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Classique

La politique des savoirs dans la société du risque

2004

Ulrich Beck enseigne à l’Institut de Sociologie de Munich. Son livre, La société du risque, écrit entre Bhopal et Tchernobyl a connu en Allemagne (1986) puis dans le monde anglo-saxon un énorme succès et a fortement influencé la pensée écologiste.

Si le sociologue s’est rapproché dans les années 1990 d’Anthony Giddens et d’une pensée"Troisième voie", le premier Beck des années 1980 nous apporte une pensée forte et radicale. Beck poursuit la grande réflexion de Weber. Il considère que le processus de modernisation et de rationalisation, qui avait sapé la société féodale et engendré la société industrielle, se poursuit aujourd’hui -sur un mode réflexif rejetant les icônes du progrès- pour nous conduire dans un nouvel âge historique, la "société du risque".

La société du risque n’est pas une société où la vie est plus dangereuse, mais où l’incertitude et les risques envahissent les consciences et la scène politique. Du coup ce sont aussi les savoirs scientifiques qui acquièrent une nouvelle importance dans l’espace public, à la fois plus controversés et plus indispensables.
Ce texte écrit à la fin des années 1980 nous permet non seulement de sentir le contexte critique qui a rendu possible l’affirmation du principe de précaution (pas encore évoqué ici), mais aussi d’ouvrir de premières pistes pour faire entrer les techniques et les sciences en démocratie. Car la société du risque est une société "scientifisée", qui en retour doit politiser la science.

L’irruption de la question du risque

Le risque n’est-il pas aussi vieux que l’industrialisation, que le monde ? Avec l’accroissement de l’espérance de vie, les conquêtes de l’État providence et les progrès de la technique, ne vit-on pas aujourd’hui dans les pays riches dans un monde moins risqué qu’auparavant ? La dramatisation actuelle des risques n’est-elle qu’un effet de mode médiatique ?

Il importe tout d’abord de distinguer catastrophe naturelle et risque. Peu importe en effet que les fléaux qui frappaient et frappent l’humanité -épidémies, famines, colères des dieux etdémons...- soient d’ampleur comparable ou supérieure au pouvoir destructeur des grandes techniques modernes. À la différence des dégâts d’une guerre ou d’une catastrophe, le risque naît dans des circonstances "normales", c’est à dire d’activités menées par les incarnations de la rationalité et de la prospérité avec la bénédiction des garants de la loi et de l’ordre public. Ce qui fait toute la différence, c’est que les risques, eux, relèvent de décisions, c’est à dire de choix arrêtés au vu d’avantages et de possibilités technico-économiques. Le risque implique donc des considérations utilitaires et des décisions industrielles dans un monde aujourd’hui entièrement pénétré par la technique. On ne peut plus imputer la responsabilité à un facteur externe tel la nature, Dieu ou la malchance. Parce qu’ils résultent de décisions, les risques posent le problème incontournable de l’imputation et de la responsabilité à l’intérieur de la société même, bien que les règles scientifiques et juridiques en vigueur ne prévoient l’attribution de la responsabilité que dans des cas exceptionnels.

Bref, ce n’est pas le nombre de victimes, mais une caractéristique sociale, le fait qu’ils soient générés par l’industrie, qui donne leur dimension politique aux risques engendrés par les grandes technologies [Ndlr : nucléaire, chimie, gaz à effet de serre, biotechnologies, zootechnie productiviste, etc.].

