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Quelle alternative à Big Pharma ?

mardi 10 mai 2005, par Laurent Ziegelmayer

Syndicaliste CGT au sein d’Aventis, Laurent Ziegelmayer a pu observer le mouvement de fusion/externalisation du secteur pharmaceutique de ces dernières années. Aux logiques de profit, l’auteur oppose une approche du médicament comme bien public, et le projet d’un grand pôle public de recherche et de production pharmaceutique.

Évoquons l’insupportable réalité sanitaire de la planète : les maladies infectieuses ont fait 14 millions de morts en 1999, principalement dans les pays en développement, l’espérance de vie en Afrique Australe retombe au niveau où elle était en 1950 (44 ans), les structures scolaires et économiques de nombreux pays sont largement compromises par ces épidémies. 1,8 milliards de personnes n’ont pas accès aux traitements dont ils ont besoin tandis que 20% de la population mondiale (au Nord pour l’essentiel) consomme 80% des médicaments.

Les causes de cette situation sont nombreuses : la pauvreté, des systèmes de santé inefficaces ou inexistants, des plans d’ajustement structurels du FMI et de la Banque Mondiale qui conduisent à la destruction des services publics, notamment des systèmes de santé ; des régimes plus axés sur les dépenses militaires qui ne devraient plus trouver de soutiens au Nord ; des discours "révisionnistes" qui font dire au président sud-africain qu’il n’y a pas de lien entre VIH et Sida, obligeant l’association TAC à l’attaquer en justice afin que les traitements soient délivrés à la population.

Mais tout cela ne peut cacher le rôle de l’industrie pharmaceutique : médicaments trop chers, maladies dites "non rentables" négligées, traitements anciens devenus inefficaces. Le principal argument de Big Pharma reste la protection des brevets indispensables selon eux au financement de la recherche. Infirmons tout de suite ce mensonge : les budgets de marketing / publicité sont le double de ceux accordés à la recherche, les 10 plus grands labos américains ont fait 121 milliards de dollars de bénéfices en 2000, à comparer aux 10 milliards réclamés par Kofi Annan pour le fonds mis en place par l’ONU. Et puis Big Pharma évite d’évoquer les aides publiques, dont il bénéficie !!

Aventis, premier groupe français, a vu entre 1999 et 2000 son bénéfice progresser de 63% (environ 7 milliards de francs) tandis que ses effectifs ont fondu de 3300 salariés à travers le monde. Gilles Brisson (président du directoire d’Aventis Pharma S.A.) évoque dans un courrier du 16 mars dernier à l’ensemble des salariés que la propriété intellectuelle est la garantie du progrès thérapeutique pour tous. Comparons les paroles et les actes : la recherche sur le SIDA arrêtée au cours des années 90, sur le centre de recherche de Vitry, 10% des effectifs supprimés en 1998, la réduction du nombre d’axes de recherche d’une dizaine en 1989 (dont les antimalariques et les antisidas) à 2 en l’an 2001, le centre de Romainville dépecé... En plus de ces suppressions, une partie de cette recherche est externalisée dans des start-up avec tout ce que cela comporte : soumission totale aux marchés, mise en concurrence très forte des chercheurs, statuts sociaux au rabais....

La recherche pharmaceutique est prisonnière de ces logiques libérales. Les investissements sur les maladies infectieuses et parasitaires sont dérisoires.

– Sur 1393 nouvelles molécules sorties entre 1975 et 1999, seulement 13 concernaient ces maladies, 1% !!
– Quasiment aucune molécule n’est actuellement à l’étude sur la plupart de ces maladies. Toujours selon MSF, on en trouve seulement 3 en développement : 2 sur la malaria, 1 sur la tuberculose, en comparaison 8 à l’étude sur l’impuissance masculine, 7 sur l’obésité...
– Plus grave encore, rien dans les tuyaux pour les 5 à 10 ans à venir !!
– Enfin, on peut difficilement compter sur la recherche publique dont le poids diminue face au privé. Qui plus est, ses programmes sont de plus en plus des commandes du privé, par manque de financements publics.

