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Pas de zéro de conduite

Les troubles expertises de l’Inserm en santé mentale

lundi 26 février 2007

La délinquance est-elle prévisible ? à l’écoute des débats qui entourent le projet de loi de prévention de la délinquance, qui prône notamment une détection très précoce des "troubles comportementaux", ou bien encore la récente expertise de l’Inserm, qui préconise le dépistage du "trouble des conduites" chez l’enfant dès le plus jeune âge, il semble que nous entrons dans une ère inédite de la compréhension et du traitement des troubles de l’enfant. Psychanalyste, Professeur de Psychopathologie clinique à l’Université d’Aix-Marseille I, Roland Gori examine les motivations profondes de cette approche singulière. En opérant cette confusion des registres -du médical au politique- ne s’agit-il pas de procéder à l’acceptation progressive du caractère prédictible de l’acte délinquant, ultime tremplin pour une politique répressive inédite en matière de prise en charge de la souffrance individuelle ?

Le collectif "Pas de zéro de conduite pour les enfants de trois ans" a lancé une pétition qui a recueilli à ce jour près de 200 000 signatures. Nous avons depuis organisé des réunions scientifiques et des débats citoyens, nous avons publié un ouvrage [1], organisé un colloque [2] et rencontré le ministre de la Santé, comme les parlementaires de tous bords politiques. Cette mobilisation sans précédent des professionnels de l’enfance (pédiatres, pédopsychiatres, psychologues, psychanalystes, travailleurs sociaux) et des parents, s’est révélée être un refus citoyen, une opposition civile aux dérives scientistes des "experts" et à l’instrumentalisation idéologique des résultats contestables de leur étude. Les promoteurs du chantier gouvernemental de la prévention de la délinquance ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en se référant de manière incessante à ce rapport d’expertise pour défendre les dispositions sécuritaires de leur projet [3]. Les "experts" ont eu beau protester quant au "détournement" idéologique de leurs "travaux", il convient de se demander si la manière même dont ils ont traité la question ne contenait pas déjà en elle-même les risques de ces dérives idéologiques. En se basant sur une classification américaine utilisée à des fins épidémiologiques, les experts font de la mauvaise conduite et de la turbulence des très jeunes enfants un facteur prédictif de la criminalité et de la délinquance. Sans entrer dans le détail de cette expertise, il nous faut néanmoins souligner qu’elle débouche sur des "recommandations" incitant à la surveillance des enfants, au dépistage très précoce de leurs écarts de conduite, à leur prise en charge médicale par des thérapies cognitivo-comportementales et par des psychotropes.

Indirectement, l’étude participe à la stigmatisation de certains milieux sociaux défavorisés et plus directement à la normalisation des recherches et des pratiques en santé mentale sur le modèle spécifiquement anglo-saxon.
L’expertise de l’Inserm confond systématiquement la prévention médicopsychologique et la prédiction des déviances sociales. Elle surmédicalise la souffrance psychique et méconnaît les facteurs sociaux et environnementaux. Elle biologise l’humain et naturalise tout autant le psychisme que les inégalités sociales. Elle fait de l’enfant un "animal de laboratoire" comme un autre qu’il faudrait suivre à la trace par un "carnet de comportement", sédaté par des psychotropes et corrigé par des conditionnements.

Il convient tout d’abord de remarquer que cette expertise de l’Inserm n’est pas isolée et contingente. Elle s’inscrit dans la politique des expertises collectives de l’Inserm soucieuse d’annexer ces dernières années le champ de la santé mentale avec les moyens, les méthodes et les concepts des sciences biomédicales. En soi, déjà, ce dispositif n’est pas neutre et on pourrait légitimement se demander s’il ne vient pas démontrer aujourd’hui les hypothèses avancées en son temps par Michel Foucault sur le "biopouvoir", la "biopolitique des populations" et autres "somatocraties" et leurs vocations politiques à participer à des formes de gouvernementalité des conduites sociales. Et ce d’autant plus qu’a contrario des principes fondateurs des expertises collectives initiées par l’Inserm en 1993 à partir de l’affaire du sang contaminé, les "expertises scientifiques" réalisées dans le champ de la santé mentale n’ont pas réuni l’ensemble de la communauté scientifique et n’ont pas évité "les conflits d’intérêts" des experts. Bien au contraire la direction de ces expertises collectives a largement puisé, pour ne pas dire exclusivement, dans le "vivier" des partisans de la neurobiologie des comportements, des prescripteurs de psychotropes et de thérapies cognitivo-comportementales. Elles se réfèrent ainsi quasi exclusivement à la psychiatrie étasunienne et leurs méthodologies proclament à l’envi les intérêts fabuleux de la neurobiologie des comportements.

