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Au-delà des chiffres et du productivisme : redéfinir la richesse comme production de soi
lundi 23 mars 2009, par
Selon Patrick Viveret, l’histoire de la pensée économique met en évidence quatre impensés [1]. Elle reflète, sur le plan de la théorie, l’"esprit du capitalisme", mais ne rend pas compte de la rupture à la fois politique et culturelle de son surgissement. Le "récit" de cette rupture a été fait, à mon avis, de façon convaincante par Max Weber : il la rend intelligible sans prétendre l’expliquer.
Il montre seulement comment, soudain, face à la décadence et à la corruption de l’ordre traditionnel, des marchands relativement jeunes et très minoritaires ont décidé d’appliquer aux rapports avec leurs fournisseurs et avec leurs clients les règles de calcul économique : acheter au moindre prix en mettant les fournisseurs (les tisserands) en concurrence les uns avec les autres, vendre avec le maximum de bénéfice en monopolisant l’offre des qualités les plus prisées. Rien n’avait provoqué cette rupture avec un mode de vie confortable et routinier fondé sur le "vivre et laisser vivre". Le changement était avant tout un changement de mentalité dont l’arrière-fond culturel était fourni par le scientisme – il faudrait dire : le mathématisme – dominant : seules existent réellement les propriétés mathématiques, seul est "vrai" ce qui se peut calculer et exprimer en nombres. Tout le reste est subjectif, surajouté à l’être par la subjectivité.
La passion calculatrice-rationalisatrice trouvait dans l’économie un terrain fécond : calculer, comme le montrera Husserl, c’est "mettre hors circuit tous les modes du penser et toutes les évidences qui ne sont pas indispensables à la technique du calcul". Les résultats obtenus par cette technique ne doivent rien aux préférences subjectives du calculateur. Ils ne lui sont pas imputables, il n’a pas à en répondre, ils sont "vrais" indépendamment de son intention et n’ont besoin d’être validés par aucune autorité. "Plus" est et "vaut" plus que "moins" ; la réussite est mesurable ; la vertu, clé de la réussite, est objectivement attestée par celle-ci ; "gagner de l’argent est vertueux" ; l’économie de marché est une morale fondée sur des lois objectives, ou même une religion.
L’autonomisation de l’économie par rapport à la politique, à l’éthique, à l’esthétique a sa source dans la "technique du calcul", qui disqualifie tout ce qui n’est pas mesurable et quantifiable, de même que "les sciences mathématisantes" disqualifient, dit Husserl, les certitudes du vécu. La violence – et le fétichisme – de la monnaie prend sa source dans la mesure de toute valeur par un même étalon quantifiant, indifférent par essence au qualitatif. Faire droit à la certitude vécue de la pluralité des valeurs (des "fins légitimes", dit Alain Caillé) exige donc une pluralité d’étalons (d’indicateurs, dit Patrick Viveret). Cette pluralité d’étalons ne peut toutefois pas servir de fondement à une économie plurielle. Celle-ci est d’un autre ordre.
Les "grilles d’évaluation" utilisant des indicateurs non monétaires nous font sortir, me semble-t-il, de l’ordre de l’économie. C’est même, je crois, leur but non dit. Leur fonction est de désigner des priorités, des fins, des richesses qui ne sont ni monétarisables, ni mesurables par un étalon commun, ni, par conséquent, échangeables les unes contre les autres. Elles désignent "l’autre de l’économie", les limites ou interdits auxquels elle doit se plier, ce au service de quoi elle doit être mise, bref le modèle ou projet de développement, de société que l’économie doit servir et qu’elle est incapable de définir en partant d’elle-même.
Le développement humain comme une fin
Dans un passage pas très connu des Grundisse (p. 387), Marx se demande ce qu’est la richesse "une fois dépouillée de sa forme bourgeoise bornée" ; il répond qu’elle n’est rien d’autre que le développement dans l’échange universel de la totalité des facultés et capacités humaines "en tant que telles, comme fin pour elles-mêmes, mesurées selon nul étalon prétabli". Ce qui me plaît et m’intéresse par-dessus tout dans ce passage, c’est que les "facultés de jouissance, de production, de création, de cognition", etc. ne sont pas comprises comme des "forces productives" qui permettent la création de richesse, mais comme étant fins en elles-mêmes, la richesse elle-même. Nous voilà enfin au-delà du productivisme, au-delà de l’habituelle façon de considérer la "matière grise" comme "matière première de la richesse".
Considérer le développement des facultés humaines comme création de richesse, c’est déjà, en effet, abandonner une conception marchande-utilitaireéconomiste de la richesse. Prendre le développement humain comme fin en luimême, c’est dire qu’il vaut par soi, indépendamment de son utilité économique immédiate. C’est en n’étant pas fonctionnel au procès de production immédiat qu’il va féconder l’orientation, la finalité, la nature de la production et des échanges économiques, et les "mettre à leur place". S’il est seulement fonctionnel à la production économique, il engendrera des individualités aplaties, mutilées, inaptes au loisir (otium, scholé), sauf aux loisirs consommables sous forme de marchandises [2].
