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Marx et la Nature

lundi 8 octobre 2007, par Alain Lipietz

La pensée marxiste a-t-elle construit une vision singulière de la terre ? a-t-elle perçu, dès son origine, la relation fusionnelle qui existait entre l’Homme et la Nature ? Alain Lipietz, l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique actuelle, inspiré par l’approche critique du courant marxiste, présente quelques pistes permettant de comprendre la complexité de l’analyse marxiste avec la question naturelle. Marx, authentique penseur de la Nature ?

Il y a des années, à l’époque du lancement d’ATTAC, nous allions débattre dans des cinémas de quartier, après un film. Ce soir-là c’était Terre et liberté, de Ken Loach. Comment le débat était-il venu sur ce point ? On avait dû me poser la question : « En tant qu’écologiste, comment voyez vous ce film ? » et j’ai répondu : « Ce qui est frappant, c’est que le film s’appelle Terre et liberté, et que la terre, justement, on n’en parle jamais. On parle de la propriété de la terre. On en parle très bien, avec des débats très honnêtement reproduits entre la ligne des communistes orthodoxes qui ne veulent pas trop inquiéter les paysans moyens, et la ligne des anarchistes qui veulent donner tout le pouvoir aux ouvriers agricoles sans terre. Mais jamais, jamais on ne parle de la terre en tant que matériau fragile, sur laquelle poussent des plantes, que mangent hommes et animaux. Comme dans toute la tradition marxiste, le rapport social entre les hommes sur le contrôle de la nature semble absorber le rapport entre l’Homme et la Nature, et même la Nature elle-même. »
Bien sûr, le film se passe en Catalogne, à la fin des années trente, et les problèmes que connaissent de nos jours l’Andalousie ou les Baléares, de plus en plus frappés par la sécheresse due à la dérive du climat, à la surexploitation des sols, à la pression du tourisme sur l’eau, etc, n’étaient certainement pas d’une brûlante actualité. N’empêche, être écologiste, c’est prendre en compte cette actualité-là (d’ailleurs, des crises écologiques de surcharge humaine, il y en a toujours eu dans l’histoire). C’est le développement de cette actualité-là qui a suscité la montée d’un mouvement écologiste à côté de la tradition marxiste, parfois contre elle. Cela ne veut pas dire non plus que le marxisme mériterait, pour cette raison-là, l’oubli abyssal où il est tombé depuis un quart de siècle. L’œuvre de Marx a sombré dans l’oubli avec la chute des régimes qui, monstrueusement et illégitimement, s’en réclamaient. C’est profondément injuste. Et il serait facile de montrer qu’une grande part des faiblesses des mouvements « anti-libéralisme » (écologistes ou pas) tient à leur oubli ou à leur ignorance totale des nombreux outils qu’avait légués Karl Marx, et qui restent tout à fait pertinents. Bref, ce n’est pas faute d’avoir été assez écologiste que Marx aujourd’hui semble mort.

L’Homme comme « producteur »

J’ai montré ailleurs (Lipietz, 1996) que l’écologie politique aurait beaucoup à apprendre de toute la tradition théorique marxiste. Cette « récupération » ne pourrait se faire qu’à la condition de remettre radicalement en cause le noyau unificateur de la pensée de Marx. Noyau que l’on pourrait résumer en un point : la conception du rapport Homme-Nature comme d’un producteur à son objet. Cette critique (initialement introduite par Ted Benton, 1989) fût très largement confirmée par la réception de cet article, L’écologie politique et l’avenir du marxisme, dans les milieux de « l’écomarxisme nord américain ». La revue Capitalism Nature Socialism organisa en effet un débat autour de cet article (Lipietz, 2000). Je dus rapidement me rendre à l’évidence : « l’écomarxisme » refusait tout simplement la critique de Benton, et le débat sur mon texte prolongeait les habituelles discussions entre marxistes : réforme et révolution, Staline est-il dans Marx, etc.
Très peu d’arguments furent échangés sur la tentative de remettre en cause l’étroitesse du rapport Homme-Nature tel que Marx le concevait, et qui joue de fait, depuis sa jadis célèbre Lettre à Weidemeyer (1852), un rôle central dans la « définition du marxisme par lui-même » : que les classes sociales sont définies par leur place dans la production, que l’Histoire est l’histoire de la lutte des classes, que la lutte des classes débouche sur le communisme via la dictature du prolétariat.
C’est quand même assez curieux. Après tout, la plupart des philosophes sociaux de l’époque de Marx, comme la plupart des réformateurs sociaux, se dispensaient tranquillement de penser explicitement le rapport Homme-Nature. Le social, la société, le socialisme, c’était une histoire entre Hommes, avec une majuscule à « Hommes ». C’était même en général une histoire entre hommes, c’est-à-dire une histoire sans les femmes. Au contraire, Marx part de la nature. Il est le penseur du 19e siècle qui associe profondément l’Histoire et la Nature, la vie sociale et la matière, à tel point que le marxisme fut appelé pendant un siècle « matérialisme historique ».

