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La ville et l’urbain

Classique

mardi 6 janvier 2009, par Henri Lefebvre

Henri Lefebvre, sociologue français marxiste, donne son explication de la transformation de la ville en "société urbaine". Selon lui, l’industrialisation massive a été rendue possible grâce l’urbanisation. L’espace devient la mise en possibilité et le terrain de réalisation du mode de production capitaliste grâce à ses deux caractéristiques majeures : la concentration fonctionnelle et la simultanéité des flux.

Il est courant de parler de la société industrielle. Ce terme est critiquable en ce sens qu’il ne met pas en évidence certains rapports sociaux constitutifs du processus d’industrialisation. Les rapports de production exigent une analyse que le terme "société industrielle" tend à éluder en mettant l’accent sur la production matérielle, sur la croissance pure et simple de la production et non sur les rapports sociaux de production. Avec ces réserves très importantes et en indiquant ici encore comment un prétendu concept se change en image et en métaphore, nous emploierons l’expression : société industrielle.
On peut dire que la société industrielle entraîne l’urbanisation. Cette constatation et cette formule sont devenues des banalités. Toutefois il est moins banal de se demander si les conséquences du processus, à savoir l’urbanisation, ne deviennent pas rapidement plus importantes que sa cause initiale : l’industrialisation. La thèse ici présentée, c’est que la problématique urbaine déplace et modifie profondément la problématique issue du processus d’industrialisation. Alors que la plupart des théoriciens et aussi des "praticiens" qui procèdent de manière empirique considèrent encore l’urbanisation comme une conséquence extérieure et mineure, presque accidentelle, du processus essentiel, l’industrialisation, nous affirmons l’inverse. Il se passe dans ce processus à double aspect quelque chose de très important ; en termes classiques : un bond qualitatif. La croissance quantitative de la production économique a produit un phénomène qualitatif qui se traduit lui-même par une problématique nouvelle : la problématique urbaine. (…)
Les termes "société urbaine" ne peuvent pas s’employer à propos de n’importe quelle ville ou cité historique ; dans la perspective ainsi définie, ils désignent une réalité en formation, en partie réelle et en partie virtuelle, c’est-à-dire que la société urbaine n’est pas achevée. Elle se fait. C’est une tendance qui déjà se manifeste mais qui est destinée à se développer. Cette ambiguïté étant élucidée, on peut proposer une périodisation du temps historique qui le divise en trois ères : l’ère agraire, l’ère industrielle, l’ère urbaine. Il y eut des villes dans l’ère agraire et dans l’ère industrielle. Mais l’ère urbaine commence et ne fait que commencer. Répétons une fois de plus que la périodicisation n’est pas absolue ; tout découpage du temps historique en périodes distinctes est relatif. On pourrait dire, en employant une métaphore elle-même devenue courante, que l’urbain est un continent que l’on découvre et que l’on explore en le construisant.

