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Altermondialisation : permanence et novation des formes d’engagement

2005

Enseignant-chercheur en science politique à l’Université Paris-IX-Dauphine, chercheur à l’IRIS-CREDEP, Eric Agrikoliansky analyse ici l’apparition du mouvement altermondialiste, ses attributs novateurs et son évolution dans un cadre national et international. Il apporte des éléments issus de recherches sur les participants au Forum social européen de Paris-Saint-Denis et au contre-sommet d’Evian qui se sont tenus en 2003.

EcoRev’ - On a beaucoup présenté le mouvement altermondialiste comme étant une forme de mobilisation nouvelle... Qu’en est-il ?

Eric Agrikoliansky - Le constat de nouveauté est un discours dominant auquel on ne peut pas se limiter. Le mouvement altermondialiste trouve ses racines dans des courants et des événements qui sont bien antérieurs à Seattle ou à la création d’Attac pour la France : avant 1999, il y avait déjà des mobilisations visant ce qu’on désigne aujourd’hui par le terme de mondialisation, par exemple à propos d’une répartition plus équitable entre le nord et le sud ou à propos de la dette du tiers-monde. La mouvance altermondialiste n’est pas une génération spontanée, c’est un espace de reconversion pour des traditions et des courants militants assez hétérogènes. On retrouve à la fois des gens issus des mouvements écologistes, du marxisme, des différentes branches de l’extrême gauche, des mouvements d’aide au développement, notamment à référence chrétienne, des "sans", des mouvements de défense des droits de l’Homme, du syndicalisme, etc., sans que ces affiliations soient exclusives.

On peut essayer de comprendre les mobilisations qui ont pour objet la mondialisation à travers les phénomènes qui ont affecté l’ensemble de l’espace militant français depuis 20 ans. Le phénomène de rétraction des années 80 par exemple, la baisse du militantisme, de l’activité des partis d’extrême gauche : toutes ces personnes qui vont se mettre à l’écart du militantisme et qui, à l’orée des années 90, vont retrouver des formes d’engagement plus autonomes des partis politiques. C’est l’hypothèse d’une autonomisation d’un espace des mouvements sociaux. D’une certaine manière, l’altermondialisme à la fin des années 90 est une cristallisation de ce mouvement de recomposition avec des liens inédits entre différentes mouvances.

Ce parti pris ne doit pas non plus rendre aveugle à toute nouveauté : il ne s’agit pas de tenir un discours dénonciateur, de dire qu’il ne s’agit que d’une reconversion pure et simple, une sorte d’avatar de ce qui existait déjà. Il y a sans doute de nouvelles articulations entre des revendications qui auparavant se développaient séparément. Il est tout à fait significatif que se croisent et s’articulent aujourd’hui dans les revendications altermondialistes les questions internationales relatives à la solidarité Nord-Sud et les enjeux liés à l’exclusion, au droit dfu travail aux services publics dans les pays du Nord. On avait deux univers de revendication relativement séparés et qui font sens aujourd’hui dans un même espace de prise de parole et d’action militante. Il y a sans doute là une première nouveauté qui consiste à connecter les enjeux qui étaient ceux des défenses catégorielles des pays industrialisés et les revendications liées à une répartition de justice au niveau planétaire, justice sociale ou liée à l’environnement.

Il y a un autre élément qui apparaît avec plus de force dans l’altermondialisme, c’est la réconciliation d’une posture caritative, qui a connu son apogée dans l’aide humanitaire des années 80, et d’une perspective politique. Les altermondialistes sont pour une justice globale, mais dans une perspective qui ne se limite pas simplement à essayer de soulager les malheurs de ceux qui soufrent : ils pointent des coupables, des responsables... les institutions financières internationales, un ordre mondial injuste, etc.
Quant aux répertoires d’action, je crois que la dimension internationale y prend une dimension nouvelle. Il y a une volonté affichée de se penser dans des réseaux internationaux de revendication, de prendre des cibles internationales. Ca ne signifie pas forcément que l’action est réellement internationale : cette transnationalisation ne méconnaît pas totalement les frontières de l’Etat-nation et les forums sociaux ou les contre-sommets sont majoritairement organisés par les militants des pays dans lesquels se déroulent les événements. Malgré tout, des efforts sont faits pour intégrer des formes de coopération internationale relativement nouvelles ; l’assemblée européenne de préparation des forums sociaux relie tous les mouvements en Europe qui sont partie prenante de cette dynamique, par exemple.

