), comme avec l’espace social (ce qui met une société à l’abri du droit du plus fort, qui la fait accéder à la dimension égalitaire) est tout sauf un rapport de contenant/contenu ou un rapport fonctionnel. D’une constitution à son usage, il n’y a pas une suite logique. Les exemples abondent d’une constitution très avancée mais…jamais appliquée (celle de 1793, celle de 1936 en Union soviétique), comme à l’inverse de constitutions pensées pour une finalité manquée (celle de la IIIe République conçue pour ramener la monarchie). En fait, quand on raisonne ainsi, on ignore le pouvoir constituant : l’effectivité d’une constitution ne provient pas d’une "Volonté générale" du "Peuple", mais d’une puissance tant des multitudes actuelles que d’un peuple à venir européen que la politique nomme quand elle parle de "destin politique commun".

La mécompréhension du ressort fédéraliste

Il y a deux usages de la puissance des mouvements : l’un, les reconduisant à la volonté générale nationale déjà constituée, celle des avantages sociaux bien réels conquis ; l’autre, appuyant d’abord l’effort de se doter de règles communes constitutionnelles, puis exerçant au sein du nouveau cadre constitutionnel, une poussée de transformation. Pour un calcul à court terme, il n’y a pas photo : d’un côté des systèmes sophistiqués dans des cadres nationaux qui suscitent l’envie généralisée (le modèle social européen), de l’autre des embryons handicapés, il ne faut pas s’en cacher, par la règle officielle du jeu de la Communauté : la libre concurrence.

Beaucoup pensent que le fédéralisme ne peut consister qu’à trouver un accord politique préalable sur un système juridique général de protection sociale. Nous pouvons dire que nous sommes très loin de ce résultat et qu’il n’y a donc pas encore de fédéralisme en acte. Or cette idée est fausse : entre la constitution américaine de 1787 de Philadelphie, l’abolition de l’esclavage, le New Deal ou les lois de 1965 de la grande société, il s’est écoulé respectivement 80 ans, 150 et pas loin de 200 ans. Mais le fédéralisme était là dès le départ.

Notre problème actuel est qu’aucun des systèmes européens nationaux n’est additionnable avec les autres, comme si l’on pouvait faire son marché en prenant la protection des mères célibataires britanniques, le régime des intermittents du spectacle français, l’indemnisation générale du chômage belge, les retraites allemandes, le maintien des chômeurs à l’intérieur des entreprises à la suédoise. Plus les régimes sont favorables, moins ils s’additionnent avec d’autres. La position maximaliste (prenons le meilleur élément dans chaque structure) est un principe directeur mais pas une solution. Mais il y a pire : en engageant les mouvements sociaux à soutenir une stratégie de simple défense des acquis, elle arrive rapidement à opposer non plus des principes, mais des intérêts sociaux des plus riches contre ceux des plus pauvres (des Danois contre les Polonais, des Finlandais contre les Chypriotes). Le corporatisme social ne fait pas l’Europe sociale, il renforce le camp de ses pires ennemis, les libéraux économiques ; chaque niveau de force "national" se traduit pour les autres pays de l’Union moins avancés par un jeu à somme nulle : les gains des uns sont payés par les pertes des autres. Ainsi le confédéralisme ou confédernationalisme des souverainistes a beau souhaiter un niveau élevé de protection sociale pour tous, il se traduit par deux solutions catastrophiques. Ou bien un niveau élevé de protection (à la nordique) avec des pertes d’emploi massives dans les pays méridionaux qui ont un niveau de productivité trop faible, ou bien un niveau plancher (tiré sans cesse vers le bas la concurrence manufacturière à la chinoise mais aussi par des économies de service à salaire élevé mais à flexibilité croissante).

Le fédéralisme tient précisément à une façon de procéder exactement inverse. L’histoire des fédérations n’est pas celle de l’institution ex ante d’un cadre défini par des parties constituées qui déterminent jusqu’où elles iront. Car un tel processus s’appelle une confédération où chaque entité, préalablement définie, passe un contrat de défense ou de commerce. Une fédération se définit par opposition aux confédérations par plusieurs traits qu’on retrouve dans l’Union européenne :

1) Un inachèvement lié à un projet de peuple à venir (et n’existant pas encore à la différence d’une opinion publique commune) qui exprime une volonté politique presque vide de détermination sauf l’engagement dans un destin à venir. Il est confédéraliste en revanche de vouloir préciser (voir l’obsession britannique de The Economist d’arrêter le processus constituant rampant), les frontières "définitives" des compétences qui relèveraient par essence de l’Union et celles qui seraient l’apanage pour toujours des nations.