La recherche du profit maximal détermine le choix des projets de recherche. Poussons la porte d’Aventis Pharma pour illustrer cette réalité. La direction a mis en place un système d’évaluation des molécules. Jusque là quoi de plus normal ? Il est basé sur une notation, éclairante d’une certaine logique. Prenons l’exemple d’un antibiotique. La note maximale est 87, le besoin médical est sur une échelle de 0 à 3, le marché potentiel de 0 à 10. En clair, si la molécule correspond à une maladie sans thérapie, elle obtient 3 points. Par contre, si cette molécule a un marché "potentiel" de 1 milliard de dollars elle obtient 10 points !

Abordons également les rapports de Big Pharma avec les pays du Sud : pillage des pharmacopées locales et du patrimoine génétique des populations, intimidation des états qui voudraient s’émanciper. Si ces pays ne peuvent bénéficier des traitements, les populations servent quand même parfois de cobayes pour la mise au point de ces médicaments.

Au Nord aussi, cette mainmise du privé pose problème : quel accès aux médicaments pour les populations les plus pauvres en constante augmentation ? Comment sont fixés les prix de ces médicaments et leur implication dans le financement de la protection sociale ? Comment un gouvernement peut il élaborer une ambitieuse politique de santé publique si l’industrie pharmaceutique va à son encontre (cf. la déclaration du PDG de Pfizer, qui - opposé au plan Guigou, a menacé de ne pas vendre ses nouvelles molécules en France)

Il ne faut d’ailleurs pas oublier justement le rôle des États occidentaux : soutien sans faille à Big Pharma, impassibles spectateurs devant les fusions, promotion d’accords internationaux renforçant les brevets, responsabilité sur la pauvreté au Sud. Portent-ils un réel intérêt à cette situation sanitaire dramatique ? Au récent sommet de Ouagadougou sur le sida, un seul ministre occidental était présent.

Au cours de l’année 2001, le vrai visage de cette industrie a été mis en lumière lors de nombreux évènements. Au cours du procès de Pretoria, elle voulait empêcher ce pays d’appliquer une loi de 1997 permettant de fabriquer ou d’acheter des médicaments à prix réduits. Paradoxe quelques mois plus tard, les USA, soutien des trusts lors du procès, imposent une baisse de prix à Bayer sur son traitement contre l’anthrax (Cipro) en menaçant d’importer des génériques ! Dans les mois qui ont suivi cette affaire, on a vu la multiplication d’accords sur les prix, mais souvent encore trop élevés et limités dans le temps, la mise en place du fonds de l’ONU (mais qui tarde à se remplir...). Le dernier événement fut le sommet de l’OMC à Doha, présenté par de nombreux commentateurs et médias comme une victoire pour les pays du Sud. En fait, ce fut avant tout un deal entre le Brésil et les USA. D’un côté, Brasilia peut continuer sa politique en interne, mais sans chercher à exporter sa production pharmaceutique. De l’autre Washington, mal à l’aise suite à l’affaire du Cipro, obtient l’ouverture d’un nouveau cycle de négociations commerciales.

L’accord de Doha divise le Sud en deux, il favorise les pays ayant des capacités de production (Brésil, Inde, Thaïlande...) au détriment de tous les pays qui n’en ont pas, et qui sont les plus touchés par les épidémies. Leur cas sera examiné d’ici fin 2002 dans un groupe de travail. De plus, il n’est sorti qu’une déclaration politique réaffirmant ce qui existait dans les accords "Trips". Le fond du problème n’est pas réglé, notamment en terme d’inexistence de la recherche sur les maladies tropicales. Dans ce cas, pas de problèmes avec les brevets, il n’y en a pas. Certains se réjouissent qu’enfin dans un tel sommet ce sujet soit abordé. Mais ne faut-il pas aller plus loin et imposer que l’OMC soit dessaisie de la santé ?

