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Revenu garanti et biopolitique

vendredi 1er décembre 2006

Dans une mise en perspective critique parue dans la revue Alice, Bernard Aspe et Muriel Combes font le tour des principales critiques adressées à la notion de Revenu Garanti. Ils font part également de leurs interrogations quant au refus des chômeurs et des précaires à prendre à bras le corps la proposition d’un Revenu Social Garanti. Une paradoxe qui laisse à penser que le Revenu Garanti est une condition peut-être nécessaire mais pas suffisante pour dépasser la question du sens ou de l’utilité de l’implication ou de l’engagement dans le travail.

[...] En France, tout au long des années 80, des revues comme Nous voulons tout ou Cash ont développé une réflexion militante, en rapport étroit avec tous les mouvements d’auto-appropriation, centrée sur le revenu garanti comme énoncé politique, c’est-à-dire comme attaque directe de la valeur-travail. De ce point de vue, la création, en 1988, d’un Revenu Minimum d’Insertion apparaît comme une opération de pouvoir visant à briser une dynamique offensive. L’instauration du RMI n’a pourtant pas signé la fin des luttes autour du revenu mais a plutôt contribué à en préciser - par contraste - les enjeux. Tout au long des années 90 (des luttes étudiantes de 1990 aux grèves de décembre 95 en passant par la protestation de 1994 contre le CIP), une partie de la gauche radicale se bat pour l’instauration d’un revenu optimal (c’est-à-dire un revenu qui ne soit pas un geste caritatif de rétribution de la misère, un simple moyen de maintenir les pauvres en vie sans les sortir de la pauvreté) et garanti (c’est-à-dire n’exigeant pas une contrepartie d’insertion sous forme de recherche d’un emploi salarié). À une mesure de contrôle social (le RMI), la revendication d’un revenu garanti optimal répond par l’affirmation qu’une production sociale, c’est-à-dire à laquelle même les individus réputés "improductifs" : chômeurs, vieux, enfants... participent de fait, ne serait-ce qu’en consommant (des programmes télé, des services, etc.), exige une rétribution sociale. Dans la lutte des chômeurs pour un relèvement de 1500 F des minima sociaux - ce qui porterait le RMI par exemple à un montant d’environ 3900 F pour une personne seule -, on peut voir une diffusion plus massive de la revendication d’une rétribution sociale. Car le statut de débat public que l’on accorde désormais à l’alternative "travail ou revenu" donne à penser que cette revendication d’un revenu décent avec ou sans travail est désormais "audible" (bien que loin d’être satisfaite).

Objections et limites internes

Pour autant, il serait prématuré de conclure à partir de là à une hégémonie tendancielle de cette revendication. Deux obstacles majeurs apparaissent, qui n’ont ni le même statut, ni la même portée :

– Tout d’abord l’objection "travailliste" qu’elle rencontre souvent, et que l’on peut ramener à ceci : "Qui ne travaille pas ne mange pas, on ne peut tout de même pas être payé à ne rien faire". Cette objection, même si elle demeure massive, n’est pas très sérieuse, y compris lorsqu’elle est portée par les militants de gauche ou d’extrême-gauche les plus sincères. Dans un monde où chacun est amené à reconnaître la difficulté toujours plus patente à tracer une frontière entre travail et non-travail (d’où l’inanité des pseudo-débats sur la très idéologique "réduction du temps de travail"), continuer de défendre la "valeur-travail" relève de la pure et simple cécité. Elle ne peut à terme qu’apparaître pour ce qu’elle est, à savoir un attachement disciplinaire à une prétendue valeur en soi du travail. Lorsque les soviétiques faisaient l’éloge du travail, au moins se référaient-ils à un ensemble d’opérations concrètes, matérielles, que l’on voit exaltées par exemple dans les films de Dziga Vertov. Nos apologues contemporains de la valeur-travail seraient bien en peine, aujourd’hui, de faire preuve d’un tel souci de concrétude, et pour cause : il n’est plus possible d’isoler un type d’activité comme exemplification de ce que serait à proprement parler le travail aujourd’hui. En ce sens, l’exaltation in abstracto de la valeur-travail, détachée de tout référent concret, n’est pas autre chose que la survivance d’un mot d’ordre pétainiste ;

