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Quantification et idéologie

lundi 23 mars 2009, par Anita Rozenholc, Pierre Delorme

Le chiffre en science sociale et économique est plus que jamais devenu un argument d’autorité pour justifier toute décision politique, et un exercice imposé pour illustrer tout propos. Pourtant, bien loin de l’objectivité dont elle se pare volontiers, la quantification d’un phénomène social ou économique est le fruit d’apriori et de processus de production qui ne sont ni objectifs, ni universels, ni exhaustifs – ce qui ne signifie évidemment pas pour autant qu’ils manquent de rigueur. C’est ce qu’Anita Rozenholc et Pierre Delorme, tous deux statisticiens, se proposent de nous rappeler dans cet article introductif.

La quantification ne peut fournir qu’une vision partielle et partiale du réel

Le réel existe-t-il en sciences sociales, et peut-on en faire une mesure objective ? La réponse est claire : la mesure en sciences sociales repose sur des conventions et l’on ne peut séparer la mesure de ces conventions. L’objectivité du travail statistique, sa "rigueur scientifique", sont nécessairement relatives, bornées par les limites étroites des postulats de départ.

Même si l’on postule l’existence d’une réalité extérieure supposée mesurable, l’observation exhaustive, permanente et parfaite de tous les faits, de tous les objets, de tous les êtres, de toutes les entités, de tous les instants de la vie économique et sociale n’est évidemment qu’un fantasme.

La quantification passe donc par des filtres conventionnels portant notamment :
– sur le champ de l’observation : quels objets ? quels individus ? quelles unités économiques (entreprise, établissement, groupe, etc..) ? à quel moment ? sur quelle période ?

– sur le choix des observations : par exemple par quels critères caractériser les conditions d’alphabétisation d’un enfant [1] ? ou que retenir comme causes de mortalité [2] ?

– sur la construction de classes d’équivalence : comment regrouper des individus pour constituer par exemple des catégories socioprofessionnelles "homogènes" ?

– sur la construction d’agrégats et d’indices synthétiques tels que le PIB ou l’indice des prix à la consommation [3].

Les conventions utilisées s’inscrivent dans une réalité économique et sociale de type capitaliste, libérale, basée sur le marché et une certaine régulation des pouvoirs publics.

Mais, sans s’écarter radicalement de ce cadre capitaliste, les politiques économiques et sociales comportent de nombreuses variantes dans lesquelles la quantification entre dans le champ du débat social. L’enjeu pour les uns est d’aboutir à des consensus sur les chiffres car "l’accord sur les chiffres permettra un débat fructueux sur les politiques conduites". Pour d’autres, l’enjeu est d’obtenir la création d’autres chiffres montrant à l’évidence des situations d’injustice, d’incohérence, d’inégalité susceptibles d’infléchir les politiques conduites et d’être un facteur de mobilisation sociale [4]. Dans tous les cas la quantification donne une vision partiale de la réalité.

La quantification ne peut fournir qu’une vision approximative du réel

Les instruments de l’observation sont limités dans leur performance. Examinons les principales méthodes qui conduisent à l’élaboration des chiffres. Ce sont :

– l’observation directe basée sur les méthodes statistiques des sondages aléatoires et des recensements. Cette méthode présente un caractère scientifique car elle se prête à des calculs mathématiques qui permettent en principe d’optimiser le choix des échantillons et d’attribuer une précision aux résultats. Elle a d’ailleurs prouvé son efficacité dans de nombreux domaines (par exemple estimer la valeur germinative d’un lot de graines) Mais, dans la pratique des sciences sociales, le modèle statistique mathématique est mis à rude épreuve par la qualité des bases de sondage ou de recensements (listes d’individus, d’immeubles, d’établissements ou autres, souvent incomplètes ou obsolètes) et surtout par la qualité des réponses obtenues dans les enquêtes (non réponses et réponses erronées) ;

– l’observation découlant de la mise en oeuvre de procédures administratives. Les unités observées, les concepts utilisés et les protocoles d’observation sont fixés par les lois et règlements qui encadrent ces procédures. D’autres conventions exogènes s’imposent à l’observateur, tel les cadres de la comptabilité d’entreprise ou de la comptabilité budgétaire, dont on connaît tous les travers ;

– les estimations résultant du travail opéré pour synthétiser des ensembles de données (indices), corriger des données, arbitrer entre données divergentes, satisfaire à des équilibres comptables. Ces estimations sont produites notamment dans le cadre de la comptabilité nationale ;

– les évaluations relevant de ce que l’on qualifie parfois de "dires d’expert" pour ne pas parler de "pifomètre". Elles sont le fait de personnes ou de groupes de personnes réputées bien connaître leur domaine et le "terrain" [5]. Si cette méthode a tendance à disparaître dans la statistique "officielle" (encore que les statistiques internationales en soient truffées) elle envahit le champ médiatique. Il semble que l’on trouve toujours quelqu’un capable d’associer un chiffre à n’importe quoi, voire de l’inventer le cas échéant.

