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L’Herbier toxique, codes secrets pour plantes utiles

Bernard Bertrand, éditions Plume de carotte, 2009

2010, par Mathilde Szuba

Les amateurs de botanique et de muséum d’histoire naturelle connaissent déjà les éditions Plume de carotte pour leurs superbes herbiers. L’Herbier oublié (2003), L’Herbier érotique (2005), et L’Herbier boisé (2007), ont désormais un nouveau petit frère : L’Herbier toxique (2009). Dans la lignée des précédents, L’Herbier toxique est aussi beau, amusant et instructif, mais il entre bien plus franchement que ses prédécesseurs dans une dimension politique. Avant d’en arriver aux 72 planches d’herbier proprement dites, consacrées chacune à une plante toxique, le lecteur découvre en effet, dans une longue introduction, les motifs de colère du botaniste vis-à-vis d’une « société liberticide » qui discrédite, voire interdit, les usages traditionnels des plantes au nom de leur toxicité.

« C’est toujours au nom d’une pseudo sécurité de l’individu ou de la population que sont perpétrées et acceptées ces atteintes contre les usages traditionnels des plantes qui ont fait leurs preuves de longue date. » (p.8). Bernard Bertrand évoque la fin du diplôme d’herboriste, décidée par le régime vichyste, mais aussi l’existence d’un catalogue officiel des semences autorisées, et plus récemment la condamnation de l’usage et de la diffusion des purins d’ortie et de prêle. On leur a préféré des pratiques d’invention plus récente, comme la pharmacopée chimique, les semences hybrides, et les traitements phytosanitaires à tête de mort. Dans ces trois cas, la sécurité des populations a été avancée comme justification pour interdire des pratiques anciennes mais jugées risquées. Dans ces trois cas aussi, l’imaginaire associé à la nature n’en sort pas grandi : ce serait le règne de l’incertitude et de l’insécurité, tout le contraire d’une technique qui semble quant à elle parfaitement maîtrisée.

L’auteur ne nie pas qu’il y ait effectivement des plantes toxiques, et que certaines d’entre elles soient dangereuses pour l’homme. La belladone, la ciguë, le colchique peuvent effectivement tuer. Mais les substances toxiques des plantes sont aussi très utiles dans de nombreux domaines, car selon la dose elles peuvent également soigner. Faut-il réglementer l’usage de toutes les plantes sous le prétexte de la toxicité de quelques-unes ? Cela pose la délicate question du niveau de risque acceptable. Est-il encore tolérable que l’environnement naturel comporte des risques pour l’homme ? En ce qui concerne la faune, le mal est déjà fait depuis longtemps : même ce qui reste de présence anecdotique de loups, d’ours et de lynx est loin d’être acceptée. Mais pour les plantes, le nettoyage n’a pas encore été fait – il est vrai qu’on ne peut pas aussi facilement les éliminer. En revanche, on peut réglementer leur utilisation, ou plus simplement entretenir la méfiance. Bernard Bertrand ne se prive pas de pointer le paradoxe : nous avons peur de manger des mûres en forêt parce qu’un renard indélicat pourrait leur avoir communiqué des germes d’échinococcose, mais nous ne nous inquiétons pas tant des produits phytosanitaires à tête de mort utilisés pour produire notre alimentation industrielle.

Ce qui apparaît en toile de fond de cette diabolisation des plantes et de la disparition des pratiques traditionnelles qui leur sont liées, selon Bernard Bertrand, c’est une stratégie mercantile. En mettant fin à ces pratiques, en mettant l’humanité sous cloche, on rendrait payant ce qui est encore gratuit. Les habitués d’Ivan Illich reconnaîtront dans cette transformation, plutôt qu’une volonté commerciale, la tendance à l’hétéronomie caractéristique des sociétés techniciennes. Ne plus pouvoir récolter ses semences, ne plus pouvoir se soigner par l’herboristerie, ne plus avoir le droit d’utiliser des engrais naturels que l’on peut faire soi-même, ce n’est pas seulement une entrée forcée dans un système marchand, c’est aussi une perte d’autonomie.
A l’heure où des mouvements comme les Transition Towns tentent d’inventer une médecine locale post-pétrole, L’Herbier toxique ne doit donc pas seulement être lu comme un beau livre sur les plantes, mais aussi comme une contribution à la réflexion sur la relocalisation.