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Peut-on penser un au-delà du capitalisme ?

vendredi 20 novembre 2009, par Bernard Maris

« Nous arrivons au point précis qu’annoncaient les premiers visionnaires de l’aprèscapitalisme
quand au delà de la société bourgeoise et du capitalisme industriel naissant, ils
entrevoyaient un ordre différent : celui où l’efficacité des machines abolirait le travail, la
logique du capital et celle des échanges marchands, pour faire apparaître "le temps disponible"
comme mesure de la "vraie richesse".

La révolution micro-électronique nous entraîne vers tout cela ; mais l’inertie de nos catégories
mentales nous le masque : nous continuons misérablement d’attendre que l’avenir nous rende
le passé, que la "reprise" ou la "relance" économique assure le plein emploi ; que le capitalisme
se relève de son agonie et que l’automatisation procure plus de travail qu’elle n’en
supprime.

Que la droite cache et se cache de la sorte la fin d’un monde, cela peut se comprendre. Que
la gauche, en Europe comme en Amérique, n’imagine d’autre issue de la crise qu’une gestion
étatique du capitalisme et continue d’aller chercher chez Keynes des remèdes qui, déjà
inopérants sous Roosevelt, sont devenus innaplicables, dénote qu’elle est sur le point de
mourrir faute d’imagination. »

André Gorz, Les chemins du Paradis. L’agonie du capital (1983)

Comment penser le capitalisme, sans passer
par les schémas imposés par le capitalisme,
notamment ceux de l’économie, qu’elle soit
classique ou critique ? En admettant que
l’on puisse penser le capitalisme - ce qu’on
fait de façon satisfaisante des chercheurs,
et non des moindres, comme Max Weber ou
Karl Marx - possède-t-on les éléments
conceptuels pour appréhender son destin
et son "au-delà" - si au-delà il doit y avoir ?
Mais auparavant, une première justification
s’impose : si l’on veut penser l’au-delà du
capitalisme, c’est que ce système ne nous
satisfait guère.

Pourquoi ?

Après tout, nombreux s’en satisfont. Dans
un récent article du Figaro, le philosophe
Luc Ferry rappelait les nombreux bienfaits
du capitalisme : eau courante, nourriture,
soins, éducation, biens matériels,
autonomie et autres manifestations du "progrès" et de la civilisation matérielle ;
certes, reconnaissait-il, les "luttes sociales"
avaient accéléré certains de ces progrès,
mais le résultat était là. Les hommes savent
lire. Presque tous. Ils vivent plus vieux.
Comment le nier ? Comment nier en effet
que le capitalisme a mis au travail la
paysannerie d’Europe, et met au travail en
ce moment celle de Chine, d’Inde du Brésil
et d’ailleurs ? Si l’on fait l’impasse de
quelques générations de prolétaires sacrifiées
et à sacrifier - une goûte dans l’océan
des 450 000 ans de sueur qui nous
séparent de la domestication du feu - nul
doute que ces progrès "valaient la peine"
au sens d’équivalent souffrance. Personne
ne doute de la capacité du capitalisme à
transformer le monde, et, aujourd’hui, à le
détruire. Nul doute aussi que son temps
s’achève, de force plutôt que de gré, et
qu’il est temps de penser un équilibre
homme ressources, choisi ou contraint.

Au dithyrambe un peu dérisoire de Luc
Ferry, écrit pour les classes favorisées d’un
pays occidental, n’importe qui d’un peu
sensé répondra par le krach écologique, la
pénurie d’eau, et la prolétarisation du
monde - la paupérisation absolue du
monde : l’accès, sans doute provisoire, de
quelques centaines de millions de Chinois,
au statut de "consommateur occidental"
ne doit pas cacher l’effondrement de niveau
de vie qui se prépare. Mais en termes de
quantité, de moyenne, Luc Ferry a raison,
même au niveau mondial : les hommes
vivent plus vieux, en moyenne.

Si ce système ne nous satisfait pas, c’est,
plus banalement, qu’il nous menace. Non
qu’il nous rende malheureux : le bonheur
est une éphémère et vieille idée hors du
champ de cet article, il peut être celui de
Diogène ou de Vitellius, de Stakhanov,
Rimbaud ou de Mallarmé - et dans ces deux
derniers cas il s’agit plutôt de malheur. Il
menace notre survie, et, pire encore, notre
humanité. C’est en ce sens qu’il nous
inquiète.