Une autre rupture avec les accidents et risques du passé, est leur ampleur potentielle illimitée, globale et irréversible. Les institutions sociales de la société industrielle sont confrontées depuis quelques décennies à l’éventualité, sans précédent dans l’histoire et subordonnée à l’action de l’homme, d’une autodestruction de toute forme de vie sur la planète. Face à ces risques, les anciennes méthodes de calcul et de contractualisation sociale se trouvent démunies. Les bases de la logique établie en matière de risque sont devenues caduques. Lorsqu’un incendie se déclare, on appelle les pompiers ; lorsque survient un accident de la route,les assurances paient. Cette interaction de l’avant et de l’après, qui permet de miser sur la sécurité du présent grâce à des dispositions prises plus tôt en prévision du pire, n’existe plus à l’âge du nucléaire, de la génétique et du risque climatique [Ndlr : cf. le refus des compagnies d’assurance d’assurer les risques liés aux OGM]. La société du risque incompressible est une société sans assurance, démunie face au scénario du pire, et dont la stabilité repose bien souvent sur la politique de l’autruche. Ainsi, avant la catastrophe de Tchernobyl, les mesures de protection en cas de catastrophe n’étaient prévues en Allemagne que dans un rayon de 29 km autour d’une centrale…

Outre l’analyse du risque, c’est l’édifice juridico-politique qui est pris en défaut : ainsi en R.F.A. en 1985, malgré de nombreux cas de pollutions extrêmement graves voire criminelles, sur 13000 affaires instruites par les tribunaux, seules 27 ont abouti à un verdict d’emprisonnement, avec sursis dans 24 cas, toutes les autres étant classées.

Les normes scientifiques sont elle aussi prises en défaut. La justice ne peut sanctionner, le politique ne peut réguler parce que la science est souvent incapable de fournir la base adéquate. La difficulté à penser dans la trans-disciplinarité et l’application à la lettre du principe de causalité ne peuvent conduire, dans un univers complexe et incertain, qu’à la démission des savants face aux risques.

Comment cette irresponsabilité organisée est-elle possible ? C’est le résultat d’une confusion de deux siècles. Les défis posés par l’âge du nucléaire, de la chimie et de la génétique à l’aube du 21e siècle sont appréhendés à travers des concepts et des méthodes hérités de la société industrielle des deux siècles derniers [Ndlr : d’où l’importance de la précaution comme nouveau mode d’action publique].

Les institutions en crise

Avec l’avènement de l’État-providence, la société industrielle s’était donnée des outils pour évaluer (statistiques), pour limiter (prévention) et pour dédommager (prévoyance, assurance) les risques qu’elle générait. Ces sécurités et contreparties en échange de l’insécurité et des destructions causées par la modernité industrielle, constituaient une sorte de contrat social. Ce contrat social constituait le cœur d’un consensus en faveur du progrès, qui a légitimé jusqu’à ces dernières décennies le développement technique et économique. Or avec l’incommensurabilité des risques actuels, avec l’incapacité des institutions de la première modernité industrielle (la science, l’industrie, l’État, le marché) à prémunir la société contre les risques qu’elles créent, c’est ce contrat social qui est violé. D’où une défiance envers ces institutions et l’écroulement du consensus autour du progrès.

Plus que le mythe du progrès, c’est la stabilité sociale et politique de l’ordre industriel qui est mise en crise par la conscience accrue de dangers sans précédents, et ce au sein des sociétés les plus sécurisées par une certaine domestication du marché par des normes et des contrôles techniques et bureaucratiques. C’est bel et bien notre système politique qui est en question, avec ces dangers qui révèlent la faillite de la puissance publique et l’effondrement de la rationalité scientifique, technique et juridique. Une spirale s’est enclenchée avec des institutions qui sont entrées dans une course poursuite, dont elles ne peuvent que sortir perdantes, avec les promesses de sécurité qu’elles sont forcées de prodiguer : elles s’efforcent de repousser toujours plus loin les limites de la sécurité sans jamais répondre aux attentes démesurées d’une opinion rendue vigilante. Comment se maintiendra le pouvoir politique dans un régime démocratique contraint de répondre par un discours sécuritaire musclé à une opinion de plus en plus sensibilisée au danger, qui s’expose de ce fait à des critiques constantes et dont la crédibilité est entièrement mise en jeu chaque fois qu’un accident se produit ou menace de se produire ?