Un authentique penseur de la Nature

Il est donc juste de souligner à quel point Marx et l’écologie politique partagent un intérêt fondamental pour ce rapport Homme-Nature, et même pour la Nature tout court. La thèse de doctorat de Marx s’intitule Différence des conceptions de la nature chez Démocrite et Epicure. Marx n’est pas un penseur qui projette une théorie des rapports humains sur le rapport Homme-Nature. C’est au contraire un penseur qui est parti d’une réflexion sur la Nature pour l’injecter dans une philosophie de l’Histoire. Certes, d’autres penseurs du 19e ont, eux aussi, implicitement pensé les rapports entre les humains en mobilisant des présupposés, et parfois explicitement des images, empruntés aux sciences de la nature et aux sciences reines de l’époque de la révolution industrielle : la mécanique et la thermodynamique. Mais ce qui fait la spécificité et la grandeur de Marx (aux yeux d’un écologiste), c’est qu’il pense explicitement la spécificité de sa démarche philosophique comme dérivant d’une conception de la Nature elle-même.
En gros : la pensée de l’atome chez Démocrite est mécaniste, la pensée de l’atome chez Epicure et Lucrèce laisse un espace de liberté à l’intérieur du déterminisme, qui ouvre la voie à la transformation, et à ce qui deviendra plus tard chez Marx la dialectique révolutionnaire. C’est la notion de clinamen, cette « déclinaison » que peuvent assumer les atomes par rapport à la ligne de leur mouvement mécanique, et qui leur permet d’engendrer le tourbillon de la vie (Serres, 1977 ; Lipietz, 1979).
C’est donc par la Nature que Marx entre en résonance critique avec la dialectique de Hegel (qui lui, n’est pas atomiste), même si c’est par la politique qu’il rompt avec lui. Mais bien sûr, de même qu’il n’est pas très intéressant de chercher à déduire toute la thermodynamique d’un effet de composition du mouvement des atomes (par la « mécanique statistique »), de même Marx franchit très rapidement le pas gigantesque qui conduit de l’atome d’Epicure et de Lucrèce à ce grumeau de l’univers matériel qu’est l’Homme.
On peut dire que sa première oeuvre de philosophie sociale proprement dite, les Manuscrits de 1844, très beau texte dont les éco-marxistes firent souvent leurs délices, file la métaphore du clinamen en faisant de l’Homme un élément de la Nature capable de modifier la Nature. Cela, bien entendu, à l’intérieur des lois de la Nature. La grande tradition de la philosophie occidentale depuis Spinoza le disait bien : Natura non imperatur nisi parendo (la nature, on ne peut lui commander si ce n’est en lui obéissant). Mais ce qui est particulièrement « beau » chez Marx, c’est la formidable charge d’humanisme qu’il introduit dans son spinozisme : son matérialisme historique est d’emblée un matérialisme dialectique où le déterminisme matériel et social produit un agent (l’Humanité) capable de révolutionner ses propres conditions d’existence !

Fidélité ou fixation ?