Toujours concernant les formes d’action, la nouveauté se situe moins au niveau de la créativité artistique - on trouvait des choses assez proches dans les années 70 - qu’au niveau des formes de coordination extrêmement souples que constituent justement les forums sociaux. Ce sont des structures dans lesquelles il n’y a pas vraiment de logiques d’appartenances, il n’y a pas de frontières, on n’est pas "à l’intérieur" ou "à l’extérieur", il n’y a pas de cartes d’adhésion, ni pour les militants et ni pour les organisations, il suffit simplement de signer une déclaration vague et qui ne fait pas vraiment débat. Donc pas de frontières, des logiques d’organisation horizontales avec peu de phénomènes d’institutionnalisation, peu de logiques oligarchiques, des prises de décisions au consensus. Ca ne veut pas dire qu’on est dans un monde irénique de la pure démocratie ! Ca pose d’autres problèmes, ça provoque des conflits, des tensions, il y a aussi des gagnants et des perdants, mais c’est une autre manière de fonctionner. Il y a une véritable logique d’inclusivité et d’extension maximale du réseau.
La nouveauté par rapport aux années 70 ou 80, c’est donc cette nébuleuse très hétérogène et très souple permettant d’agréger des causes très diverses, sans proposer de méta-cadre d’analyse - comme le marxisme dans les années 70 - qui intégrerait les luttes et les hiérarchiserait dans quelque chose de supérieur. Au contraire, là on est face à de l’agrégation, de la mosaïque, il n’y a pas un discours ou une idéologie plus formalisée qui intégrerait l’ensemble pour lui donner du sens.

On a l’impression qu’il y a peut-être un nouveau mouvement, mais qu’il n’y a pas de nouvel engagement. Ce sont des individus déjà engagés qui se trouvent un ennemi commun ou un espace commun. En outre, on a l’impression que la composante jeune est beaucoup moins importante en France que dans d’autres pays (Espagne, Italie, Grande-Bretagne, Allemagne)...

Le mouvement altermondialiste s’est construit sur l’activisme de militants déjà engagés. C’est pour une large part une mobilisation de mobilisations, de militants et de groupes déjà actifs...
Ce qui ne signifie pas qu’on ne trouve que des vétérans. La composition du public du FSE de Paris-Saint-Denis montre qu’il y a une forte proportion de jeunes (note 1) : 28% des participants que nous avons interrogé ont moins de 25 ans et la moyenne d’âge se situe à 35 ans. Et pendant la manifestation contre le G8 à Evian, il y avait une composante jeune assez présente pour les Français, à la fois du côté des libertaires (VAAAG) et du côté des intergalactiques (VIG), mais ils ne sont pas regroupés dans des organisations de masse (note 2). On peut être jeune et militant dans des associations, dans des ONG, dans des partis, etc. On a trop intégré le discours du désengagement des jeunes. Il y a peut-être moins d’organisations en France qui se revendiquent de la jeunesse et il est vrai que les représentants d’Attac - qui sont plutôt des hommes d’âge mûr - monopolisent l’attention sur eux. Pour la comparaison internationale, c’est peut-être juste une impression.

Quelle est la composition sociale du FSE de Paris-Saint-Denis en ce qui concerne les participants français ?

Les chiffres sont assez cohérents avec ceux du G8 d’Evian. Il y a une bonne répartition par sexe (51% de femmes) et une grande diversité des âges : un tiers de moins de 25 ans, un tiers de 25-40 ans et 40% de plus de 40 ans, dont 34% de 40-60 ans. Quant au profil socio-professionnel, on note une sur-représentation des diplômés, de personnes à fort capital culturel : 70% ont un DEUG, une licence ou plus de 3 ans d’études universitaires. Si on ajoute ceux qui ont le baccalauréat, on arrive à 82% des participants environ. 78% des participants qui exercent une activité salariée appartiennent aux professions intermédiaires, aux cadres ou aux professions intellectuelles supérieures ; les professeurs et les professions scientifiques - donc les enseignants - et les professions intermédiaires de la santé et du travail social sont particulièrement sur-représentés. 48% des participants sont employés dans le secteur public, contre seulement 22% dans une entreprise privée. 18% des participants travaillent dans le secteur associatif. Enfin, on compte 8% d’employés et 2% d’ouvriers.

Si le public est très homogène socialement, un clivage apparaît néanmoins au niveau de la pratique religieuse : 25% des participants se déclarent croyants, dont 75% de catholiques, ce qui montre l’importance de la présence de la mouvance chrétienne, d’aide au développement dans les événements du type du FSE.

Les militants du FSE sont plutôt issus de milieux sociaux favorisés, ils ne se situent pas dans une situation d’ascension sociale. Du fait de leur bonne insertion dans l’espace national, ils connaissent une certaine facilité à se projeter dans l’espace international. 40% déclarent avoir déjà vécu à l’étranger plusieurs mois, voire plusieurs années ; 48% ont des liens familiaux dans d’autres pays ; 80% parlent des langues étrangères (dont 40% deux langues et 16% trois langues). Ce qui montre bien que les questions et les revendications altermondialistes qui sont souvent présentées comme étant lointaines et distantes ne le sont certainement pas pour ces militants qui possèdent un fort capital culturel, ont voyagé, parlent plusieurs langues, etc.

A propos du dernier FSE de Londres, la presse a beaucoup parlé d’essoufflement du mouvement altermondialiste. Cela correspond à un moment où les sommets - et donc les contre-sommets - sont plus espacés, ce qui donne l’impression d’un mouvement qui ne vit pas en dehors de ces événements d’opposition, qui serait donc plutôt "anti " qu’ "alter"...