Conflits de classes, conflits de risques

Ce qui amène aussi la question suivante : quelle dynamique politique, quelles structures sociales, quels scénarios de conflit résultent-ils de la légalisation et de la normalisation des dangers non maîtrisables qui menacent l’ensemble du système ? Si toutes les souffrances, les détresses et les brutalités que l’homme a fait subir à l’homme avaient été jusqu’à présent dirigées contre l’"autre"- l’ouvrier, le Juif, le Noir, le demandeur d’asile, la femme, etc.- cela en est aujourd’hui fini de l’"autre", de tous ces moyens de distanciation que nous cultivons si assidûment. On peut empêcher la misère d’entrer chez soi, mais on ne peut pas refouler les dangers nucléaires, chimiques et génétiques, même si, dans la tourmente, il y a des pays, des groupes sociaux, des secteurs d’activité et des entreprises qui profitent du danger créé et d’autres qui sont menacés dans leur santé et leur existence économique.

On ne peut tout d’abord que reconnaître l’émergence d’une nouvelle dimension de conflictualité sociale : les conflits de risques ne sont pas réductibles aux conflits de classes. Si la production de masse dans la société industrielle du 19e et du début du 20e siècle a fait éclater les contradictions de classe entre le travail et le capital, la mise en danger actuelle du système par les risques nucléaires, chimiques et écologiques fait naître des polarisations opposant, horizontalement par rapport à l’ordre social, le capital au capital et donc des travailleurs à d’autres travailleurs. Les dangers écologiques sont un facteur de division dans l’économie.

Au plan international, on peut déjà voir se profiler à l’horizon la transformation de la civilisation industrielle en une sorte de "lutte des nations" dans la société à risques. Les "dangers pour la nature" ne menacent en effet pas uniquement la nature mais aussi, lorsqu’ils sont révélés, la propriété, le capital, l’emploi, le pouvoir des syndicats, les bases économiques de régions et de secteurs entiers, l’échafaudage des Etats-nations et des marchés mondiaux. Ainsi les systèmes politiques tels qu’ils sont construits et les vastes champs d’affrontement écologique se démarquent les uns des autres et provoquent des bouleversements"géopolitiques" qui placent les réseaux d’alliances économiques et militaires dans et entre les Etats devant des difficultés mais aussi des perspectives sans précédent. Dans la nouvelle phase qui s’amorce, la politique ne peut plus être conçue ni appliquée au niveau national mais à l’échelon international.

La place des sciences et des techniques dans la société du risque

L’impératif d’éviter les conséquences incalculables et inhumaines des projets technoscientifiques a suscité un débat public sur une nouvelle éthique de la recherche. Mais en rester là serait méconnaître jusqu’à quel point et de quelle façon la technoscience participe à la production des risques. Se limiter à une approche de Comités d’éthiques équivaudrait, vu l’inscription de la science dans le marché et les intérêts économiques, à mettre un frein de bicyclette sur un avion supersonique. Ce qui est à questionner n’est pas seulement l’éthique de la recherche, mais la logique de la recherche, et le fait que la technologie soit à la fois juge (expert)
et partie dans une technocratie porteuse de tous les dangers.

Une première constatation s’impose : en matière de risque, nul n’est expert, à commencer par les experts eux-mêmes. Il n’y a pas de détermination scientifique possible du risque acceptable. Le risque acceptable, c’est le risque accepté.

De plus, de nouvelles découvertes peuvent du jour au lendemain transformer la normalité en danger. La lente découverte des effets de la radioactivité au cours du 20e siècle où la prise de conscience plus subite du rôle des gaz de type CFC dans la destruction de la couche d’ozone en sont des exemples. Ainsi, en progressant, la science infirme elle-même ses propres certitudes, ce qui ne peut que semer le doute sur ses dires à un moment donné.

Moins adulée, la science n’en devient pas moins omniprésente. Ce sont souvent ceux qui sont à l’origine de dangers gravissimes qui ont le monopole de leur interprétation et tout le monde se met à parler de Becquerel, de rem et de glycol. Contestée, la technologie parvient à conserver intact le privilège régalien de trancher d’après ses critères internes une question éminemment politique et vitale pour l’ensemble de la société : jusqu’où peut aller l’effort de sécurité ? C’est ainsi la technoscience qui définit des normes de sécurité, où qui constitue "l’état des connaissances" sur lequel se fondent les décisions de justice.