– Le deuxième "obstacle" est autrement plus profond ; autant il est possible de faire l’hypothèse d’un dépassement de l’objection travailliste, et de souhaiter que ce dépassement ait lieu le plus rapidement possible, autant pour ce deuxième aspect, auquel se sont trouvés confrontés les militants du revenu garanti, les choses sont beaucoup plus emmêlées. La revendication d’un revenu garanti pour tous rencontre en effet très souvent une résistance, de la part de ceux qui devraient pourtant se sentir principalement concernés (chômeurs ou précaires). C’est celle qui consiste à y voir une revendication qui ne parvient pas à poser le problème du sens ou du non-sens, de l’utilité ou de l’inutilité de l’activité accomplie au travail. Autrement dit, la revendication du revenu apparaît comme trop instrumentale, voire bassement "matérielle", alors que ce qui est désiré, au moins autant qu’une rémunération convenable, c’est que soit restitué, développé, le sens de l’agir. Si peu de gens se sentent impliqués dans la militance centrée sur le revenu, c’est avant tout parce qu’ils ne voient pas là une revendication qui mérite un engagement véritable et constant. Or, à ceux qui véhiculent cette résistance, il ne suffit sans doute pas de conseiller d’abandonner leur emploi pour revendiquer un revenu qui leur permette de se consacrer à l’activité de leur choix. Car une réponse de ce type postule que l’autre, celui qui n’est pas convaincu de militer pour un revenu, est forcément quelqu’un qui n’a pas encore compris les enjeux du mot d’ordre, n’est pas conscient de la nouvelle nature de l’exploitation comme exploitation généralisée des désirs et des affects, de la capacité à inventer, à communiquer, etc. Pourtant, l’objection faite à la revendication du revenu est intéressante en ce qu’elle indique peut-être une limite, non pas de la revendication comme telle, mais de ses présupposés quant à la nature de la subjectivation politique.

Reprenons l’analyse de façon plus détaillée : un des aspects sur lesquels s’appuie le mot d’ordre du revenu garanti est celui du devenir "immatériel" du travail depuis l’entrée dans ce que l’on appelle désormais la phase post-fordiste du capitalisme (marquée par la production flexible, le zéro stock et la polyvalence de la force de travail). En effet, dès lors que la source de la survaleur n’est plus une certaine quantité de force de travail dépensée pendant une certaine quantité de temps (l’unité de mesure étant la journée de travail), mais l’intelligence comme qualité sociale, et plus généralement une aptitude générique à réagir face à l’imprévu et à communiquer, on ne peut plus mesurer la rémunération au temps individuellement travaillé. S’impose un partage de la richesse produite entre tous, tel que chacun puisse vivre décemment. Si la vie, la pensée, les affects de chacun sont investis comme tels dans la production, si l’exploitation est désormais diffuse (et pas réservée à ceux qui disposent d’un emploi salarié), chacun peut et doit revendiquer sa part à la richesse socialement produite. De l’une (l’analyse des mutations du système productif) à l’autre (la revendication du revenu) la conséquence semble bonne. Mais alors, que faire des résistances de ceux qui, de manière insistante, disent que pour eux, la question de la rémunération importe moins que celle du sens de leur activité ? Des travailleurs sociaux qui refusent de se faire les outils purs et simples du contrôle social et cherchent à inventer des agencements pour aider ceux qu’ils sont supposés "assister" ; ou des informaticiens qui mettent au point des logiciels via internet et le potentiel d’intelligence collective que recèle le réseau, quitte à ce qu’un géant du software les commercialise ; mais aussi de tous ceux qui hésitent à saboter leur travail, même s’il leur semble en partie absurde ou indigne, parce qu’il y va à leurs yeux de leur propre dignité ? Un constat s’impose : malgré le nécessaire rejet, sur lequel nous avons insisté, de l’idéologie de la "valeur-travail", on ne peut convoquer aujourd’hui le "refus du travail" qui était le complément immédiat de la revendication du revenu dans les années 70. Il s’agit de chercher à comprendre précisément pourquoi. Et il faut reconnaître sur ce point que l’analyse du devenir-immatériel ou "virtuose" de tout travail, précieuse dans ce qu’elle indique des mutations de l’agir et de la nature de l’exploitation, laisse en suspens la question de savoir comment se recompose désormais dans nos sociétés post-fordistes, au sein des sujets, la jonction entre les processus "objectifs" de domination et l’adhésion "subjective" à ces mêmes processus. Or, on ne voit pas comment une économie de l’immatériel ou de l’information, comme on voudra, pourrait fonctionner sans assujettir les individus, sans susciter en eux une forme nouvelle de servitude volontaire.

