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Pour une science écologique
vendredi 20 novembre 2009, par
« Les connaissances, qui permettent de penser ce qui ne peut être intuitivement
compris, complètent, corrigent et prolongent-elles les savoirs vécus, en élargissent-elles la
portée et l’horizon, cherchent-elles à être accessibles et assimilables par tous ? Leur développement
– celui des sciences - se laisse-t-il guider et orienter par les besoins, les désirs, les
aspirations issus du monde vécu ? S’articule-t-il avec les savoirs dans un souci de synergie
ou les disqualifie-t-il en revendiquant pour la science le monopole de la connaissance
vraie ? »
André Gorz, L’immatériel, p.108-109 (2003)
La réflexion d’André Gorz sur les savoirs et
les connaissances, la science et le monde
sensible, bien que peu remarquée et peu
commentée, n’en traverse pas moins son
œuvre. Elle clôture d’ailleurs son dernier
essai, L’immatériel, un livre aussi critiqué
que mal voire pas lu du tout par ses détracteurs. C’est d’autant plus étonnant qu’il
s’agit pourtant d’un ouvrage essentiel pour
comprendre les mutations actuelles de nos
sociétés, en particulier le passage à une
société de l’intelligence et de la production
coopérative.
Le mot intelligence est ici
crucial, par opposition à celui de savoir, car
"autant le concept d’intelligence couvre tout
l’éventail des facultés humaines et peut par
conséquent servir de base à une conception
de la société comme société de culture,
autant le concept de connaissance exclut
cette possibilité" [1]. Comme le dit Gorz, "le
fait de se présenter et de se représenter
comme "une société de la connaissance"
est lourd de significations quant à la
pauvreté de sens de la civilisation qui se met
en place" [2]. Si connaître est toujours
connaître un objet (matériel ou non, réel ou
non), l’objet n’a de statut connu que par
rapport à des déterminations, ce qui résulte
toujours d’une construction sociale
abstraite. "La science ne connait de la nature
que ce qu’elle est capable d’en saisir en vertu
des principes et des lois selon lesquels elle
l’aborde. Elle force la nature, disait Kant, à
répondre aux questions "que la raison lui
pose" et ne peut apprendre d’elle que ce
que ses principes la préparent à
chercher" [3].
Or notre rapport originaire au
monde a à voir avec un savoir pré-cognitif,
intuitif, et non avec la connaissance ainsi
définie. Plus globalement, "la qualité d’une
culture et d’une civilisation dépend de l’équilibre
dynamique qu’elles réussissent à créer
entre les savoirs intuitifs du monde vécu et
le développement des connaissances. Elle
dépend de la synergie, de la rétroaction
positive qui s’instaure entre le développement
des connaissances et des savoirs vécus" [4].
Fondamentalement, l’écologie
(de Gorz), qui n’est en aucun cas une "antiscience",
a vocation à ménager la nature et non à la dominer. Il ne s’agit donc pas
seulement d’une défense de la nature, mais
aussi d’une résistance à l’appropriation
privée et à la destruction du monde vécu.
En retour, elle oblige la science à s’affronter,
à se confronter à cette interrogation fondamentale
: "Les connaissances, qui
permettent de penser ce qui ne peut être
intuitivement compris, complètent, corrigent
et prolongent-elles les savoirs vécus, en
élargissent-elles la portée et l’horizon,
cherchent-elles à être accessibles et assimilables
par tous ? Leur développement - celui
des sciences - se laisse-t-il guider et orienter
par les besoins, les désirs, les aspirations
issus du monde vécu ? S’articule-t-il avec les
savoirs dans un souci de synergie ou les
disqualifie-t-il en revendiquant pour la
science le monopole de la connaissance
vraie ?" [5].
Si une science hors du capitalisme
et du productivisme dans toutes ses
variantes est concevable, c’est à ces
questions qu’elle devra répondre. Questions
d’autant plus douloureuses et actuelles que
la technoscience contribue massivement à
coproduire un monde "qui dépasse,
contrarie, viole le corps humain par les
conduites qu’il en exige, par l’accélération et
l’intensification des réactions qu’il sollicite.
La contradiction entre les savoirs et les
besoins corporels, d’une part, et les
"besoins" de la méga-machine technico-économique,
d’autre part, est devenue
pathogène" [6]. Miroir implacable d’une
science marchandisée, parfois même faîte
marchandise elle-même, singeant dans ses
codes, son fonctionnement, son organisation
et ses modes de reconnaissance,
une idéologie libérale de la réussite, de
l’écrasement de l’autre et de l’individualisme
à outrance, en cours de délitement.
L’appel à l’aide récent des grandes universités
publiques de l’état de Californie
actuellement en quasi-faillite, et notamment
de la plus prestigieuse d’entre elles, l’université
de Berkeley, n’en résonne que plus
crûment. Menacée d’asphyxie financière,
cette dernière a élaboré une stratégie de
levée de fonds privés qu’elle souhaite voir
soutenue par un double soutien au niveau
fédéral et au niveau de l’état de Californie,
afin de préserver le "caractère publique"
des grandes universités d’Etat américaines
[7]. Louable préoccupation, même si
au passage, dans la débâcle, il est tout à
fait possible que les universités d’État les
plus fragiles financièrement et les moins
prestigieuses soient englouties corps et
biens.
