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L’Europe, une solution à la crise ?

samedi 23 mai 2009, par Jérôme Gleizes

Face aux crises qui se profilent, le projet européen doit passer dans une nouvelle dimension, une nouvelle urgence estime Jérôme Gleizes, qui reprend ici les analyses développées dans plusieurs articles récents sur la "crise socio-écologique" globale qui frappe nos sociétés. Le modèle industriel de la construction européenne des années cinquante (CECA) doit laisser la place à une nouveau type de développement : à la fois plus économe en énergie, orienté vers la recherche et résolument tourné vers la construction d’une Europe fédérale, ouverte et fer de lance d’une nouvelle régulation mondiale. La crise relance aussi les questions de cohésion entre les États et oblige à un "Big bang institutionnel", estime l’auteur, pour pouvoir transformer la crise actuelle en opportunité de relance du projet européen.

La crise que nous vivons est singulière [1]. Une première dans l’histoire de l’humanité. Ses causes anthropogéniques ne sont plus remises en cause, même si d’autres éléments peuvent amplifier les effets de celle-ci. Elle est globale et non localisée. Elle est multiforme. Elle est écologique, sociale, économique, politique... Pouvoir y répondre, c’est embrasser l’ensemble des causes. Ne pas le faire, c’est au mieux retarder les effets de la crise de civilisation que nous sommes en train de vivre collectivement. Nous sommes dans une crise de civilisation au sens où nous allons changer de monde. C’est pourquoi, s’il y a une certitude, c’est que les conditions matérielles de notre existence vont changer. Le pétrole se fera plus rare. La hausse des gaz à effet de serre dans l’atmosphère aura des conséquences inévitables : hausse moyenne des températures, modification des écosystèmes, variation des niveaux des océans...

Civilisation ou barbarie ?

Face à cette crise, le mot d’ordre d’André Gorz, "civilisation ou barbarie" est toujours d’actualité, en réactualisant la pensée de Castoriadis de Socialisme ou barbarie. La responsabilité du capitalisme comme mode de régulation est importante, mais la seule problématique capital/travail et les relations d’exploitation ne suffisent à comprendre cette crise. C’est le principe même d’accumulation infinie de capital qui est en crise. Cela implique que la mise en place d’un capitalisme démocratique s’avère aujourd’hui une utopie irréaliste car la gestion de la pénurie de ressources naturelles se fera de manière autoritaire ou par une modification de notre modèle de développement. Ne rien faire, c’est laisser le pouvoir à des régimes autoritaires et/ou ploutocrates, c’est laisser faire la loi du plus fort avec l’implosion d’États, comme c’est le cas aujourd’hui dans certaines régions du monde, le développement de mafias, cartels de la drogue, une désocialisation accrue des individus au profit de groupes sectaires et/ou religieux fondamentalistes...

Pour une solution globale

Si la crise est globale et singulière, la solution doit être globale et singulière. Au niveau mondial, le programme des Nations unies pour l’environnement propose un "Green New Deal" pour lutter contre le changement climatique [2]. Il préconise de revitaliser l’économie mondiale tout en luttant contre le changement climatique. Son financement est estimé à un investissement minimal d’un pour cent du PIB mondial, soit environ 750 milliards de dollars dans cinq secteurs différents : bâtiment, énergies renouvelables, transport durable, eau douce et infrastructure écologique, agriculture durable. Mais si l’ambition est là, il manque toujours les relais politique. La dernière réunion du G20 à Londres illustre l’incapacité d’une régulation mondiale de cette crise en feignant de croire que cette crise serait seulement un problème de moralisme. En se centrant uniquement sur la crise financière, les autorités politiques les plus puissantes du monde n’abordent que les symptômes de la crise à travers ses aspects financiers. S’il est important de mettre en place une nouvelle régulation financière, maintenant que celle mise en place à Bretton Woods est définitivement enterrée, cela restera insuffisant pour répondre à la crise. Nous ne sommes pas dans une répétition de la crise de 1929. Les leçons de celles-ci ont été tirées et les erreurs n’ont pas été refaites. Les banques centrales sont massivement intervenues. Des centaines de milliards de dollars ont été injectés sur les marchés monétaires pour éviter le manque de liquidités des banques et la faillite des plus affectées d’entre elles. Mais le fait que la crise perdure et s’aggrave depuis son déclenchement montre bien que la crise est d’une nature autre que financière. Le FMI a revu régulièrement à la baisse ses prévisions de croissance et pour la première fois depuis la création de cette institution internationale, il annonce une récession mondiale.