Ainsi les imperfections de l’observation ne peuvent qu’aboutir à une représentation très approximative de la réalité (si tant est que ce mot ait un sens). La précision des chiffres est inconnue la plupart du temps. La sophistication des méthodes mises en oeuvre pour redresser, corriger, arbitrer, interpréter les données n’y change pas grand-chose.

La quantification est bornée par les limites de la transparence sociale

Les individus, les entités économiques et la société dans son ensemble édictent des règles ou adoptent des comportements qui fixent des limites à la quantification :

– les individus associent volontiers tout recueil d’information les concernant à du "fichage" susceptible de leur nuire. D’où des refus de réponse aux enquêtes statistiques et certains tabous sur la nature des investigations (sexe, santé, etc..).

– les sociétés restreignent la connaissance qu’elles souhaitent avoir d’elles-mêmes. Ainsi en France les statistiques ethniques ne sont pas permises.

– les entreprises fixent des limites à la transparence des informations les concernant au nom du secret des affaires [6].

Il n’y a donc pas de bonne ou de mauvaise quantification. Il existe seulement des quantifications issues de postulats différents. Il n’y a pas de quantifications qui soient plus précises les unes que les autres ; tout exercice de quantification est tributaire des processus d’observation et de traitement et donc d’un certain degré d’approximation.

Toute entreprise de quantification implique l’existence d’une infrastructure humaine et technique dont le coût est nécessairement important.

Peut-on envisager, en restant dans le contexte de la même société, de simuler la quantification d’une société radicalement différente ? La réponse est négative. La quantification ne peut précéder l’existence de l’organisation économique et sociale à laquelle elle s’applique. Ainsi, en ex-URSS, des concepts marxistes ont été mis en oeuvre dans les comptes de l’économie soviétique : comptabilité du produit matériel, valeur travail, système de balances de l’économie nationale, comptabilité sociale, etc. Ces concepts présidaient à l’organisation économique et sociale réelle. Ils ne pouvaient être quantifiés que dans des dispositifs de recueil de l’information propres à cette organisation économique et sociale.

Économie monétaire et économie "invisible"

La quantification est dominée par l’usage d’une convention monétaire, ce qui est cohérent avec la description d’une économie de marché où l’échange est source de la valeur. Mais à coté de l’économie monétaire existent des activités qui l’on peut considérer comme créatrices de valeur (que l’on prenne en compte l’utilité pour autrui ou la valeur travail). Longtemps cette économie était illustrée par l’activité domestique (des femmes de préférence). Mais dans la société de l’intelligence dans laquelle nous entrons, le développement des NTIC favorisent la création, l’échange et le partage non monétisé dans l’immatériel. Le "libre" en est un exemple.

Ces nouvelles pratiques, issues de l’informatique et de l’internet et du développement de l’économie du savoir, ne sont par définition pas quantifiées, même si certains se risquent à le faire, paradoxalement en termes monétaires [7]. Toutefois l’open source, qui s’applique aux logiciels de libre redistribution, trouve à s’intégrer au marché au travers de travaux dérivés.

La quantification de cette économie de l’intelligence reste à inventer.

La porosité apparente entre l’économie que nous quittons et celle dans laquelle nous entrons est grande. Les franchissements de frontière dans un sens ou dans l’autre sont fréquents ce qui ne fait qu’accroître la confusion et amoindrir la qualité de la quantification. Bien au-delà des problèmes de quantification, on est face à de profonds bouleversements de la société qui se produisent avant de pouvoir être quantifiés.

Mondialisation et périmètre national

La quantification de la vie économique et sociale s’effectue dans un périmètre national défini par des notions de résidence sur un territoire. Des frontières relativement solides permettaient de définir clairement ce qui était à l’intérieur et à l’extérieur, ce qui rentrait et ce qui sortait. Tel n’est plus le cas aujourd’hui avec la mondialisation notamment pour les entreprises multinationales, les productions immatérielles et la finance.

Les frontières nationales ont une importance très limitée pour les compagnies multinationales, les firmes, les holdings qui peuvent fractionner leurs activités en de nombreux pôles : production, recherche et développement, finance, logistique, marketing, ventes ; elles peuvent opter pour des statuts différents pour ces différents pôles : intégration, filialisation, sous-traitance ; elles peuvent choisir les implantations géographiques sur la base d’avantages comparatifs [8]. On sait aussi qu’une grande partie des transactions financières s’effectuent dans des paradis fiscaux, tandis que l’information circule librement sans frontière par internet.

Ainsi la quantification à l’intérieur d’un périmètre national est sérieusement ébranlée. Ces difficultés de quantification ne sont que la conséquence de l’affaiblissement des communautés nationales dans la maîtrise de leurs économies et l’organisation de leurs solidarités nationales.

Développement humain, développement durable, environnement

Le PIB, dont la définition précise est assez rébarbative, lesté des milliards d’euros qui lui sont associés, se voit affublé du nom plus sexy de "richesse nationale". En dépit (ou à cause) de cette étiquette, beaucoup contestent aujourd’hui la pertinence de cet indicateur pour mesurer le bien-être des humains ou prendre en compte les contraintes environnementales. Pour l’instant, les efforts de quantification alternative se bornent à proposer de compléter ces agrégats traditionnels par des indicateurs complémentaires considérés comme mesurables dans l’état actuel des systèmes d’information. Les indicateurs proposés se veulent consensuels [9].

