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La Stratégie du choc
vendredi 27 février 2009, par
La Stratégie du choc. La Montée d’un capitalisme du désastre, Naomi Klein
Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin & Paul Gagné
Editions Leméac & Actes Sud, 2008
Naomi Klein ne fait pas dans la dentelle. Ses ouvrages, peu nombreux, se font longuement attendre. Mais chacun se présente au lecteur sous la forme d’un combat ramassé digne d’un match de boxe. Bling ! Bam ! On en prend plein la tête. Les enquêtes, savamment orchestrées et documentées, se succèdent à vive allure, ponctuées d’arguments massues et de témoignages coup de poings face auxquels il est bien difficile de rester stoïque. En quelques pages, Naomi Klein nous embarque dans son combat… et nous laisse K.O.
Pourtant, au premier abord, le fil directeur de La Stratégie du choc paraît quelque peu grossier – pour ne pas dire… énorme ! L’hypothèse de Naomi Klein tient en une métaphore qui laisse en effet perplexe. L’auteur prend pour point de départ une série d’expériences menées dans les années 1950 en psychothérapie par le Dr Ewen Cameron – expériences qui visaient à faire table rase des problèmes psychologiques de certains patients en les soumettant à de violents électrochocs. L’hypothèse du Dr Cameron consistait à imaginer qu’un tel choc permettrait de ramener la personnalité du malade à un état de virginité quasi absolu : un terrain redevenu propice, débarrassé de toute rugosité, sur lequel il deviendrait alors possible de reconstruire une personnalité "saine". Inutile de préciser que les résultats de cette thérapie de choc furent humainement catastrophiques.
Puis, partant de ce premier élément de description, Naomi Klein développe son propos en changeant tout à coup de terrain. En passant de la psychothérapie à l’économie politique, et du Dr Ewen Cameron au Pr Milton Friedman, l’auteur met en place son hypothèse de travail. Une hypothèse qui fait froid dans le dos, et que Naomi Klein va pourtant brillamment défendre pendant près de 600 pages.
Alors bien entendu, pour bien comprendre la pensée de Naomi Klein, il faut avant tout savoir qui est Milton Friedman. Dans les années 1960, à une époque où le keynésianisme régnait en maître parmi les économistes, cet amoureux de la mécanique économique, ce "brillant" théoricien ultralibéral, cet homme pour qui le marché s’apparentait à une mécanique si parfaite que tout interventionnisme étatique devait en être absolument et radicalement banni, oui... à cette époque, cet homme devait probablement se sentir bien seul. Mais le vent tourna soudainement au début des années 1970, lorsque Milton Friedman et ses collègues de l’école de Chicago eurent tout à coup l’occasion inespérée d’appliquer leur théorie du libre marché dans un pays qui venait de connaître un électrochoc politique prenant la forme d’un coup d’état sanglant : le Chili d’Augusto Pinochet. Devenu conseiller économique du dictateur, Friedman, appuyé par quelques-uns de ses adeptes (les Chicago boys), eut alors l’occasion rêvée d’appliquer sa théorie en grandeur nature. Profitant du choc et de la dictature militaire, Friedman et ses acolytes vont alors faire subir à l’économie et au peuple chiliens une recette qui sera par la suite maintes fois reprise. Une recette dont chacun connaît aujourd’hui les ingrédients, faite de privatisations massives et de dérégulations incessantes. Une recette qui, institutionnalisée par le FMI et la Banque mondiale, finira même par se voir accordée le charmant nom de plan d’ajustement structurel !
Car c’est bien de cela dont il s’agit : l’histoire d’une offensive idéologique qui verra en quelques décennies s’opérer un renversement radical des politiques économiques internationales. En profitant du moindre choc politique ou économique, en se démultipliant, en infiltrant tous les rouages du système financier mondial (du FMI à la Banque mondiale en passant par l’OMC), ces idéologues du libre marché vont progressivement imposer leur vision de la bonne marche économique du monde.
Et c’est là que le travail de Naomi Klein devient étonnamment pertinent. Car loin de se cantonner à quelques exemples superficiellement traités, la journaliste canadienne s’attaque à un travail gigantesque de décryptage de l’histoire économique et politique des quarante dernières années. Du coup d’État chilien à l’effondrement du Rideau de fer, des évènements de Tiananmen à Solidarnosc, du cyclone Katrina au tsunami sri-lankais, des événements du 11 septembre 2001 à la guerre en Irak (où l’idéologie de la table rase atteindra son point culminant), aucun de ces bouleversements n’échappe à la grille d’analyse de Naomi Klein.
Avec, à chaque fois, le même constat effroyable, la même logique cynique, celle qui consiste à profiter des désorganisations générées par ces chocs pour faire avancer toujours un peu plus les intérêts privés.
Est-il utile de préciser qu’on ne ressort pas tout à fait indemne d’une telle lecture ? On pourra, bien entendu, reprocher à Naomi Klein de terminer un peu trop rapidement son ouvrage lorsqu’elle aborde la question des alternatives. On pourra également regretter que la question écologique soit si peu mise en perspective – la plupart des écologistes ne manqueront d’ailleurs pas de se poser la question de l’utilisation qui pourrait être faite à l’avenir des crises écologiques ou du pic pétrolier dans un tel système de prise de pouvoir basé sur l’opportunité des chocs. Malgré cela, la lecture de cet ouvrage ne manquera pas de passionner ceux qui s’intéressent à l’écologie politique… en particulier en ces temps de crise économique et financière. Car voilà tout à coup que, peu de temps après la sortie en France de ce livre événement, le système libéral mondialisé semble atteindre ses propres limites, menaçant de s’effondrer… et générant cette fois-ci ses propres soubresauts, ses propres ondes de choc. On pourrait s’en réjouir. Mais à l’heure où l’interventionnisme semble de nouveau vertueux, à l’heure où l’argent public se met soudainement à couler dans les banques, une question s’impose : le choc en question ne risque-t-il pas d’accélérer encore un peu plus l’avancée de ce capitalisme du désastre ? Après tout, la meilleure manière pour les États de renflouer les financiers ne consisterait-elle pas à privatiser ce qui peut encore l’être ? Vite, vite…
On en tremble.
Aurélien Boutaud