Certains préfèrent faire confiance à l’administration Obama et donc laisser aux États-unis leur rôle prééminent pour répondre à la crise. S’il est certain que la nouvelle administration américaine est plus sensible aux aspects écologiques et sociaux que celle de Bush, la nouvelle stratégie vise essentiellement à maintenir le statut de puissance hégémonique des États-unis en tenant compte de ses faiblesses actuelles (endettement externe, faiblesse du dollar, modèle de développement insoutenable, impuissance militaire à faire face à plusieurs conflits simultanément, monde multipolaire...).

Une Europe, fer de lance de la sortie de crise ?

Dans un monde de plus en plus multipolaire, la place de l’Europe est importante. Aujourd’hui, aucune puissance ne peut prétendre prendre la position de leadership mondial. Les États-unis sont dépendants de l’extérieur pour financer leur croissance. La Chine n’a pas pu encore compenser tous ses handicaps (population importante, ressources naturelles insuffisantes, aucune avance technologie). L’Inde est dans la même situation. Le Japon est totalement dépendant de ses exportations et la crise actuelle fait que ce pays subit la récession la plus importante. La Russie, bien qu’ayant la volonté de reconstruire une position hégémonique, n’a pas pu reconstituer l’ancienne position de l’URSS et cherche à construire des alliances. Les pays de l’OPEP sont trop dépendants de leur principale ressource, le pétrole.

L’Europe a une position singulière. Elle n’a plus le statut et la volonté d’être une puissance hégémonique qu’elle avait lorsqu’elle était une puissance coloniale. Même si aujourd’hui la construction européenne est essentiellement interétatique et montre sa faiblesse au regard de la puissance fédérale américaine, la dynamique engendrée après guerre est importante au regard des enjeux de la période. Le fait que l’Europe ait réussi à construire un espace de paix, après avoir déclenché deux guerres mondiales, la place dans un rôle politique singulier, tout en étant une puissance économique de taille importante (et même supérieure à celle des États-unis). De plus, aucun pays européen ne peut prétendre jouer le rôle de puissance régionale. Tous les pays sont dépendants les uns des autres. L’Europe est capable dans les moments historiques de transcender les clivages nationaux et idéologiques. L’Europe doit être motrice dans le changement du modèle de développement du monde. Par son action, l’Europe peut être une référence internationale, un acteur crucial pour les prochaines négociations internationales, dont celle très importante de Copenhague sur les changements climatiques mondiaux, fin 2009.

Force et faiblesse de l’Europe

Paradoxalement, les faiblesses de l’Europe sont ses forces. La diversité ethnique, culturelle, linguistique, de ses régions est sa faiblesse mais aussi sa force. Les prises de décisions sont complexes mais substantielles. L’impuissance actuelle de l’Europe à proposer une réponse commune à la crise montre une faiblesse à première vue mais surtout montre que l’Europe n’a aucune volonté de redevenir une puissance hégémonique. En effet, la politique de l’Europe évolue, notamment au parlement européen en terme de prescriptions économiques. Malgré la soumission de la BCE au dogme monétariste, celle-ci a injecté des centaines de milliard d’euros sur les marchés monétaires, racheté des actifs pourris, baisser les taux d’intérêts. La commission européenne a laissé les États nationaux injecter des dizaines de milliard d’euros dans des entreprises privées, filer les déficits budgétaires nationaux et ainsi remettre en cause de facto le pacte de stabilité. Les différents pays européens, par la force des choses, sont obligés de laisser échapper une partie de leur souveraineté et transférer une partie de leur pouvoir à un niveau supranational. L’Allemagne en est à son deuxième plan de relance et a été obligée de prendre le contrôle de banques privées et de laisser, comme la commission européenne, les autres pays avoir des politiques interventionnistes. Mais tout cela reste trop faible et insuffisant, tant en volume qu’en qualité des mesures et surtout en terme de coordination et de planification.