Ainsi l’indice du développement humain proposé par le programme des Nations unies pour le développement (PNUD) combine des statistiques sur l’espérance de vie à la naissance, l’alphabétisation et la scolarisation et le produit national brut par habitant. Cet indice est, de l’aveu même de ses auteurs, grossier, et ne constitue en rien un modèle causal du développement humain : tout au plus, comme son nom l’indique, un "indice" facilement mesurable avec les moyens dont on dispose aujourd’hui. On pourrait se demander ce qui motive alors sa construction ?

Ces nouveaux indicateurs auront à l’évidence une construction qui en aucun cas ne pourra se prévaloir d’une quelconque exhaustivité ou universalité. Le "toute chose restant égale par ailleurs" sera de mise, et d’autres caractéristiques ignorées par ces nouveaux indices continueront à être considérées comme insignifiantes.

Conclusion

La quantification, en tant que représentation chiffrée de la vie économique et sociale, s’inscrit dans l’idéologie qui préside à l’organisation et au fonctionnement de l’économie et de la société réelle.
La quantification ne peut précéder l’existence de l’organisation économique et sociale à laquelle elle s’applique. Toute quantification par anticipation d’une économie et d’une société radicalement différentes reste un exercice purement académique.

Toute quantification est partiale et partielle. Elle doit sélectionner, simplifier, regrouper via des concepts, des nomenclatures, des codes qui comportent leur part d’arbitraire et de présupposés. C’est pourquoi les débats sur la quantification sont partie intégrante du débat politique, économique et social.

Toute quantification n’est qu’une approximation dont on veut généralement ignorer l’imprécision. Il suffit de constater l’importance fétichiste accordée à certains chiffres (par exemple une évolution de 0,1 ou 0,2 % du PIB) qui sont à l’intérieur des marges d’erreur.


[1L’alphabétisation d’un enfant ayant l’usage de l’ordinateur en réseau sur internet n’est pas de même nature que celle d’un enfant africain ayant pour tout outil un papier un crayon et souvent de vieux manuels.

[2La nomenclature des causes de décès reflète la médicalisation de la mort ; par exemple, on ne meurt pas officiellement de vieillesse ou de faim, tout simplement parce que ces nomenclatures n’existent pas.

[3Un récent débat sur la diminution du poids de certains produits vendus au même prix illustre parfaitement les conventions de prise en compte de la qualité ; le consommateur peut y voir une augmentation déguisée du prix, tandis que le producteur met en avant un accroissement de la qualité exigé, par exemple dans le cadre de la lutte contre l’obésité.

[4En 1975 la CFDT avait publié une Critique de l’indice des prix qui répondait à la brochure de l’INSEE intitulée Pour comprendre l’indice des prix. En conclusion, ce syndicat souhaitait imposer une méthode s’appuyant sur un budget type.

[5Dans la statistique agricole ancienne, on faisait appel à des "commissions communales" pour remplir les rubriques de ce qui constituait ensuite l’annuaire statistique agricole de la France.

[6Les 700 milliards du plan du gouvernement américain proposés en réponse à la récente crise financière sont un bon exemple de transparence à géométrie variable. Avant la crise, il n’existait évidemment aucune statistique du montant total des "crédits pourris" détenus par les banques (secret des affaires). Tout à coup un chiffre sort de l’ombre. D’où vient-il ? Quel est la part du "pifomètre" ? Les enjeux politiques associés à ce chiffre influent ils sur son montant ?

[7"Et si la totalité de ce que les humains produisent annuellement n’était pas de 50000 milliards de dollars en biens, services et expériences mais le double ? Et si à ce chiffre il fallait ajouter la même somme, non comptabilisée pour ainsi dire ? Nous pensons que c’est le cas." in Alvin et Heidi Toffler, La Richesse révolutionnaire, Plon, 2007.

[8"Une question fondamentale en relation avec la globalisation est l’affectation des productions et des valeurs ajoutées des entreprises multinationales aux économies nationales. Il est évident que l’affectation des profits, et par conséquent de la production et de la valeur ajoutée, est gouvernée par la minimisation des taxations." in exposé de Peter Van de Ven au 12ème congrès de comptabilité nationale à Paris, 4-6 juin 2008.

[9"La dimension technique ne doit pas conduire à éluder son caractère politique. On ne sous-estimera pas ici la dimension idéologique du débat. Tout indicateur s’appuie en effet sur des normes et des valeurs : sans un certain consensus autour de valeurs communes, aucun indicateur de développement durable ne pourra prétendre s’imposer à un niveau mondial" in Rapport d’information n° 815 de l’Assemblée nationale : "Mesurer pour comprendre", présenté par M. Hervé Mariton et enregistré à la présidence de l’Assemblée nationale le 16 avril 2008.