2) Dans une fédération, on ne peut pas faire son propre marché et s’associer à la carte.

3) Une confédération se dissout par volonté de l’une des entités ; on ne sort pas d’une fédération. Pourquoi ? parce qu’en y entrant, les parties contractantes des traités (qui scellent les étapes de cette construction fédérative), ne sont que des mandataires (désavouables), d’un mandant à venir, qui n’existe pas encore comme doté de la "personnalité juridique". La question de la ratification de la constitution montre que nous sommes déjà dans un affrontement réel entre deux optiques de l’Union européenne. A un détail près : lorsque le confédéralisme s’oppose au fédéralisme, c’est que le fédéralisme a déjà gagné une grande partie sinon l’essentiel de la bataille. La vie politique européenne se recomposera sur cette question discriminante.

L’Europe est donc une construction en marche. Ce qui compte dans une appréciation politique de la valeur de la Constitution, c’est de savoir :

a) si elle préserve la logique fédérale malgré la contre-attaque des confédéralistes en tout genre.

b) Si la poussée des luttes, si le pouvoir constituant qui seul confère son sens aux diverses entreprises de Convention peut et pourra s’exercer pour conduire à une Europe sociale y compris par la guerre qui va maintenant s’ouvrir entre le Parlement et le Conseil et la Commission,

Seul un non à ces deux questions pourrait justifier un non à la ratification.

Le terrain débarrassé de ces deux erreurs, ajoutons que l’Europe sociale ne se fera pas par l’extension aux autres modèles nationaux d’un modèle national, ni par la promulgation à l’échelle de l’Union (par la Commission et le Conseil) d’un petit programme féder-national. Un fédéralisme constructiviste n’est pas séparable d’un contenu nouveau de l’Etat providence. Sans nouvelle donne sociale, nous n’aurons pas ce fonctionnement constituant vertueux des luttes sociales, des mouvements et du cadre constitutionnel fédéral.

Quels peuvent être les contours d’un programme social européen ?

Comment échapper au niveau institutionnel fédéral à l’étau broyeur que nous évoquions : la fixation d’un niveau de protection sociale dans une Union très disparate tant sur le plan de son niveau de protection que dans ses mécanismes de financement (régime beveridgien par l’impôt, régime bismarkien par la cotisation sociale) qui accentueraient les divergences d’intérêt ? Relevons déjà ce qui conduit inexorablement à une fédéralisation de la question sociale :

1) D’abord la crise des finances des Etats Nations qui voient croître leur engagement et fondre leurs ressources ; les régimes de protection sociale sont en état de crise de financement structurelle.

2) Ensuite, la crise du paritarisme, avec l’apparition à côté des représentants des syndicats et du patronat de deux acteurs, l’Etat et les populations du système de protection sociale : les comités de chômeurs, les malades des systèmes de santé.

3) La pression économique vers une unification du marché ne peut pas se faire sans un niveau juridique homogène : la protection sociale comme son absence sont des facteurs qui biaisent un marché concurrentiel, comme les disparités de fiscalité. La fiscalité anglaise et la dérégulation de son système de protection sociale créent des emplois qui sont surtout pris aux économies continentales. Une réaction commence à se produire.

Une politique sociale européenne autour de l’axe prioritaire d’un revenu minimum européen garanti

Cette politique sera fédéraliste en s’appuyant sur le principe de subsidiarité : l’Union a vocation à déclarer d’intérêt communautaire, puis à intervenir activement là où le niveau national n’arrive pas à traiter les problèmes.

Or si la légitimité des Etats Nations avait été d’incarner la croissance économique, le plein emploi et la résorption des inégalités, sur au moins un de ces trois domaines cruciaux, (et parfois sur les trois) c’est un constat de faillite qu’il faut dresser. Le syndrome le plus inquiétant, c’est la réapparition des working poors, la flambée de l’exclusion sociale et des inégalités, au moment où l’Europe comporte de plus en plus de jeunes issus de l’immigration, candidats au rôle de "minorités ethniques".

Si la question de l’homogénéisation des conditions de travail, des droits syndicaux est déjà du ressort de l’Europe sociale, ce n’est pas sur ce terrain qu’il faut sonner le tocsin de la faillite des Etats Nationaux, c’est dans le domaine de la pauvreté, de l’exclusion qu’il est urgent d’intervenir à un niveau fédéral. Comment intervenir ?

