Accueil > Les dossiers > Du printemps 2006 à l’été 2007, du n° 22 au 27 > N° 26 (printemps 07) / sens de la décroissance > Dossier > La décroissance, "une approche non anthropologique de l’écologie"

La décroissance, "une approche non anthropologique de l’écologie"

dimanche 15 avril 2007, par EcoRev’

Mystique, non scientifique, pas assez radicale. Le portrait au vitriol dressé par l’un des tout nouveaux présidents d’ATTAC est sans appel. Une chose est sûre, pour Jean-Marie Harribey, la théorie de la décroissance n’est pas marxiste. Là est son principal défaut. Mais encore ?

EcoRev’ - Sans nier la crise environnementale et sociale à venir ou qui s’installe, vous êtes critique des divers mouvements qui s’accordent sur le terme de décroissance. Quels sont vos principales objections ?

Jean-Marie Harribey - La distance critique vis-à-vis de la décroissance et du refus du développement n’invalide pas la critique du productivisme.
1) Si le mot d’ordre de décroissance était appliqué indistinctement, et a fortiori sans limite, à tous les types de productions et à toutes les populations du monde, il omettrait deux éléments essentiels : les tendances démographiques et les besoins humains. Selon les projections moyennes aujourd’hui réalisables, la population mondiale augmentera de moitié dans les 50 ans à venir. Beaucoup de théoriciens de la décroissance laissent entendre qu’il faut diminuer la population mondiale, la diviser par deux disent certains. Sauf à pratiquer des politiques eugénistes, ce projet est absurde.
2) D’autres, parfois les mêmes, récusent l’idée que les pays pauvres doivent pouvoir construire des réseaux d’adduction d’eau, des écoles, des centres de soins, au motif qu’il s’agirait d’une projection des valeurs occidentales. C’est la négation même de tout développement humain.
3) Aucun théoricien de la décroissance ne pense les transitions nécessaires, notamment les investissements colossaux pour reconvertir les systèmes énergétiques, les systèmes de transport, l’habitat et le chauffage, l’urbanisme, etc.
4) Quelques-uns proclament la "sortie de l’économie", sans voir qu’un pan entier de l’économie se situe dans une logique non marchande (éducation, santé, retraites) bien que monétaire, c’est-à-dire à travers laquelle une partie de la richesse est socialisée. Ce point reste incompris de beaucoup de critiques frustes du PIB. De la même façon, très peu ont compris l’enjeu de la réduction du temps de travail comme manière d’utiliser les gains de productivité pour autre chose que produire toujours davantage et pour concevoir un plein emploi sans avoir besoin de recourir à la croissance.
5) Le refus du capitalisme des partisans de la décroissance ne se fait pas sur la base de la critique des rapports sociaux mais le plus souvent au nom d’un "ordre naturel" dont nous aurait chassé la modernité. Il ne faut pas s’étonner alors du retour en force du religieux, de la croyance en lieu et place du raisonnement scientifique qu’il devenu de bon ton de vouer aux gémonies dans certains milieux.
6) Tous ceux qui se réclament de la décroissance sont loin de rejoindre les thèses de l’écologie profonde fondamentaliste, mais celles-ci voisinent tout de même assez fréquemment avec une approche non anthropique de l’écologie, avec une naturalisation des conditions sociales, avec une biologisation de la société et avec une sacralisation de la Terre.
7) Le développement tel qu’il a existé jusqu’ici est insoutenable et la conception du progrès qui l’a accompagné est obsolète. Est-ce à dire qu’il faut bannir toute notion de développement et de progrès ? La justice est-elle toujours juste ? Non, bannit-on pour autant l’idée de justice ? La démocratie est-elle parfaite ? Non et la bannit-on en conséquence ?

Les investissements de reconversion pour une société plus sobre ne peuvent-ils pas être faits sans un supplément de croissance ? La très faible croissance actuelle, autour de 2%, comprend un équipement toujours très important, et que l’on pourrait même qualifier de démesuré. Dans le département où nous habitons tous deux par exemple, on compte jusqu’à cinq projets d’équipement de transports : pont autoroutier non loin du centre-ville bordelais, grand contournement de l’agglomération [1], autoroute Langon-Pau, ainsi que deux lignes de train à grande vitesse. Ces investissements sont incompris par les populations auxquelles on parle dans le même temps de réduction des émissions de CO2 et de gestes écologiques. Ne peut-on pas chercher dans le dixième du budget de ces projets-là les investissements publics qui peuvent être nécessaires pour mettre en place des structures plus écologiques ?

Il faut prendre la mesure des gigantesques transformations qu’il faudra opérer pour assurer les transitions entre le système énergétique fondé sur les ressources fossiles et celui fondé sur les renouvelables, entre le transport par camions et celui par ferroutage, entre un urbanise et un habitat voués à l’automobile et un urbanisme différent, etc. Or qu’est-ce que l’investissement. C’est une part de la production consacrée non à consommer mais à renouveler les équipements et infrastructures. Pour la période de transition qui durera plusieurs décennies au moins, il est impensable que cette masse d’investissements puisse se réaliser avec une production qui diminuerait.

Serge Latouche, qui a été votre professeur, considère que le développement ne peut tendre que vers l’appropriation de l’autonomie des pays pauvres par le capitalisme ou les Etats forts. En rappelant que cette notion a été utilisée pour la première fois hors de son contexte biologique, dans un nouveau contexte économique et politique, en 1948, il invalide l’idée d’une notion qui aurait été récupérée pour celle d’une notion créée dans ce but. Pourtant vous définissez le développement comme un mouvement vers l’amélioration du bien-être, vous croyez donc en la possibilité d’un autre développement ?