À partir de là va se développer tout le caractère révolutionnaire du marxisme. Mais Marx, et c’est également son très grand mérite, n’en a pas fini avec la Nature. Le tourbillon du clinamen ne lui sert pas seulement d’image et de schéma intellectuel. Jusqu’à son dernier manuscrit, le rapport « Homme transformateur-Nature transformée » restera la matrice de toute sa réflexion philosophique, économique et politique.
Il suffit, sur une étagère, d’évaluer d’un coup d’œil l’épaisseur des différents tomes de Das Kapital, son grand œuvre. Le plus gros tome est le livre I, et ce livre I porte presque entièrement sur la production en tant que processus de travail. Bien sûr, toute la théorie de la marchandise (c’est à dire du rapport entre travaux privés et travail social), comme toute la théorie de l’exploitation capitaliste (c‘est à dire du rapport capital-travail), y sont déjà incluses. Ces rapports « Hommes-Hommes », qui dès les premières pages réduisent le travail concret à sa mesure par le temps de travail socialement nécessaire (la « valeur ») seront ensuite développés dans les livres II et III. Mais peut-on citer un seul économiste qui ait consacré autant de pages au processus de production lui-même ? Le livre I du Capital relèverait tout autant, dans la classification actuelle des sciences humaines, des sciences de l’ingénieur ou de la sociologie du travail que de l’économie politique. Il fourmille d’exemples montrant l’incroyable érudition de Marx en matière de botanique, de minéralogie, et de tous les « métiers » bien concrets qui constituaient alors « le travail », un demi-siècle avant que la révolution taylorienne ne sépare l’ouvrier de son propre savoir faire.
Donc, soyons honnêtes, Marx n’a pas réduit le rapport Homme-Nature aux rapports d’organisation entre les hommes dans la production, et encore moins aux rapports de propriété juridiques sur les moyens de production (comme on pourrait le reprocher au Ken Loach de Terre et Liberté). Il a très correctement hiérarchisé la dynamique entre ces rapports entre les humains dans la production (ce qu’on appellera « rapports de production ») et les rapports entre l’humanité et la nature (ce qu’on appellera « forces productives »).
Une grande partie des débats entre marxistes portera d’ailleurs sur cette hiérarchisation. Pour simplifier, de la fin du 19e au milieu du 20e siècle, les successeurs de Marx et en particulier les staliniens supposeront que les forces productives, c’est-à-dire, pour eux le « niveau de développement des sciences et des techniques », déterminent les rapports sociaux (c’est à dire le passage de la féodalité au capitalisme puis au socialisme). Les tentatives ultimes et tardives de rectification du marxisme reviendront à la source : ce sont bien les rapports entre les Hommes qui déterminent l’évolution de leur rapport avec la Nature. C’est à partir de cette rectification que de nombreux marxistes hétérodoxes, venus par exemple de Socialisme ou barbarie, en France (comme Didier Anger), ou de l’opéraisme en Italie (comme Toni Negri), viendront à l’écologie politique. C’est-à-dire à l’idée que si le rapport entre l’Homme et la Nature est mauvais, c’est que le rapport des humains entre eux est déjà mauvais. Et c’est finalement la plus grande idée que nous ait léguée René Dumont.
Bon. Mais est-ce bien suffisant pour devenir vraiment écologiste ? Aujourd’hui, dans le désert de la pensée marxiste, on se croit déjà écologiste quand on ajoute à la critique du libéralisme une dose de critique du « productivisme ». Au mieux cela donne : « Le monde n’est pas une marchandise, on ne devrait pas produire pour faire des marchandises sources de profits, et même on ne devrait pas produire pour produire. Il faut subordonner la production aux besoins. »
Malheureusement, ce n’est pas seulement cela, l’écologie politique.
On devient véritablement écologiste quand précisément on rompt avec le présupposé que le rapport des humains à la nature se réduit à un rapport de production. Quand on pose le triangle des rapports entre l’individu, la société, et son environnement. Environnement qui est à la fois la condition d’existence des individus et le produit des transformations que lui impose l’activité sociale : modes de production, mais aussi de consommation, de transport, urbanisation, appropriation touristique, etc.
Et là, force est de reconnaître que les plus beaux passages de Marx, les plus « éco-marxistes », si l’on veut, ne rompent pas avec ce présupposé. La phrase du Manuscrit de 1844 : « La nature est le corps inorganique de l’Homme », comme la phrase de la Critique du programme de Gotha (1875, vers la fin de la vie de Marx) : « Il n’est pas vrai que le travail soit la source de toute richesse, il en est seulement le père, la nature en est la mère », affirment une continuité de pensée indéfectible dont il faut savoir reconnaître la grandeur. La Nature et l’Humanité sont dans un rapport de coévolution indissoluble, l’Homme étant la force directrice de cette coévolution. Mais l’image mobilisée dans la Critique du programme de Gotha, en fait une très vieille image d’Aristote, « La matière aspire à la forme comme la femelle au mâle », nous fait dresser l’oreille.
Quelle que soit l’importance, voir la primordialité (il n’est pas question de primauté !) que Marx concède à la nature, il ne la pense que comme objet, comme matière à la mise en forme dont la responsabilité revient à l’Humanité. Et cette mise en forme est bien une mise-en-forme, c’est-à-dire une transformation physique, une réorganisation, une artificialisation.
Encore une fois, ce faisant, Marx se distingue notoirement des économistes ou des révolutionnaires qui n’auraient aucun souci de la nature comme telle ! Même dans les passages les plus abstraits et mathématisables du livre III, les chapitres consacrés à la théorie de la rente, il prend soin de partir de l’existence de terres de qualités différentes, qualités pédologiques inhérentes à la terre, pour ensuite introduire la distance aux villes ou la somme d’engrais et de machines investie : un accès légal à un environnement naturel différencié, capable de fonder à soi seul une différence dans le prix des sols. Mais cette spécificité de la terre pour elle même, il ne la considère encore une fois que sous l’angle de ce que l’homme pourra en « faire ».

