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Technologies de l’information et de la communication : de l’outil à l’appropriation des usages

2004

Au-delà de la technique et de ses aspects matériels, la mutation informationnelle pose des enjeux culturels et démocratiques. Michel Briand, adjoint au Maire de Brest, animateur de réseaux sur l’accès public (Créatif) et la diffusion des usages (Observatoire des Télécommunications dans la Ville, AVICAM, Vecam) et Denis Pansu, expert en animation de réseaux ouverts et utilisateur des technologies de l’information et de la communication dans les champs associatif, institutionnel et économique, analysent ici ces enjeux et tracent des pistes pour relever le défi.

La mutation informationnelle, au-delà de la net-économie, est avant tout une transformation de civilisation et les technologies de l’information et de la communication (TIC) en sont les outils. Au-delà de la technique, les réseaux sont avant tout une culture de mise à disposition d’information, d’ouverture à l’initiative des autres, d’élaboration coopérative. C’est une culture du faire ensemble qu’il nous faut construire.

Comme dans toute mutation, nous avons besoin de visionnaires pour anticiper les bouleversements, de médiateurs et médiatrices pour ne pas laisser au bord du chemin ceux et celles qui n’utilisent pas les mêmes codes de lecture et de régulation pour gouverner ensemble ces nouveaux territoires.

Le rôle du politique est déterminant. Il dispose même d’une opportunité extraordinaire pour peser dans l’évolution des comportements et des organisations, renouant avec la noblesse d’une charge trop assimilée ces dernières décennies à la défense d’une soi-disant libre entreprise.

Encore faut-il bien prendre en compte la notion d’usage associée aux TIC et ne pas rester obnubilés par les outils, aussi innovants soient-ils.

Nouvelles articulations, fondation de la gouvernance démocratique

La mutation informationnelle génère de nouvelles complexités, bouleverse les logiques d’action de l’ensemble des acteurs et actrices de la société. Les
acteurs/actrices se diversifient, les géographies se transforment, les interactions se multiplient ; cette réalité appelle une redéfinition des espaces publics pour renouveler les systèmes politiques actuels qui nous apparaîtront très archaïques dans 20 ou 50 ans.
De nouvelles articulations sont nécessaires pour sortir des situations de blocage subies par les citoyen-ne-s, c’est ce qui fonde un idéal en chantier tel que celui de la gouvernance démocratique.

Les flux d’information croissent de façon exponentielle, ce qui nécessite des capacités de pertinence bientôt hors de portée des groupes humains s’ils continuent à échanger comme au XXe siècle. Parallèlement, nous constatons que des clivages se renforcent (celles/ceux qui disposent d’un pouvoir et les autres) et d’autres deviennent prédominants (celles/ceux qui partagent le savoir du monde avec autrui et celles/ceux qui ne font que le vendre). Il est donc un enjeu majeur pour entrer dans ce nouveau millénaire : développer le dialogue entre acteurs/actrices en favorisant les espaces de concertation, garants de l’idéal démocratique.

Aujourd’hui quatre grands types d’acteurs/actrices sont présents : les gouvernements, les entreprises, les expert-e-s et les acteurs/actrices de la société civile partiellement représenté-e-s par les organisations non gouvernementales. Nous constatons chaque jour que l’information s’échange mal entre ces différent-e-s acteurs/actrices et ceux/celles en mesure de décider le font souvent sans disposer de toutes les données utiles. On peut en faire porter la responsabilité au politique mais tout le monde est concerné : c’est de notre devoir de réorganiser notre société et chacun-e est requis-e pour cet immense chantier. On ne peut demander plus de démocratie et rester specta-teur/trice.

La notion d’interface démocratique - que l’on pourrait aussi dénommer "point de rencontre des acteurs/actrices de la Cité"- doit être perçu positivement comme une évolution et non comme un simple remède à une crise de la représentation politique. Il s’agit bien d’un élément structurant pour allier à la démocratie représentative une démocratie participative.

Il faut pour cela encourager de nouvelles formes d’intervention humaine, centrées davantage sur la qualité de l’information et l’interconnexion de réseaux que sur la simple diffusion. Si l’on prend l’exemple d’un conseil de quartier ou d’une enquête d’utilité publique, la prise en compte de l’expression populaire requiert des relais jusque-là inexistants. Les "infomédia-teurs/trices", nouveaux individus acteurs du débat public, peuvent être les passeurs/passeuses d’une expression populaire enfin audible autrement que par sondage interposé. De telles compétences ont été identifiées dans le cadre du programme "nouveaux emplois-nouveaux services" mais leur développement demeure marginal.