La nécessité d’un big bang institutionnel européen

L’Europe dispose d’atouts sur la scène internationale. Elle n’a plus de volonté hégémonique, ce qui peut rassurer les autres acteurs internationaux. Elle n’est pas dépendante économiquement du reste du monde. Les échanges intraeuropéens constituent environ plus de 65 % du commerce extérieur des pays de l’Union. Elle ne l’est pas non plus financièrement. L’euro est même devenu une monnaie de réserve internationale et en constitue plus d’un quart, même si le dollar joue toujours un rôle prééminent. L’Europe peut sans difficulté avoir une souveraineté alimentaire et si elle reste dépendante de nombreuses matières premières dont les ressources énergétiques, l’opinion publique est plus sensible aux questions écologiques que l’opinion américaine. Et l’Europe reste une démocratie qui a transcendé le traumatisme des grandes guerres, même si nombre des libertés conquises depuis 45 ans sont remises en cause par des élites néolibérales [3].

La force principale de l’Europe est d’avoir construit un espace de paix, mêlant nations et administrations supranationales, alors qu’actuellement les différentes puissances mondiales sont soumises à des forces centrifuges. Mais tout cela nécessite que le "bricolage" actuel soit acté par une volonté politique afin de sortir de l’hypocrisie ambiante : les traités européens, en particulier celui de Maastricht, ne sont plus appliqués car si c’était le cas, certains pays auraient payé les amendes dues à un excès de déficit public. Ils servent de prétexte à des chefs de gouvernements, notamment Nicolas Sarkozy, pour trouver des boucs émissaires pour suppléer à leurs erreurs politiques. Il faudrait aujourd’hui un big bang institutionnel qui transférerait plus de pouvoir au Parlement européen, seul garant du fédéralisme, capable de garantir le bien commun de tous les européens comme l’ont été les premières institutions européennes en 1950, la Communauté européenne du charbon et de l’acier et l’Union européenne des paiements.

Nous devons changer de modèle de production. Par le passé, l’Europe a su ne pas s’en remettre au marché pour compenser des handicaps structurels : une politique énergétique avec la CECA, une politique agricole pour rendre l’Europe autosuffisante, une politique spatiale et aéronautique avec les succès d’Ariane et d’Airbus... Aujourd’hui, l’Europe peut remettre en cause son modèle de développement et être motrice dans la transformation écologique de l’économie et de la production, mettre en place les politiques structurelles nécessaires à cette transformation, dématérialiser l’économie, développer les mises en réseau des savoirs et des connaissances, relocaliser la production, développer une Europe de la Recherche indépendante des contingences de rentabilité.

Ne rien faire, c’est laisser aggraver la crise économique en Europe, qui bien que moins sensible à la contrainte extérieure, est la plus affectée du fait d’une mauvaise coordination politique. Reste à espérer. Et si l’espoir ne suffit pas, la gravité de la situation devrait pousser à transcender les égoïsmes nationaux et à permettre la construction non pas de l’Europe puissance qu’Étienne Balibar rejetait pertinemment mais une Europe fédéraliste, ouverte sur le monde, porteuse d’un nouveau modèle de développement pour l’humanité.


[1Pour une analyse plus poussée, voir Jérôme Gleizes, "De la crise des subprimes à la crise globale", EcoRev’ n°29 et avec Yann Moulier-Boutang, dans ce numéro "Une lecture écologiste de la crise, la première crise socio-écologique du capitalisme"

[2Pour plus de précisions, voir : http://unep.org/greeneconomy/french/index2.asp

[3A ce sujet, voir Wendy Brown, "Néo-libéralisme et fin de la démocratie", Vacarmes n°29 : http://vacarme.org/article1375.html