De la production à la responsabilité

Pour ceux qui viennent du marxisme, un pas de plus est nécessaire. Ce pas n’est pas la rupture entre l’histoire de l’Humanité et l’histoire de la Terre, bien au contraire [1].
L’écologie politique ne renie rien de ce que Marx nous a appris quant à la détermination du rapport Homme Terre par les rapports sociaux, idéologiques, juridiques, politiques etc. Mais elle exige de considérer que la terre existe pour elle-même, indépendamment de l’Homme, et que l’Homme est un enfant de la terre et pas l’inverse. Mais un enfant qui peut détruire la propre source de son existence.
Dès lors, une écologie politique, même harnachée de concepts marxistes, affirme d’abord que le rapport entre l’humanité et la nature ne doit pas se réduire à un rapport de production. Il est, au minimum, le nécessaire et bien compris respect qu’on doit à celle qui nous fait vivre, par la respiration et tous les contacts permanents qu’entretient avec elle notre corps d’humain, bien plus fondamentalement que par la production, pour qu’elle puisse continuer d’assurer cette « fonction » qui n’est pas en soi sa « mission ». Et, au delà, un rapport d’amour et de contemplation, le rapport de responsabilité que doit assumer, vis à vis de la Nature toute entière, l’Humanité, partie consciente de la matière.

Alain Lipietz

Bibliographie
Benton T., 1993, Marxisme et limites naturelles : critique et reconstruction écologiques, Actuel Marx, 12
Lipietz A., 2000, in Capital, Nature and Society, n°42, http://lipietz.net/spip.php?article290
Lipietz A., 1996, L’écologie politique et l’avenir du marxisme, Actuel Marx, PUF (Congrès Marx International, Paris, 27 Septembre 1995)
Lipietz A., 1979, Crise et inflation : pourquoi ?, La Découverte
Serres Michel, 1977, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, éd. de Minuit


[1A condition de ne pas tomber dans la caricature, comme par exemple chez Arnaud Spire qui écrit drôlement : « L’homme n’est pas engendré par et au sein d’une nature qui lui préexiste » (http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/m4spire.htm). Quand même, un peu…