Mais la deuxième justification à produire est
plus difficile. Si nous voulons nous projeter
"au-delà du capitalisme", encore faut-il
justifier que ce système soit historiquement
situé et défini, ce qui n’est pas évident.

Quelle est la caractéristique étrange du système capitaliste ?

L’accumulation, mais l’accumulation sans
objets, l’accumulation en soi, l’accumulation
où l’entassement des objets n’est qu’un
moment du cycle de l’argent allant à
l’argent.

L’accumulation, la division du travail et
l’échange sont très anciens. Le trafic des
pierres polies ou taillées existe à l’aube de
l’humanité. Le grand commerce, du vin, des
céréales, de l’huile, des étoffes, des
céramiques, du verre soufflé etc. etc. existe
bien avant le capitalisme. Les techniques de
comptabilité et d’assurance, les produits
dérivés sont aussi vieux que ce grand
commerce. La constitution de surplus
permettant de dépasser le cycle de la survie
est aussi vieille que l’humanité. En soi, la
constitution de surplus ne permet pas de
différencier le capitalisme de systèmes
centralisés comme le système de répartition
de l’ancienne Egypte, où d’immenses
surplus étaient "consumés" dans la
construction de biens somptuaires.
L’économie de l’Egypte "don du Nil",
agraire et cyclique, n’a rien de capitaliste,
mais dégageait d’importants surplus, de
céréales notamment. Cependant la constitution
de surplus n’était pas une finalité, au
contraire : ceux-ci n’étaient destinés qu’à
être détruits, et non à être conservés en
vue de constituer de nouveaux surplus qui
permettront de constituer eux-mêmes des
surplus, à l’infini. L’accumulation capitaliste
diffère de la constitution de surplus des
vieilles sociétés, en ce sens qu’elle est le
but de la production, sans que la question
de la production ne soit posée - tout est
bon à produire si "marché" il y a - ni même
celle de la survie.

Ce principe d’accumulation n’est pas
réservé aux biens matériels. Chose tout à fait nouvelle - qui distingue vraiment le
capitalisme du précapitalisme qui court du
XII° au XVIII° en Europe - il est imposé
aussi à la technique. Pour la première fois
une civilisation ne conçoit pas la connaissance
comme un bien de jouissance en soi,
de jouissance pure, mais comme un bien
devant être accumulé. La connaissance est
commise à servir la production et l’accumulation.
Cet asservissement de la
connaissance est l’une des grandes originalités
du capitalisme : jusqu’au XVIIIème on
peut affirmer que la découverte est fortuite,
heureuse et désintéressée. Depuis lors, elle
est une exigence de la production. Elle est
serve, servile, et généralement vile comme
certaines "sciences" modernes de l’humain.

La connaissance prend la forme de la technoscience

Certes, la technique - "la première forme de
la culture" (Freud) - mise au service de la
production n’est pas non plus l’apanage
du capitalisme. L’énergie des moulins, à
vent ou à eau, est domestiquée depuis fort
longtemps. Il est vrai que l’énergie
développée grâce à la combinaison des
machines à vapeur et de l’énergie fossile
est très grande, comparée à celle des
moulins. Mais les vieilles sociétés appliquèrent
aussi la technique à la production,
et pour autant n’inventèrent pas le capitalisme.
La Chine utilisa des hauts-fourneaux
pour produire de la fonte destinée au
matériel agricole dès 350 AC, et pour autant
ne devint pas capitaliste. Elle ne franchit
pas le cap de la production de masse mise
en branle par la révolution industrielle. Elle
le fait aujourd’hui, comme autrefois la
Grande-Bretagne, en consacrant comme elle
50% de son PIB aux exportations.

Comment briser ce cercle de l’accumulation  ?

D’abord on peut penser que ce cercle
vicieux se brisera tout seul, et envisager,
avec d’autres, quatre sorties du capitalisme.

1. "La fin de l’histoire ou le capitalisme
éternel" (Fukuyama et les libéraux)

2. "Le bidonville généralisé" (Malthus,
Ricardo)

3. "La fin de l’histoire et le socialisme
éternel" (Marx)

4. "La termitière" (Freud)

Le capitalisme éternel est le rêve de Jean-
Baptiste Say pour qui "les ressources sont
illimitées" et plus près de nous de Luc
Ferry, ou encore d’Alain Minc lorsqu’il dit :
"de toutes façons, les progrès de productivité
briseront tous les murs des ressources
finies." Ainsi les Chinois, puis les Indiens,
puis les Brésiliens, puis les Africains, puis
tout le monde s’enrichira. No comment. Si,
commentaire : on retrouve ici la vieille
antienne du capitalisme "pacificateur", tel
que le rêvait Montesquieu. Faites du
commerce, pas la guerre. Mais la question
de l’énergie limitée que représente la terre ?
L’être humain, toujours malin, rebondira
etc. Mais la population humaine sera-t-elle
stabilisée ? Oui, sans doute, mais la
réponse est vague. Tant que la totalité de
la Terre et des fonds marins ne seront pas
cultivés comme un jardin, pas de souci. Et,
s’il le faut, l’Humanité déménagera vers les
étoiles.