Mais est-il encore temps ? De l’autre
côté de l’Atlantique, nos universités ont été
secouées ces derniers mois par un vaste
mouvement de colère et de révolte contre
le mépris et une certaine haine vis-à-vis
du monde universitaire et de la recherche
manifestés par le gouvernement, en particulier
son chef, le président de la
République, et contre les réformes à marche
forcée d’une ministre promettant une
fausse autonomie aux universités. Pour les
vingt établissements qui ont acquis depuis
janvier 2009 les compétences dites élargies,
c’est une certaine marge d’autonomie dans
la gestion de leur masse salariale, de leur
budget et donc des priorités en terme de
formation et de recherche qui a été
obtenue. Avec pour contrepartie au "deal",
accepter les "règles du jeu de la réussite",
avec au premier chef l’impératif de grimper
aussi vite que faire se peut dans les classements
internationaux divers, qui fleurissent
comme autant de marqueurs de la "bonne"
science productive. Parmi les contreparties
également, accepter des conditions de
gouvernance peu démocratiques, concentrées
dans les mains d’un président et d’un
conseil d’administration, dont seule la
probité et la vertu de chacun de ses
membres évitera d’en faire un organe
gouvernant seul, sans ou contre les
personnels, chercheurs, enseignants,
administratifs et techniques de l’établissement.
On peut ajouter au tableau un
effort financier des plus congrus, contrairement
à ce que pourrait laisser croire
l’intense plan de communication de la
ministre de l’enseignement supérieur et de
la recherche, puisque l’effort de recherche
de la France atteint 2,02% du PIB en 2008,
loin de la moyenne de l’OCDE (2,29%), plus
loin encore de l’objectif si souvent annoncé
de 3% du PIB [8]. Petite pièce manquante
au puzzle, le crédit impôt recherche, censé
stimuler par la finance publique l’effort de
recherche et développement des entreprises,
et qui constitue pour l’état la
deuxième dépense fiscale la plus coûteuse,
pour des résultats on ne peut plus mitigés.
Bref, si le mouvement de ras-le-bol des
universitaires et autres chercheurs s’inscrivait
dans un refus légitime de cette
nouvelle étape de la libéralisation du
marché des savoirs, force est de constater
qu’il n’a pas trouvé de débouché politique,
pas plus dans les revendications portées
par les organisations syndicales ou les
mouvements comme Sauvons la recherche
qu’ailleurs. Réside pourtant peut-être, dans
l’étroit espace de manœuvre que
l’autonomie partielle récemment gagnée a
ouvert, la possibilité, l’espoir de construire,
d’inventer un autre modèle, celui d’une
université misant, au-delà de son excellence
et de ses richesses, au-delà des
projets disciplinaires classiques, sur des
projets de recherche et des formations au
croisement de champs disciplinaires variés,
tout domaine confondu, une université
capable de mettre en perspective et
d’affronter la complexité des questions
posées à nos sociétés, ce modèle aussi
d’une université dans la ville et dans la
vie, en dialogue avec la société, en rupture
également avec le repli frileux et le souvenir
d’un passé plus ou moins mythifié. Une
science moins dominatrice, plus ouverte,
moins avide de pouvoir et de reconnaissance,
plus en prise avec la société et la
vie. C’est un chemin individuel et collectif
assez douloureux et difficile, qui suppose
de renoncer à bien des mauvaises
habitudes, qui suppose de contester politiquement
et institutionnellement les cadres
d’évaluation de la science normale pour
promouvoir notamment de véritables
approches pluridisciplinaires des questions
clefs auxquelles la science peut contribuer
à répondre. Un chemin qui demande une
prise de conscience collective du mur dans
lequel va la science dominante, sans
renoncer pour autant à la part de rêve,
d’inutile, de foi qui caractérise une large
fraction de la communauté des chercheurs.
Comme l’économie, la science a désormais
besoin de relocalisation, dans le double
sens d’une prise en main par les scientifiques
de leur outil de travail et d’une
dissémination, d’une pollinisation d’outils
et de savoirs utiles à la compréhension de
la complexité. C’est sans doute à ce prix
qu’une science vivante, coopérative, contribuera
à la réappropriation de nos vies, à la
construction d’autres rapports sociaux,
s’appuyant sur le potentiel de technologies
dont le critère d’acceptation sociale doit
être le développement de l’autonomie et en
même temps de la solidarité. Peut-être que
le débat national sur les nanotechnologies
qui s’annonce sera l’occasion de détecter
ces signaux faibles où une communauté,
au-delà des questionnements technologiques
dictés par les impératifs
économiques du moment, cherche à
élaborer des réponses intégrant le social, le
politique et l’écologie [9]. On peut en
douter, on peut aussi y croire.
[1] André Gorz, L’immatériel, éditions Galilée, 2003, p.
106.
[2] André Gorz, L’immatériel, éditions Galilée, 2003, p.
106
[3] ibid, p. 107.
[4] ibid, p. 108-109.
[5] ibid, p. 108-109.
[6] ibid, p. 111
[7] "Public universities predict hefty tuition hikes" in
USA Today (22 avril 2009) ; "Rescuing our Public
Universities" in The Washington Post (27 septembre
2009)
[9] http://www.lemonde.fr/technologies/article/2009/10
/15/nanotechnologies-le-point-de-vue-environne
mental_1254555_651865.html