Les outils d’aujourd’hui - forums électroniques, courriel, Toile - tâtonnent dans la mise en place d’une telle expression. Construire des plates-formes de concertation prenant en compte une multiplicité d’expression est donc essentiel. Les solutions intelligentes ne fonctionnent pas encore pour traiter la masse d’information à laquelle on est aujourd’hui confronté-e, les responsables politiques peuvent donc inciter à des programmes de recherche appliquée beaucoup plus ambitieux et pluridisciplinaires, il en va de leur capacité à pouvoir appréhender l’évolution du Monde !

Transformation des administrations locales, nationales et internationales

À l’heure de la réduction des services publics, l’amélioration du fonctionnement des administrations et le développement de réseaux de service public local sont essentiels pour promouvoir une nouvelle relation avec le/la citoyen-ne et améliorer les services de proximité aux habitant-e-s.

Les procédures administratives, encore extrêmement chronophages pour les fonctionnaires comme pour les citoyen-ne-s, s’en trouvent améliorées et l’équité renforcée, l’octroi d’une information ne dépendant plus de la volonté d’un individu (cf. les atteintes aux droits du/de la citoyen-ne dans certaines préfectures françaises).

L’élan pris au niveau central depuis maintenant trois ans est positif, même s’il reste à concrétiser au niveau local. Notons au passage qu’il fut initialement suscité par des "électrons libres" soucieux d’ouvrir une administration française repliée sur elle-même.
La notion de portail administratif du/de la citoyen-ne, rassemblant toutes les données administratives du/de la citoyen-ne pour un "service complet" est dangereux parce qu’elle implique la communication entre tous les fichiers administratifs, ce qui présage de graves atteintes aux libertés (rappelons-nous l’usage personnel qui a été fait par un policier d’un fichier du Ministère de l’Intérieur). À ce stade de développement, d’autres options devraient être retenues garantissant une stricte séparation des données personnelles.

Le développement du logiciel libre constitue une stratégie indispensable pour répondre aux objectifs précédents ; orienter le financement vers l’optimisation et l’évolutivité de programmes plutôt que l’achat de licence répond à la nécessité financière mais plus encore va s’avérer un élément-clé sur le plan démocratique pour ne pas être dépendant-e d’un fournisseur informatique (le récent projet d’administration électronique anglaise entièrement pilotée par Microsoft en est une illustration criante).

Autre facette de ce laboratoire en vraie grandeur : la nécessité de définir une politique de recyclage des matériels, pour réutiliser ce qui peut l’être et réduire la toxicité des composants électroniques. L’obsolescence des produits informatiques étant très rapide, les premières gammes d’ordinateurs vendus par millions d’exemplaires sont déjà au rebut (une directive européenne est en cours d’élaboration dont les lobbies industriels tentent actuellement de limiter la portée). On peut d’ailleurs supposer que de telles contraintes puissent produire des résultats positifs dans la mise au point de technologies encore plus intelligentes.

Mais ne survalorisons pas le niveau national. De fait, nombre de services sont rendus en proximité et l’innovation doit porter sur la création de portails de proximité répondant aux questions des habitant-e-s : comment faire pour inscrire un-e enfant-e en crèche, recevoir un papier administratif, avoir une information ? Les collectivités locales sont devenues un maillon essentiel du lien social, du vivre en société. Du silence ou de l’action des collectivités locales dépendra en partie le visage de la société.

L’usage des outils du multimédia et de l’internet, l’accès à la société informationnelle, est une préoccupation nouvelle des élu-e-s et des services, en ville ou en campagne. En deux ans les collectivités locales ont découvert beaucoup d’usages de ces nouveaux outils. Et pourtant que de freins ! Peu d’élu-e-s, de responsables utilisent, produisent directement de l’information. Permettre à chaque enfant d’apprendre à utiliser ces outils, les faire découvrir aux parents, faciliter l’usage aux associations, accompagner l’appropriation des enseignant-e-s, ouvrir des points d’accès publics de proximité dans les bibliothèques, les équipements de quartier, les maisons de retraite : allons-nous réguler une équité d’accès ou assister passif/passive au développement inégal ?