Quand la science fait de la société un laboratoire…

Le monopole du technicien pour le diagnostic du danger est cependant remis en question à la lumière des dangers générés par les sciences et les techniques elles-mêmes. Tchernobyl l’a dramatiquement montré, il y a un monde entre la sécurité et la présomption experte de sécurité. De plus, avec les technologies d’aujourd’hui, l’application ne succède plus à l’expérience. Les bébés-éprouvette doivent être fabriqués, les inventions du génie génétiques larguées et les réacteurs nucléaires construits avant et pour que leurs caractéristiques et leur sécurité puissent être étudiées. En transformant la planète en laboratoire, la science est un aveugle qui se promène au bord d’un gouffre.

La science a donc elle-même fait tomber le mur entre le laboratoire et la société. Les conditions de la liberté de la recherche en sont modifiées. Pour les chercheurs, la liberté de la recherche signifie liberté d’applications éventuellement riscogènes ou transformatrices de l’ordre social. C’est dans cette politique du fait accompli que réside l’énorme pouvoir de la technique, là où le politique doit expliquer, convaincre et faire voter ses projets avant de les mener à bien.

…il faut remettre la science en démocratie

La solution ne consiste donc pas à prolonger le projet techniciste malgré la crise écologique ou pour la "résoudre" car il ne s’agit pas que la dramatisation des dangers dans la société du risque conduise simplement à une (éco-)technocratie toujours plus perfectionnée.

Lorsque le pouvoir de la technique devient un monopole du pouvoir de faire évoluer la société à son insu, il doit être -comme le pouvoir absolu des monarques de jadis- démocratiquement aboli.

La société industrielle a mis en place une "semi-démocratie" dans laquelle les questions relatives à la transformation de la société par la technique demeurent exclues du champ de décision du politique. Il faut abattre ce "Moyen Âge industriel" par un renforcement de la démocratie : application du principe d’imputation, redistribution des obligations en matière de preuve, partage des pouvoirs entre ceux qui produisent le danger et ceux qui l’évaluent, débat public sur les options technologiques.

Pour cela, il faudra des formes d’organisation nouvelles associant la science et l’économie, la science et le public, la science et le politique, la science et le droit, etc.

Un renforcement écologique de la démocratie signifie donc faire jouer la concertation entre l’opinion et le pouvoir, ainsi qu’une plus grande autonomie du système politique, du droit, du public et de l’homme de la rue, contre la fausse et dangereuse sécurité d’une société soumise à la tyrannie de la règle à calcul.

Je proposerais deux principes solidaires l’un de l’autre : le partage effectif des pouvoirs et la participation du public. Pour toutes les questions et dans tous les organes liés au développement technique qui présentent une importance vitale pour la société, il devrait y avoir systématiquement place pour des opinions divergentes, des contre-experts, une pluridisciplinarité. La reconnaissance sans détour des incertitudes de la science permettrait à la politique, au droit et à l’opinion publique de s’émanciper de la tutelle technocratique. En surplomb d’une controverse pluraliste et publique entre experts et contre-experts, l’opinion publique jouerait un rôle de "chambre haute". En collaboration avec une sorte de "science populaire", elle exercerait un contrôle en deuxième instance sur les résultats des laboratoires. Pour juger les desseins du scientifique, les conséquences de ses activités et les dangers qu’il crée, elle appliquerait un critère en forme de question : quelle sorte de vie voulons nous vivre ?

Ulrich Beck

Ce texte est basé sur De la société industrielle à la société du risque (Revue Suisse Sociologique, 19 (1993), 311-37), abrégé par Christophe Bonneuil et visé par l’auteur.

Son livre, La société du risque, est paru au Seuil.