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Peut-on penser l’éducation d’après-demain ?

vendredi 6 mai 2005, par Jacky Beillerot

Professeur émérite (et oui c’est comme ça qu’on dit quand les universitaires quittent leurs chers labos !) à l’Université Paris X, Jacky Beillerot a depuis longtemps réfléchi aux enjeux de nos sociétés de savoir et aux perspectives dans lesquelles s’inscrit l’action éducative. Il en conclut que, loin des lendemains visionnaires, l’utopie est à réinventer sans cesse et au quotidien...

Un-e enfant dans ses 16 premières années vit 140 160 heures. Durant ce laps de temps, il/elle passera au plus 12 250 heures dans les écoles ; moins de 9 % de sa vie [1]. Loft story passionne des millions de téléspectateurs-trices, notamment les adolescent-es, et soulève chaque jour son lot de polémiques en tout sens. Un directeur d’école se rend dans un quartier défavorisé pour rencontrer les parents d’un élève trop souvent absent. Le père goguenard lui demande "quelle est votre voiture ?" - "Une Clio" répond le pédagogue. - "Regardez la mienne", rétorque le père pointant du doigt un magnifique coupé.
Ces trois clichés, certes déjà entendus, font partie de ces évidences que l’on oublie de questionner tellement on pense en avoir fait le tour. Pourtant, chacun à leur façon, ils soulignent la nécessité d’interroger nos sociétés sur la façon dont elles font face à des données qui prennent à contre-pied nos certitudes, nos habitudes, nos croyances et nos façons de faire. Comment les sociétés répondent-elles aux problèmes qu’elles identifient ? Mal ! Pour l’instant, on colmate.

C’est une tâche bien évidemment utile et nécessaire mais loin d’être suffisante. On court dans tous les sens mettre en place un dispositif ici, une mesure là. On tient tous les discours à la fois, du plus répressif au plus béat. On puise les innovations à mettre en place dans des recettes connues depuis 30 ans ou plus, ce qui veut dire qu’inventées depuis si longtemps pour les problèmes d’une époque, elles ont peu de chance de répondre aux problèmes d’aujourd’hui. Quant aux prévisions de l’avenir, elles dépassent rarement quelques années.
Et si on essayait de penser l’éducation de demain, par exemple, d’avoir une visée pour 2050 ?

L’état des opinions sur l’éducation sous toutes ses formes est éclaté, sauf à dire des banalités comme "l’éducation tout au long de la vie". Il n’y a pas aujourd’hui de ligne directrice claire et forte. On peut esquisser une comparaison qui sera sensible aux lecteurs et aux lectrices. Par le travail que l’on sait, l’écologie s’est imposée dans la vie politique. Certes, il reste beaucoup de choses à faire. Mais une réalité s’est imposée qui gagne un peu plus et un peu mieux chaque jour, aussi bien les Etats que les particuliers : on ne peut pas continuer à détruire notre planète en faisant n’importe quoi, en polluant le ciel, la terre et l’eau.
L’imposition de cette idée quasiment inimaginable il y a 50 ans oriente d’une manière simple et compréhensible les actions publi-ques et privées. Bien entendu on peut diverger sur les moyens, l’ampleur des problèmes, les réglementations, etc. Mais on ne diverge pas sur l’orientation ; détruire la biosphère est dangereux et mal. Et même si les Etats-Unis continuent à faire ce qu’ils veulent, cela ne durera pas éternellement.
On pourrait prendre d’autres exemples d’avancées réelles ces dernières décennies. On ne peut rien trouver de comparable dans les questions d’éducation. Pourquoi ? Sans doute parce que les bonnes questions n’ont pas encore été trouvées, et qu’il faut les trouver avant d’y répondre ; or, l’état de la question reste très difficile, car l’éducation est assurément une des tâches et une des fonctions les plus complexes des sociétés humaines. Quels sont les ingrédients qu’il faut brasser pour tenter de contribuer au commencement d’un avenir ?

Certainement une première chose : l’avenir n’est pas derrière nous. Ce n’est pas en ressassant la mythologie de l’école à la Jules Ferry que nous irons de l’avant. Ce n’est pas non plus en important un modèle tout fait d’un pays plus avancé que le nôtre. Toutes les sociétés sont confrontées non seulement aux mêmes difficultés, mais plus encore à l’absence de perspective.

On peut imaginer pour commencer le travail de confier à un groupe dont les membres seraient soigneusement choisis le soin de faire un bilan de 30 ans d’éducation, d’école et de formation en France [2] . Il est possible qu’il se dégagerait alors de cette étude des lignes de force qui dépasseraient ce que l’on sait : la massification des effectifs, une demi-démocratisation, la multiplicité des dispositifs et des filières, l’attention enfin portée à la maltraitance des enfants, la diplômisation croissante, etc.
Un bilan non pour lire l’avenir mais pour confirmer quelles sont les évolutions en profondeur.
Il faut en effet apprécier si, comme je le crois, ce sont les fondements, les fondations mêmes, séculaires, qui sont en train de se transformer à la vitesse des plaques tectoniques, c’est-à-dire lentement mais tout aussi inexorablement : on ne peut penser les contenus de l’éducation des futur-es citoyen-nes et citoyennes sans prendre en compte des phénomènes aussi radicaux que l’évolution du statut des femmes, les changements qui affectent la vie des couples et des familles, l’autonomie croissante et partielle des enfants, le "déconditionnement à l’autorité", l’invention du virtuel comme réalité, la diminution constante du temps de travail posté, l’exacerbation des tensions et les oppositions violentes en tout genre etc. Penser l’éducation de demain consiste donc à s’interroger sur l’intensité de ces phénomènes et se demander : "Quels sont les principes qui peuvent soutenir une nouvelle éducation, et partant une nouvelle école ?".