– La "mobilisation totale", les capitalistes, entrepreneurs, directeurs de marketing et autres le comprennent de mieux en mieux : le système repose essentiellement sur l’adhésion subjective de ceux qu’il emploie. L’écueil immédiat serait pourtant de conclure à une sorte d’ "aliénation" généralisée et cela pour deux raisons : ce que nous appelons "adhésion subjective" d’un individu à son travail, à son entreprise, à ses fonctions, etc. ne doit pas être décrit comme un processus d’intériorisation de valeurs tout d’abord extérieures (étant celles que le "système" imposerait) et qui comme telles produiraient une sorte de fausse conscience. Ce schéma marxiste, abondamment utilisé par les Situationnistes et, bien avant, par l’école de Francfort en Allemagne, n’est qu’une simplification idéaliste des processus concrets. Ainsi, aujourd’hui, il ne s’agit pas avant tout pour les individus au travail d’intérioriser la "culture d’entreprise" : c’est bien plutôt l’entreprise (que Gilles Deleuze a raison de caractériser comme "une âme, un gaz") qui va désormais chercher à "l’extérieur", c’est-à-dire au niveau même de la vie quotidienne de tout un chacun, les compétences et les capacités dont elle a besoin . C’est en ce sens que l’on peut parler d’une "mobilisation totale" des capacités et des dispositions, y compris affectives, de tout un chacun ; mobilisation au moins virtuelle, en ce sens qu’il ne nous est plus possible de savoir à partir de quand nous sommes désormais "en dehors" de ce qui peut nous être demandé au travail. À la limite, ce n’est pas le sujet qui adhère au travail ; ce serait plutôt le travail qui adhère (qui colle) au sujet.

– Si les finalités du travail sont presque toujours en fin de compte indignes ou dérisoires, ce qui est mobilisé des sujets ne l’est pas : l’enseignant qui se débat avec un programme sans intérêt et des tâches disciplinaires aussi humiliantes pour lui que pour ses élèves, le graphiste qui travaille à la conception d’un logo de marque de lessive, l’informaticien employé à inventer des moyens pour barrer l’accès à des informations numériques sur le réseau, utilisent à ces fins la même intelligence et la même énergie que celles qu’ils mettent en œuvre pour écrire un poème, concevoir une affiche d’agitation politique ou inventer un logiciel pour "craquer" des codes informatiques... Pourquoi tous ceux-là et beaucoup d’autres ne sabotent-ils pas leur travail ? Là encore, pour expliquer cela, nul besoin d’invoquer quelque "intériorisation" que ce soit des injonctions entrepreneuriales. Mais tout simplement, que veut dire "sabotage" lorsque l’activité à saboter, aussi pauvre et inepte soit-elle, engage pour être réalisée la puissance mentale, intellectuelle et affective, d’un individu ? On peut saboter, aussi fatigant qu’il soit, un travail d’assemblage à la chaîne qui ne requiert que la mise en œuvre d’une force de travail sans qualification ; mais que signifie saboter un travail qui mobilise notre virtuosité ? Il y va de ce qui définit la valeur d’un individu à ses propres yeux, c’est-à-dire, à la limite, sa dignité. Et ce n’est pas là une question de morale... Mais lorsque ce qui, d’un individu, est mis au travail est non seulement sa capacité à inventer des solutions à des problèmes, mais de façon plus globale, celle qui lui permet de créer des relations humaines, tout sabotage prend immédiatement la forme d’un mépris de soi et des autres. Bien sûr, il ne s’agit pas ici des pratiques de détournement ou d’appropriation qui consistent à faire usage des moyens de production à ses propres fins (par exemple, faire circuler et récupérer des informations sur internet depuis son lieu de travail). Pratiques qui ne relèvent pas à proprement parler d’un sabotage de la production, mais plutôt de l’aménagement d’une marge de liberté au sein du travail contraint. Le "sabotage" dont nous parlons ici, c’est celui qui apparaît par exemple à cause de la lourdeur hiérarchique et de la démotivation qu’elle crée, comme ce peut être le cas dans le milieu hospitalier ou dans le système éducatif. Sabotage qui ne signifie plus offensive contre l’exploitation mais renoncement à accomplir les tâches qui définissent un métier. La question que posent en somme ceux qui parlent du "sens" de l’activité, n’est-ce pas celle de savoir comment ne pas investir sa propre dignité dans une activité indigne ? Question d’une résistance à inventer face à la nouvelle forme de "mobilisation totale" (des aptitudes, des affects, des relations intersubjectives...) que requiert désormais le capitalisme pour se perpétuer. Une telle mobilisation, si difficile à contourner que chacun expérimente en soi à cause d’elle une schizophrénie douloureuse, la revendication du revenu la laisse inentamée.

Bernard Aspe et Muriel Combes