Serge Latouche part d’un présupposé non démontré : le développement est pour lui obligatoirement et éternellement synonyme de croissance ; donc le développement ne peut selon lui être autre que ce qu’il a été. Si l’on récuse ce postulat invérifiable, tout le raisonnement s’effondre et il redevient possible de réfléchir à ce que pourrait être un progrès humain partagé par tous. Est-ce que la justice est toujours juste ? Non, renonce-t-on pour autant à la justice ? La démocratie existe-t-elle vraiment ? Non, y renonce-t-on ? Au passage, il faut en finir avec ce lieu commun qu’ont propagé les théoriciens de la décroissance, selon lequel ce serait Truman qui aurait inventé le concept de développement après la seconde guerre mondiale. Certes le mot est présent dans un de ses discours mais le concept est pensé dès l’aube de l’économie politique à la fin du XVIIIe siècle.

L’outil "réduction du temps de travail", sur lequel vous écriviez en 2001 pour notre revue, a été quasiment abandonné dans les propositions sociales-démocrates aussi bien qu’écologistes. C’est pourtant pour vous le seul moyen de préserver la société du chômage et de la précarisation sans espérer le miracle de la croissance. Pouvez-vous préciser ce point ?

Ce n’est pas parce que la réduction du temps de travail a été abandonnée par les sociaux-démocrates convertis au social-libéralisme qu’elle n’en garde pas moins sa pertinence pour penser l’utilisation des gains de productivité à d’autres fins que l’augmentation perpétuelle de la production, pour aller vers un plein emploi de qualité, pour répartir les richesses également et pour enclencher la transformation de notre imaginaire du bien-être. Quant aux partisans de la décroissance, ils n’en finissent pas d’hésiter entre un engagement dans cette direction et leur penchant pour les thèses de la fin du travail. Ces tergiversations témoignent des confusions entre économie et capitalisme, entre productivité et productivisme, entre richesse (valeur d’usage) et valeur (d’échange). En d’autres termes, il s’agit en fait de remettre les rapports sociaux au centre de l’analyse et de l’action. Je renvoie pour cela à l’essai de clarification que nous avons mené dans le Dictionnaire altermondialiste.

Vous employez l’expression "transformation de notre imaginaire du bien-être", pouvez-vous approfondir cette idée ? Quels sont les changements de valeurs, de références que vous prônez ? A quels niveaux ?

La conception du bien-être est, au sein des rapports sociaux imposés par le capitalisme et donc au coeur des représentations collectives dominantes, centrée sur l’accès de plus en plus grand à la marchandise. Il en résulte asservissement, aliénation, servitude à la fois involontaire et consentie. Il convient donc de briser l’engrenage de la marchandisation, d’élargir les espaces du non marchand et du non monétaire, deux ensembles qui ne se recoupent pas. La première condition est que ce mouvement soit conduit par la démocratie.

On connaît votre défiance vis-à-vis du revenu social garanti, discuté et promu à deux reprises dans notre revue. Ce concept, s’il est utilisé par certaines des personnes se réclamant de la décroissance (comme les jeunes de Chiche !), n’est pas le seul outil pour sortir d’une société qui considère que seule la croissance de la production peut permettre à tou-te-s d’accéder au partage des richesses. Une forte réduction du temps de travail, des stratégies individuelles ou collectives de production autonome, sont d’autres moyens proposés pour sortir de l’impasse actuelle. La "fin du travail" n’est-elle pas plutôt le rêve de théoriciens bien peu critiques de la technique et partant loin des réfénces de la décroissance que sont Ivan Illich ou Jacques Ellul ?

A propos du revenu garanti, il faut commencer par dissiper une première série de confusions entretenues par les partisans du revenu d’existence ou allocation universelle qui commettent deux erreurs. D’abord, ils justifient cette mesure par le fait que la valeur distribuable sous forme monétaire ne proviendrait pas du travail, ce qui nous ramène aux pires apories de l’idéologie économique libérale. Ensuite, ils ne voient pas que cette mesure aurait pour effet immédiat de dévaloriser un peu plus la force de travail, dès lors que les entreprises ne seraient plus contraintes de payer un salaire complet. En revanche l’idée de sécurité économique et sociale fait son chemin en s’appuyant sur deux aspects indissociables : garantir un revenu quels que soient les aléas des parcours professionnels et rattacher les droits sociaux à la personne et non à la situation professionnelle.

Vous connaissez la diversité des mouvements se réclamant de la décroissance, et les conflits qui parfois les traversent. La question spirituelle, la question de l’organisation politique, pour n’en citer que deux, créent des lignes de fracture importantes. Aussi "la décroissance" est-il un concept difficile à utiliser, quand elle peut être présentée/discutée différemment par Gilbert Rist, Serge Latouche, Yves Cochet, le journal du même nom ou la multitude des personnes qui se réclament de ce concept. Au-delà de l’obstacle sémantique que peut constituer la notion de "développement", vous sentez-vous néanmoins des affinités politiques avec certains théoriciens du mouvement ?

De manière générale, les théories de la décroissance butent sur des obstacles épistémologiques et philosophiques importants dont les principaux sont la tendance à naturaliser les conditions sociales d’existence, biologiser la société, en ayant parfois recours à des croyances de type religieux au nom d’une critique du progrès. Certes, la conception du progrès dont nous avons hérité doit être dépassée mais il convient tout de même d’assumer la modernité.

Propos recueillis par Aude Vidal

Jean-Marie Harribey a dirigé pour Attac Le Petit Alter. Dictionnaire altermondialiste, Paris, Mille et une nuits, 2006.


[1Ce projet a été invalidé par le tribunal administratif de Bordeaux le 1er mars 2007, on attend que l’État fasse appel