Malgré le deal de Doha, il est intéressant pour avancer des propositions d’évoquer l’expérience brésilienne : les soins contre le sida y sont gratuits, l’état a économisé plus de 420 millions de dollars pouvant être affectés à d’autres dépenses de santé, enfin entre 1995 et 1998, le nombre de morts du sida a diminué de 50% dans les villes de Sao Paulo et Rio. Jusqu’en 1996, le Brésil ne reconnaissait pas les brevets, et même la nouvelle législation permet toujours la fabrication de médicaments "génériques" pour cette politique de santé pour le moins originale. Il ne faut pas oublier un aspect essentiel (trop souvent mis de côté) qui a permis cette expérience : c’est la présence d’un secteur public - né d’une volonté politique - de recherche et de production pharmaceutique.

La plupart des idées avancées ces derniers temps épargnent en fait Big Pharma : pas mis à contribution pour le fond de l’ONU, pas d’antagonisme pour certains entre soigner les maladies "négligées" et profit, ou bien encore propositions d’incitations financières pour la recherche privée dans un récent rapport du parlement européen.

On peut, il est vrai avec un certain rapport de forces, imposer quelques baisses de prix, mais il serait illusoire de croire que l’industrie pharmaceutique n’essaiera pas de revenir sur ces concessions. Elle a peur d’une contagion au Nord, que les malades du Nord demandent eux aussi des baisses de prix, preuve en est l’exemple de l’état du Vermont aux USA. Cet état incite ses concitoyens à se fournir au Canada, où les médicaments sont moins chers. Cette initiative a été prise car la justice, saisie par des firmes, a annulé le plan "médicaments à prix réduits" initié par cet état pour les pauvres.

Pour rassurer ces trusts, certains proposent des prix différenciés en fonction du pouvoir d’achat des pays, y compris en interdisant les réimportations. Mais avec une telle proposition, on laisse de côté les populations pauvres dans les pays riches, en constante augmentation qui sont de plus en plus exclues des soins. Il serait illusoire de croire que dans un cadre exclusivement privé, sans réforme des brevets, la concurrence entre grands groupes pour la fabrication de génériques ferait réellement baisser les prix de manière durable. C’est un secteur où pour protéger les profits, l’entente est de mise. Prenons l’exemple de Pretoria, mais surtout la découverte récente aux USA et en Europe d’un accord illicite entre trusts sur le prix des vitamines !! Il faut dire également qu’aujourd’hui les génériques les moins chers (ceux du fabricant indien Cipla) restent encore hors de portée pour la plupart des habitants des pays pauvres.

En fait c’est bien de changements radicaux dont nous avons besoin. Il s’agit tout d’abord de débattre de la notion de propriété intellectuelle et de son appropriation. Les brevets dans ce domaine ne sont qu’une confiscation pour des intérêts lucratifs. Il faut sortir de ce système. Interrogé par un journaliste sur la propriété de cette découverte, le docteur Salk, créateur du premier vaccin contre la polio en 1955, répondit : "Eh bien le peuple, il n’y a pas de brevet. Peut-on breveter le soleil ?". Le médicament n’est pas un produit comme les autres, il faut le considérer comme partie intégrante de la politique de santé, comme un bien public, au même titre que l’eau, l’énergie...

La recherche, la production et la distribution pharmaceutique ne doivent donc pas être régis par les lois du profit, sous le contrôle exclusif de quelques grands groupes privés. En France dans les années 80, nous avons connu une nationalisation d’une partie de l’industrie pharmaceutique. Cela n’a pas empêché des scandales comme l’Oltipraz, traitement contre la bilharziose découvert chez Rhône-Poulenc mais jamais produit. Cela n’a pas permis la constitution d’un grand pôle pharmaceutique permettant de répondre aux besoins. En fait le but était de remettre ces entreprises à flot, ce qui a permis des privatisations juteuses ensuite. Il faut donc aller bien plus loin dans la réflexion. Il y a donc la nécessité d’une mise sous contrôle public, mais avec un mode de gestion qui ne soit pas calqué sur le privé. C’est vers la constitution d’un grand pôle public de recherche et de production pharmaceutique qu’il faut aller, géré par les chercheurs, les salariés, impliquant les syndicats, les associations de malades, les ONG, pôle public très ouvert sur les collaborations internationales notamment avec le Sud, pôle public dont les décisions seraient impulsées par le débat démocratique et non par le profit.