Mais auparavant, il faut encore éprouver si deux ou trois de nos certitudes peuvent ou doivent toujours être défendues.
La première est celle du contrôle de l’éducation. Dans toutes les sociétés, hier comme aujourd’hui, l’éducation est contrôlée, que ce soit celle dispensée par des familles ou celle des institutions. Comment imaginer le contrôle de demain ? Quelle place pour les Etats quelle que soit l’évolution de ceux-ci ? On peut imaginer une réponse totalement libérale où le contrôle principal est celui d’une régulation "spontanée" des acteurs/trices entre eux/elles, c’est-à-dire où les normes s’élaborent au fur et à mesure de l’évolution des pratiques individuelles. On peut aussi penser qu’une régulation politique, donc volontaire, demeure et demeurera nécessaire. Pourquoi ? Pour une raison essentielle : le libéralisme absolu en développant nécessairement les concurrences, provoque des inégalités croissantes, des injustices dont sont toujours victimes les mêmes, les plus démuni-es. Mais nous savons mieux aujourd’hui qu’une volonté politique qui organise des réglementations et des dispositifs produit à son tour des effets pervers. Il faudra donc être mieux capable de les anticiper.
Deuxième croyance : le partage de l’éducation des enfants et des jeunes entre la famille et le système scolaire. Les nombres rappelés au début de ce texte montrent qu’un temps considérable de vie échappe à l’école et maintenant aux familles elles-mêmes. Il en ressort deux questions : quelle nouvelle instance peut devenir responsable de l’éducation des jeunes ? Quelles institutions, nouvelles peut-être, peuvent concourir à tous les aspects de l’éducation non pris en charge par les deux instances traditionnelles ? Il serait temps de secouer l’éducation populaire d’un passé un peu poussiéreux pour imaginer ce que l’on pourrait inventer grâce à elle.

Troisième certitude : pour apprendre et se former il faut savoir pourquoi. Ce que l’on appelle un peu trop facilement, le sens des apprentissages. Les réponses comme "pour avoir un bon métier", ou "pour m’en sortir", buttes témoins des promotions sociales ne suffisent plus. Certes, depuis la Renaissance et encore plus depuis le XVIIIe siècle une belle réponse s’est répandue : la connaissance sert à l’émancipation, à la conquête des libertés, individuelles et collectives. Même si cette assertion peut encore être soutenue, est-elle suffisante ? Je ne le crois pas. Dans des sociétés où les jeunes sont né-e-s dans le sentiment de réelles libertés, de réelles ou promises aisances matérielles, travailler pour s’émanciper de ses chaînes mentales ou sociales n’a plus grand sens (ce qui n’est évidemment pas le cas pour d’autres sociétés où les misères sont encore dignes du XIXe siècle). Alors ?
Il faut chercher à élaborer une morale individuelle et collective qui exalte la réalisation de soi, peut-être autour de trois notions : apprendre pour créer, c’est-à-dire inventer, produire, de la beauté, du bien-être et de la justice. Apprendre pour déchiffrer le monde et l’univers entier. Apprendre enfin, pour éprouver et exercer une solidarité croissante de chacun-e envers tou-te-s.

Supposons donc que nous puissions trouver ainsi des réponses sinon unanimes du moins qui emportent l’adhésion de beaucoup. Que peut-on imaginer ?
Une éducation qui sera de moins en moins coercitive et qui par la force des choses sera de plus en plus négociée et ce, depuis le plus jeune âge. Finis sont les temps de la douce obéissance et du commandement hautain. Les humains se mettent à exiger du respect !
Une éducation dont l’éduqué-e individuel-le sera de plus en plus tôt responsable de lui/elle-même et donc de son éducation, avec les conséquences et les risques que cela comporte. Les adultes devront supporter d’être toujours responsables des enfants et de ne pouvoir parfois rien faire pour eux. Un renouvellement de la culpabilité, en somme.
Une "éducation scolaire" qui multiplie les situations d’apprentissage, dans et hors de l’école. Une école qui elle-même se transformera par l’abandon de ces bâtisses où on rassemble par centaines et par milliers des jeunes que l’on contraint des heures durant à rester le cul sur une chaise. Exit la coercition des corps.
Une éducation scolaire et non scolaire reliée aussi souvent qu’il est possible à une action, à une activité, car c’est seulement ainsi que l’on conquiert du pouvoir sur soi-même.
Une éducation qui développe enfin la coopération, l’activité collective, l’activité de groupe.

Ce ne sont sans doute que quelques propositions. L’important, pour l’instant, n’est pas de les accepter ou de les rejeter. L’important est de chercher à imaginer, donc à penser l’éducation d’après-demain.

Jacky Beillerot

A lire :

Jacky Beillerot, L’éducation en débats : la fin des certitudes, L’Harmattan, 1998.


[1Heureusement pour les adultes il dormira à peu près 60 000 heures ! Mais l’école ne représente encore que 15 % de sa vie éveillée.

[2En tenant compte évidemment du fait que tout appel à l’expertise nécessite aussi une réflexion sur le sens de ce recours et le processus de concertation qui ne laisse pas la seule parole de l’expert devenir la source de toute décision (cf. le dossier "Quelle science pour quelle société ?", EcoRev n° 5 - NdlR).