Nous sommes donc face à une politique épistémologique et idéologique de l’Inserm dont la cohérence et la consistance se déduisent des références nord-américaines (canadiennes et étasuniennes) soutenues, dans les milieux universitaires en France, par les partisans d’une psychologie cognitivo-instrumentale mais refusés par la grande majorité des praticiens de santé mentale.
La critique massive de cette dernière expertise par des scientifiques et des médecins renommés, notamment le Président du Comité Ethique de l’Inserm et le Président du CCNE , a révélé au grand jour les défauts de ce rapport et sa tendance à se transformer en rhétorique de propagande au profit des outils de diagnostics et des traitements nord-américains. Or comme la presse internationale l’a rappelé à juste titre et à plusieurs reprises, aux Etats-Unis les laboratoires pharmaceutiques ont été les premiers bénéficiaires de ce type de dépistage et les experts qui ont contribué à construire depuis 25 ans les "nouveaux" outils de diagnostic (DSM III et DSM IV), lesquels avaient, pour une majorité, des liens étroits avec les industries de santé.
Cette dernière expertise (2005) s’inscrit dans une ambition de l’Inserm d’évaluer "scientifiquement" les recherches et les pratiques de santé mentale et de normaliser les "psys" qui les mettent en œuvre ("Troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent" en 2002, "Psychothérapies, trois approches évaluées" en 2004, "Autopsie psychologique" en 2006, etc.). La même logique prévaut dans toutes ces expertises : "surmédicaliser" les souffrances psychiques et sociales en les plaçant sous la tutelle théorique et méthodologique des modèles animaux et expérimentaux. Et ce jusque dans les expressions linguistiques qui partent de l’éducation comme de "l’élevage à l’occidentale" et qui désigne "l’être humain" telle une "espèce" comme une autre.

Avec la dernière expertise, les promoteurs de ce type de recherches et de pratiques psychiatriques sont allés trop loin. On connaît aujourd’hui les effets Pygmalion de ce type d’"annonce" et de dépistage psychiatrique. On connaît aussi les dangers encourus par les abus et les mésusages dans les traitements par antidépresseurs et par psychostimulants des "troubles" de l’enfant et de l’adolescent : suicides, problèmes cardiovasculaires, risques de mort subite etc.. L’expertise, comme le projet de prévention de la délinquance qui s’en inspire, méconnaissent systématiquement le travail de terrain et le savoir clinique précieux qui s’en déduit. Mieux, les experts prônent la normalisation de ces pratiques et de ces praticiens de terrain, que manifestement ils ne connaissent pas et dont ils n’ont pas le métier. Là encore le diagnostic se trouve dissocié de la prise en charge préventive et thérapeutique dans laquelle, lorsqu’il s’agit de la santé mentale, il s’inscrit.
Alors pourquoi de telles recherches sont-elles encouragées ? Pourquoi émergent-elles avec insistance de la "niche écologique" de notre culture ? Pourquoi la notion "molle" et "flexible" de "troubles du comportement" s’est-elle substituée en 1980 (DSM III) aux catégories psychopathologiques traditionnelles (névrose, psychose et perversion) ? Pourquoi au nom de la "science" les psychologues et les psychiatres se feraient-ils "les instruments d’un pouvoir qui transforme l’homme en instrument" (Canguilhem) ? Pourquoi ce triomphe arrogant du scientisme en psychiatrie et en psychologie d’autant plus illégitime que la plupart de ses concepts se sont avérés extrêmement poreux eu égard à la culture et à l’idéologie nord-américaines ? Si ce n’est parce que, plus que jamais, la médecine, la psychiatrie et la psychologie se révèlent, aussi, comme des pratiques de contrôle social participant toujours davantage au gouvernement des conduites.

Et dans notre culture démocratique et ultralibérale, les pratiques de gouvernementalité des individus tendent à se prévaloir des connaissances "scientifiques" pour dépister, prévenir et traiter les risques de déviance sociale des populations. La mise en place de dispositifs sécuritaires qui quadrillent les populations à risques et participent à la normalisation sociale des individus a besoin d’un "gommage anthropologique" de la déviance et doit impérativement la naturaliser. Les notions "flexibles" et "molles" de "trouble des conduites" et de "trouble du comportement" permettent ce quadrillage sanitaire des populations et cette gestion technocratique des individus invités à consentir librement à leur servitude. Les souffrances psychiques et sociales se révèlent solubles dans l’expertise des comportements dont on doit toujours davantage vérifier férocement et précocement les écarts. En psychiatrie adulte, cela se nomme une "clinique des gens fragiles". En pédopsychiatrie un tel dépistage précoce dissocie le diagnostic du soin, tend à participer à une vidéosurveillance des enfants et à une pharmacovigilance de leurs comportements. Le sujet éthique que construit cette éducation sanitaire des mœurs invite l’individu à s’autocontrôler, à s’autogouverner et, à défaut, à se trouver très tôt assisté par des experts chargés d’améliorer son taux de rentabilité comportementale. De telles procédures de normalisation sociale participent du désaveu complet de la part que l’environnement prend à produire de la déviance. Nul besoin de soigner quand la maintenance sociale suffit et que le médecin ou le psychologue deviennent des experts en conduites. C’est alors que la santé devient "totalitaire".

Roland Gori


[1Pas de zéro de conduite pour les enfants de 3 ans ! Ouvrage collectif, Toulouse, érès

[2Colloque organisé par le collectif de "Pas de zéro de conduite", "Tout le monde aura été prévenu", Paris, 17 juin 2006.

[3"L’expertise médicale otage de l’obsession sécuritaire" par Jean-Claude Ameisen et Didier Sicard, Le Monde du 23 mars 2006.