La ville, dès les débuts de l’ère agraire, fut une création humaine, l’œuvre par excellence ; son rôle historique est encore mal connu, notamment en Orient et la théorie du mode de production asiatique réserve encore quelques surprises en ce qui concerne le rapport entre ville et campagne. En ce qui concerne l’Occident lui-même, ce rapport conflictuel, c’est-à-dire dialectique, est un de ceux que les historiens connaissent le moins bien. En ce qui concerne la ville proprement dite, aussi bien orientale qu’antique, médiévale, etc., toute une batterie de concepts a été proposée.
a.la ville est un objet spatial occupant un site et une situation et qu’il faut étudier comme objet avec différentes techniques et méthodes : économiques, politiques, démographiques, etc. Comme telle, la ville occupe un espace spécifique bien distinct de l’espace rural. Le rapport entre ces espaces dépend des rapports de production et, à travers lui, de la division du travail à l’intérieur de la société ;
b.par là, la ville est une médiation entre un ordre proche et un ordre lointain. L’ordre proche, c’est celui de la campagne environnante que la ville domine, organise exploite en lui rétorquant du surtravail. L’ordre lointain, c’est celui de la société dans son ensemble (esclavagiste, féodale, capitaliste, etc.). En tant que médiation, la ville est aussi l’endroit où se manifestent les contradictions de la société considérée, par exemple celles entre le pouvoir politique et les différents groupes sur lesquels ce pouvoir s’établit ;
c.la ville est une œuvre au sens d’une œuvre d’art. l’espace n’est pas seulement organisé et institué, il est aussi modelé, approprié par tel ou tel groupe, suivant ses exigences, son éthique et son esthétique, c’est-à-dire son idéologique. La monumentalité est un aspect essentiel de la ville en tant qu’œuvre, mais l’emploi du temps des membres de la collectivité urbaine n’est pas un aspect moins important. La ville comme œuvre doit s’étudier sous ce double aspect : monument divers et emploi du temps qu’ils impliquent pour les citadins et les citoyens.
Il en résulte que dans la ville ancienne, l’usage et la valeur d’usage caractérisent encore l’emploi du temps. Dans les formes traditionnelles de la ville, l’échange et la valeur d’échange n’ont pas encore rompu toutes les barrières ni emporté toutes les modalités de l’usage. C’est en ce sens que les villes anciennes sont et restent des œuvres et non pas des produits.

L’éclatement de la ville traditionnelle est un phénomène évident mais dont le sens n’est pas évident. Il faut le chercher. Les interprétations de ce fait ont été et sont encore multiples. Les uns pensent qu’il faut donner raison à l’"anti-ville" contre la ville et que la modernité se définit par la "non-ville" (nomadisme ou bien prolifération indéfinie de l’habitat). Ce phénomène ne peut s’élucider qu’avec une analyse dialectique et au moyen de la méthode dialectique. L’industrie est effectivement apparue comme la "non-ville" et l’"anti-ville". Elle s’est implantée au hasard des ressources qu’elle mettait en ouvrage, à savoir les sources d’énergie, de matières premières, de main-d’œuvre, mais elle a attaqué les villes au sens le plus fort du terme, en les détruisant, en les dissolvant. Elle les fait croître démesurément mais dans un éclatement de leurs caractéristiques anciennes (phénomène d’implosion-explosion). Avec l’industrie, c’est ma généralisation de l’échange et du monde de la marchandise qui se sont produits ; l’usage et la valeur d’usage ont presque entièrement disparu ne persistant que comme exigence de la consommation des marchandises, le côté qualitatif de l’usage disparaissant presque entièrement. Avec cette généralisation de l’échange, le sol est devenu marchandise ; l’espace indispensable pour la vie quotidienne se vend et s’achète. Tout ce qui a fait la vitalité de la ville comme œuvre a disparu devant la généralisation du produit. (…)

Ainsi se forme ce concept nouveau : l’urbain. Il faut bien le distinguer de la ville. L’urbain se distingue de la ville précisément parce qu’il apparaît et se manifeste au cours de l’éclatement de la ville, mais il permet d’en reconsidérer et même d’en comprendre certains aspects qui longtemps passèrent inaperçus : la centralité, l’espace comme lieu de rencontre, la monumentalité, etc. L’urbain c’est-à-dire la société urbaine, n’existe pas encore et pourtant existe virtuellement ; à travers les contradictions entre l’habitat, les ségrégations et la centralité urbaine qui est essentielle à la pratique sociale se manifeste une contradiction pleine de sens. (…) En tant que forme, l’urbain porte un nom : la simultanéité. Cette forme prend place parmi les formes que l’on peut étudier en les discernant de leur contenu. Ce que la forme urbaine rassemble et rend simultané peut être très divers. Ce sont tantôt des choses, tantôt des gens, tantôt des signes ; l’essentiel, c’est le rassemblement et la simultanéité. En ce sens on peut dire que le "vecteur nul" est essentiel à la définition de l’urbain.


Henri Lefebvre, Revue Espaces et Sociétés, n°2, mars 1971
Extraits tirés de Le Droit à la ville, suivi de Espace et politique, Anthropos, Paris, 1972, pp.201-208.