Comme appui de réseaux d’acteurs locaux et d’actrices locales pour le bien vivre dans le quartier, le projet local éducatif, le contrat d’agglomération, les nouvelles technologies sont un outil précieux pour travailler ensemble par projet, par territoire. C’est de la pratique sociale que naîtront beaucoup d’usages pertinents à condition d’avoir la volonté d’écouter les aspirations, de susciter, d’accompagner les projets.

Un déficit démocratique est clairement identifié lorsqu’on analyse la représentativité des acteurs/actrices présent-e-s au niveau européen et international. La dimension citoyenne doit être promue à tous les niveaux de l’édifice, dans tous les programmes et particulièrement ceux qui orientent les politiques industrielles. Face à l’absence de détermination des responsables, c’est de la capacité des réseaux citoyens à se fédérer et à faire pression que dépendra en partie cette prise en compte de la citoyenneté et d’une plus grande proximité.

Apprentissage de la société en réseau

Un point capital à prendre en compte dans une politique des TIC réside dans le fait que le clivage est culturel avant d’être matériel. L’accès au matériel informatique n’est donc qu’une petite partie de la question. L’exclusion se constate avant tout dans la difficulté de l’individu à discerner l’information pertinente. Cela implique donc une politique de sensibilisation et de formation qui ne soit pas limitée à la manipulation des matériels et logiciels (ce que les industriels et autres opérateurs Télécoms savent très bien faire).
Sur le plan de l’orientation professionnelle, il s’agit de détecter de nouvelles filières d’acteurs/actrices centré-e-s sur de nouvelles formes de gestion de l’information (cf. plus haut infomédia-teurs/trices). Il est révélateur de constater que les programmes des nouvelles écoles Internet suscités par le Gouvernement traitent essentiellement de techniques appliquées au commerce électronique.

Un autre aspect d’une politique volontariste pourrait être de favoriser le développement de nouvelles formes d’organisation adaptées à la logique réseau. La pérennité de milliers de PME-PMI et d’associations dépend de leur capacité à intégrer cette nouvelle culture de réseau. Des soutiens experts à la mise en réseau s’avéreraient tout autant nécessaires que les soutiens à l’exportation ou à l’embauche. La fonction d’observation des usages apparaît alors comme une mission d’utilité publique : souhaitons-nous être déterminé-e-s aveuglément par des outils ou comprendre le sens de leur utilisation ?

L’administration pourra œuvrer utilement si elle-même s’insère dans ce processus : favoriser la relation entre fonctionnaires de services déconcentrés et acteurs locaux / actrices locales donnera toute sa valeur à l’usage des TIC. La phase d’apprentissage des TIC que nous vivons peut inciter aux échanges entre acteurs/actrices, chacun-e n’étant pas figé-e dans une pratique particulière. À ce stade, de nouvelles coopérations entre chercheurs, chercheuses, acteurs et actrices sont souhaitables : les nouveaux processus se pensent en se construisant, l’observation du scientifique doit enrichir dynamiquement la pratique de l’acteur/actrice.

Enfin, nous terminerons par le rôle déterminant que peuvent adopter les responsables politiques dans la promotion d’une écologie informationnelle. Nous subissons la réduction de l’effet de serre par le développement des intempéries. Dans la société informationnelle, ce sont des flots d’information qui vont submerger les individus et les organisations, chacun étant produc-teur/trice et diffuseur-e.
Le risque est à la hauteur de l’enjeu : permettre à chacun-e une libre expression ne doit pas conduire à anéantir les processus collectifs d’appropriation et d’élaboration. Un objectif exigeant pour les vingt ans à venir sera d’inciter à une auto-régulation des flux d’informations, pour anticiper une pollution informationnelle. Apprendre dès le plus jeune âge et tout au long de la vie à produire collectivement l’information et à la partager constitue probablement le défi le plus important que notre civilisation ait à appréhender.

Michel Briand et Denis Pansu (mai 2001)

Pistes de lecture

– Jeremy Rifkin, L’Âge de l’accès, éd. la Découverte, 2000.

– Manuel Castells, L’Ère des réseaux, éd. Fayard, 3 tomes, 1999 et 2000.

– Jacques Robin, "L’avenir a-t-il besoin des humains ?", Transversales Sciences Culture n°64, juillet-août 2000 (et autres articles sur la mutation informationnelle dans cette même revue).

– Joël de Rosnay, La société de l’information au XXIe siècle, in Ramsès 2000, éd. Dunod.