Les contre-sommets sont un moment fort de visibilité du mouvement, parce qu’ils sont couverts par la presse comme une question d’ordre public, de maintien de l’ordre : ce sont les affrontements avec la police, ce sont les casseurs, toutes ces images-là. Cela donne une résonance très forte au mouvement altermondialiste dans certains médias. Je ne suis pas sûr que ce soient ces moments-là qui soient les plus importants dans l’histoire de la structuration du mouvement. Ce qui est plus important, ce sont les forums sociaux. La dynamique qu’il y a autour des forums sociaux mondiaux et européens est très longue à mettre en place, à cause de la souplesse de ce phénomène d’agrégation. Les premières étapes consistent simplement à échanger à travers les traditions militantes nationales qui restent très prégnantes, la catégorie nationale est loin d’être dépassée. Ces formes de coordination sont très lentes à émerger.

La forme "forum social" pose des problèmes autant qu’elle en résout. Et parmi les problèmes, il y a la possibilité de pérennisation d’une structure de coopération qui change à chaque fois, puisque les organisateurs sont nationaux : les Italiens ont organisé le forum de Florence, les Français celui de Paris-Saint-Denis et les Britanniques celui de Londres. Tout est remis en chantier pour chaque FSE, ils essaient de conserver une sorte de base, de principes communs, mais il y a un problème d’institutionnalisation, de pérennisation des manières de faire. La structuration de la nébuleuse altermondialiste se heurte à cette répétition.

En contrepartie, on note des effets nationaux qui ne sont pas visibles immédiatement, mais qui sont très forts, de socialisation, d’émergence de noyaux qui sont au croisement de différents réseaux militants. Un des effets à long terme est que ça structure dans l’espace national un groupe de gens d’horizons différents qui deviennent des professionnels de l’altermondialisme ou qui vont s’intéresser durablement à ces questions. Par exemple la structure de préparation du FSE en France s’est pérennisée ; elle continue à se réunir en tant que noyau organisateur de ce qu’est l’altermondialisme en France. Ce qui constitue aussi une sorte de logique de concurrence à Attac.

Quant à l’impression d’essoufflement, je pense qu’elle est très liée à un essoufflement des journalistes qui trouvent les forums sociaux très ennuyeux : il y a des gens qui parlent, personne ne se bat, on ne casse pas de Mc Donald’s, José Bové ne vient pas... Il n’y a pas d’accroche médiatique très forte. Je n’ai pas du tout l’impression que le mouvement s’essouffle.

L’impression d’essoufflement vient aussi de l’absence de résultats et même d’une série de défaite...

La question de la mesure de l’impact d’un mouvement social se pose en effet. Si on considère que ce sont les effets directs, les effets d’influence d’un mouvement sur les décisions, alors il y a peu d’exemples de mouvements qui ont abouti directement à un succès. Je pense qu’on peut poser la question un peu différemment en disant qu’un des résultats de l’activité militante est de mettre à l’agenda un certain nombre de problèmes ou d’enjeux dans l’espace politique national ou international. Les mobilisations altermondialistes ont quand même eu un effet en plaçant des enjeux qui étaient délaissés ou peu traités au centre du débat politique (par exemple, les Institutions financières internationales, la régulation du commerce mondial, etc.).

Il ne faut pas raisonner en terme de "à quoi on a abouti comme décision concrète", mais en terme de "de quoi on parle". Les contre-sommets et les forums sociaux ont eu des effets assez importants dans un certain nombre de pays. L’empressement des élus ou des représentants de partis, qu’ils soient de droite ou de gauche, à être représentés à Porto Alegre par exemple,, ne doit pas être analysé en terme de récupération, ou en terme d’échec à cause de l’absence de décisions, mais comme le reflet de la diffusion dans l’espace politique de préoccupations qui ne l’étaient pas auparavant. Et il n’y a pas uniquement l’effet externe, mais aussi l’effet interne que j’ai évoqué, de fédération au sein les espaces militants nationaux. Qu’on puisse, depuis le FSE 2003, mettre à la même table en France des gens qui représentent les jeunes issus de l’immigration, la CGT, les fédérations Léo Lagrange et la Ligue des Droits de l’Homme connus pour leur ancrage laïc, des militants d’extrême gauche et des militants chrétiens engagés depuis longtemps dans le développement, des syndicats de salariés préoccupés par la croissance et des mouvements écologistes, ça a quand même des effets sur la recomposition de l’espace des mouvements sociaux !

Entretien réalisé par Olivier Petitjean et Ariane Jossin

Note 1 Les données citées dans cet entretien sont issues d’une enquête portant sur les participants au FSE de Paris-Saint-Denis en novembre 2003 (échantillon de 2200 personnes) et seront publiées dans un ouvrage à paraître en janvier 2005 : Eric Agrikoliansky, Isabelle Sommier, Radiographie du mouvement altermondialiste - Le second Forum social européen, La Dispute, Paris, 2005.

Note 2 Dans le cadre du contre-sommet d’Evian s’étaient constitués deux camps altermondialistes, le VIG (Village intergalatique) et le VAAAG (Village alternatif anticapitaliste et anti-guerre).