Les facultés cognitives, esthétiques, imaginatives, etc. exigées par la mutation du mode de production ne s’apprennent pas par la formation professionnelle accélérée ni par l’enseignement scolaire. Elles relèvent de ce que j’ai appelé le "travail de production de soi", et celui-ci demande du temps. Dès à présent, le temps, formellement "hors travail", de la production de soi dépasse, et de loin, le temps de travail immédiat. Pour être à la hauteur des exigences de leur travail immédiat, une proportion forte et rapidement croissante d’actifs doivent avoir des capacités et des dispositions qui dépassent de loin celles que leur travail immédiat exige d’eux. Une tension croissante apparaît ainsi entre le travail immédiat et le travail de production de soi qu’il implique, la temporalité de l’un et de l’autre. L’importance du travail de production de soi tend à l’emporter sur celle du travail immédiat, et le sens de la vie à se déplacer vers le premier. Il devient factuellement impossible de considérer que seul le travail immédiat produit de la richesse et que seul le temps de travail immédiat donne droit à un revenu. Impossible également de faire dépendre la hauteur du revenu de la quantité, mesurée en heures, de ce travail. La majorité de la population active, d’ailleurs, n’occupe plus un emploi stable à plein temps et, chez les moins de 35 ans, la majorité ne désire plus ce genre d’emploi, préférant une vie multidimensionnelle, multiactive, polycentrique…
L’importance tendanciellement prépondérante du travail de production de soi agit comme un poison lent sur le rapport salarial, mine la notion de "travail" et la "loi de la valeur". Le travail de production de soi, en effet, n’est pas réductible à une quantité de "travail simple, travail abstrait" comparable à, et échangeable contre, n’importe quel autre travail. Son produit et son rendement ne sont pas mesurables. Il n’a pas de valeur d’échange calculable, n’est pas marchandise.
La place qu’il occupe – la place qu’occupe le développement des connaissances, capacités, qualités personnelles, aptitudes aux échanges, aux coopérations, etc. – confère légitimité et crédibilité à l’exigence d’un revenu découplé du "travail" et rend attentif à toutes les richesses qui, elles non plus, ne sont pas mesurables selon un étalon universel, ni échangeables les unes contre les autres. Ce qui est le cas notamment de la vie, de la culture, du tissu relationnel et de la nature – qui est fin en elle-même du point de vue esthétique, bien commun universel du point de vue social et force productive du point de vue économique.
Vers une autre économie ?
Le statut du travail de production de soi, la définition, la production, les modes de transmission, de partage et de mise en commun du "savoir", la tendance qu’a le capital à le privatiser et monopoliser pour en faire la source d’une rente, tout cela est désormais l’enjeu d’un conflit central. Reconnaître les richesses non commercialisables, non monétarisables, les rendre librement accessibles à tous, en interdire la privatisation-monopolisation-valorisation capitalistes… tout cela exige qu’un revenu suffisant cesse de dépendre du travail immédiat et de sa quantité, en voie de rapide décroissance. Il faut voir que des congés parentaux d’éducation [3] et des congés sabbatiques de plus en plus longs, fréquents et convenablement compensés, entre autres, deviennent inévitables. Il faut savoir élargir les brèches qui s’ouvrent dans le système. Il faut voir aussi qu’au-delà de lui une tout autre économie s’ébauche : "l’anarcho-communisme réellement existant" – comme l’appelle Richard Barbrook – de la communauté virtuelle des usagers du système Linux. Elle esquisse "le modèle d’une nouvelle organisation du travail et des échanges… la possibilité d’une permanente concertation sur ce qu’il convient de produire, où et comment". Affranchis du marché et du pouvoir de l’argent, les participants aux réseaux ont leur propre monnaie virtuelle, comme les SEL, mais sans mesurer la valeur de ce qu’ils échangent selon un étalon-temps. "Il n’est pas impensable – peut-on lire dans Electronic Business Engineering – que ce système deviendra aussi déterminant pour le travail au XXIe siècle que le fut l’organisation industrielle au XXe siècle" [4].
[1] L’impensé écologique, l’impensé éthique,
l’impensé politique et l’impensé anthropologique (dans le rapport de Patrick Viveret).
[2] Cf., dans le dernier livre de Jeremy Rifkin, L’Âge
de l’accès (La Découverte, 2000), les chapitres sur la commercialisation de la culture et l’industrie du loisir.
[3] Treize mois de congé par enfant, à partager par
la mère et le père, avec une allocation égale à 80 % du salaire, en Suède.
[4] L’ouvrage cité réunit, sous la direction de
A. W. Scheer et M. Nüttgens, les communications aux Journées internationales de l’informatique économique (Heidelberg, 1999). Je cite une communication de T. H. Malone et R. J. Lauterbacher : "The Dawn of
the I-lance Economy".