Par un programme de garantie de revenu minimum à l’échelle européenne. Ce programme pendrait la forme d’un complément fédéral de revenu apporté aux systèmes nationaux de protection sociale. On déterminerait que dans l’Union Européenne, aucun résident permanent (y compris immigré) ne devrait disposer d’un revenu annuel inférieur à un montant donné (fonction d’une double évaluation des besoins fondamentaux et du PIB de chaque Etat membre). Cette intervention fédérale pourrait corriger les inégalités intra membre et inter membres. Dans une étape initiale, ce programme pourrait s’attaquer aux situations de revenu inférieur à un montant de pauvreté évalué selon les critères classiques dans chaque situation nationale et selon un critère volontariste européen (par exemple le quart le plus pauvre de la population européenne de l’Union). Ce mécanisme doublement correcteur interviendrait d’autant plus fortement que le niveau de départ est bas.

Un programme fédéral de ce type interviendrait aussi bien sur les chômeurs que sur les travailleurs disposant des revenus les plus bas. Il devrait compléter le programme de grands travaux d’équipements matériels et immatériels de l’économie européenne à l’heure du capitalisme cognitif. Ces dépenses devraient être financées à terme par des ressources propres votées par l’Euro-Parlement (une taxe forfaitaire de 0,01 % sur toutes les transactions sur compte bancaire internes et externes de l’ensemble des agents économiques) et dans l’immédiat, par un emprunt de la BCE qui aurait le double avantage de calmer un euro trop fort vis-à-vis du dollar et de consacrer son rôle comme monnaie de réserve mondiale.

Une telle orientation politique de l’Europe sociale romprait avec la logique suivie jusqu’ici, à savoir :

a) l’injection de fonds de développement profitant essentiellement aux entreprises ou à des créations d’emplois précaires (parce que fortement orientés vers le BTP et les infrastructures touristiques pour l’Europe du Sud) ;

b) un soutien du revenu des ménages via le soutien de l’emploi en général : zones franches, exemptions des cotisations sociales du régime normal, toutes mesures qui encouragent un véritable dumping social qui joue sur le secteur stratégique des nouvelles technologies [1].

La porosité de l’emploi dans une économie flexible reposant sur la connaissance et l’innovation met des segments entiers hors jeu de la protection assurée par le vieux modèle européen de protection sociale. C’est pourquoi une nouvelle donne sociale (New Deal) est nécessaire ; à la fois pour réussir à préserver le modèle social européen et pour doter l’économie de tous les pays de l’Union de la base indispensable en ces temps de fracture numérique, technologique. Il n’y a pas que les "pauvres", les laissés pour compte de la vieille économie du capitalisme industriel qui y gagneront, il y a des pans de plus en plus significatifs du cognitariat du nouveau capitalisme cognitif.

Une remarque pour finir : l’établissement d’un nouveau New Deal axé sur une garantie fédérale de revenu n’attirerait-il pas trop de migrants internationaux ? On peut répondre de deux façons complémentaires :
a) Le soutien apporté au revenu de la population résidente dans l’Union européenne aura sur le Sud le même effet que sur le Sud de l’Europe : les industries et les emplois qui auraient dû depuis longtemps aller vers le Sud seront davantage incités à le faire ; les industries du capitalisme industriel reposant sur l’usage du SMIC systématique, des minima sociaux, des exemptions de cotisations sociales, de taxe professionnelles, voire même d’impôt sur les profits seront en difficulté beaucoup plus forte.
b) Le système de protection sociale mis en place après 1945, a certainement été pour beaucoup dans l’attractivité des pays européens en ruine, même pour ceux qui comme la France n’avaient pas la possibilité d’offrir les salaires allemands. L’instauration d’un mécanisme de revenu social garanti européen, aura un effet attractif puissant. Mais tout d’abord est-ce un mal pour une Europe démographiquement peu prolifique et concurrencée par la puissante pompe aspirante américaine ? D’autre part, il existe déjà un fort courant migratoire vers l’Europe, comme vers n’importe quel pôle de développement ; il repose sur le maintien délibéré dans des emplois mal payés et dangereux d’une bonne partie des nouveaux entrants grâce au statut de "sans papiers". Un revenu social garanti et la suppression du système de carte de travail et de séjour aura plutôt pour effet de mettre fin aux conditions d’infériorisation de la main d’œuvre. Le problème de la persistance d’une immigration irrégulière quel que soit le système migratoire adopté (même le moins injuste et le plus ouvert) dépend des disparités de développement planétaire et pas du seul régime de protection sociale. Faut-il rappeler que des formes embryonnaires mais extrêmement intéressantes de revenu universel sont actuellement expérimentées dans le Brésil de Lula.

Yann Moulier Boutang


[1Voir par exemple le chantage efficace à la délocalisation par l’industrie informatique et électronique américaine sur la Présidence irlandaise pour qu’elle revienne scandaleusement sur le vote du Parlement européen sur la non brevetabilité de fait des logiciels