La terre comme une immense décharge, ou
un immense bidonville, sur lequel survivent
et grappillent des millions d’hommes.
Malthus et Ricardo imaginèrent cette
funeste sortie, et il est intéressant de voir
que l’un et l’autre furent libéraux tout
autant que Say, le commerce permettant de
retarder l’issue fatale ; le progrès technique
aussi ; mais issue fatale il y aura, du fait de
la prolifération de l’espèce humaine. La
vision de Malthus est évidemment
simpliste, comme celle du nénuphar : celui-ci
grossit jusqu’à occuper l’étang. Après
quoi il meurt. (La dynamique des populations
est un peu plus subtile).

La fin de l’Histoire au sens marxiste est un
peu plus imaginative que celle Fukuyama.
Certes, elle est un moment - indéfini -
d’abondance matérielle, et on peut excuser
Marx de ne pas avoir anticipé la rareté des
ressources humaines. Mais elle change les
rapports humains, débarrassés de l’exploitation,
donc de la violence des hommes. La
société de Marx est pacifiée et cultivée.
140 ans après le Capital, il semble bien
que le prolétariat ne soit pas un concept
fructueux, et qu’on ne se débarrasse pas de
la violence comme ça. La prise du pouvoir
par le "prolétariat" ne semble pas à l’ordre
du jour.

Freud était fasciné par la termitière, dans
laquelle il voyait une longue évolution des
espèces, par abandon de toute forme de
liberté et soumission à un pouvoir central.
La termitière est une métaphore d’un
régime totalitaire, où tous les membres ont
abdiqué leur autonomie pour se soumettre
à la Reine. Nombre d’écrivains ont imaginé
ce type de système où la technique enserre
l’homme dans les mailles d’un filet statistique,
informationnel, médiatique, bref, un
univers à la fois immatériel et carcéral. La
termitière est l’abolition de la liberté et le
règne de la servitude volontaire. L’un des
grands enseignements du capitalisme
contemporain, est qu’il n’y a aucune corrélation
entre liberté et marché capitaliste
(témoin la Chine) ni même de corrélation
entre connaissance et liberté. On pourrait
penser qu’un peuple "éduqué" serait plus
amoureux de la liberté. Il n’en est rien.
L’histoire des rapports de la science
Allemande et des nazis, qui horrifiait Freud,
donne froid dans le dos. Si l’on y réfléchit,
rien ne convient mieux à un savant dans sa
tour d’ivoire, que la paix d’une dictature,
surtout si celle-ci le paye.

Il y a d’autres sorties possibles, mais qui
pourraient se ranger sous les trois
premières : "La joie au travail" (Fourier),
"La production raisonnée, l’économie
stationnaire et la diminution du temps de
travail" (Keynes) "La social-démocratie bien
tempérée" (Schumpeter).

D’autres sorties, plus apocalyptiques sont
possibles. "La route" de Cormack McCarthy
est un roman édifiant décrivant le
lendemain de l’Apocalypse. "La possibilité
d’une île", par un romancier qui s’est
toujours intéressé au libéralisme (voir sa
définition du libéralisme comme
"l’extension du domaine de la lutte"), décrit
un autre achèvement du capitalisme : la
monopolisation des richesses par une caste
réduite, la quasi-totalité de l’humanité
vivant dans des conditions épouvantables.
Le roman de Michel Houellebecq est très
malthusien. Lorsque toutes les "terres" (la
nature) auront été exploitées, l’humanité
végètera dans un système stationnaire, ou
la mortalité équilibrera la natalité du fait
des "fléaux" divers (épidémies notamment)
tandis qu’une petite minorité isolée, les
"rentiers", capteront le seul surplus
dégagé. L’industrie aura une taille réduite et
se contentera d’alimenter cette caste prédatrice.
Il est assez plaisant de retrouver la
métaphore malthusienne dans les rapports
de la finance et de l’industrie aujourd’hui,
où la première, parasitaire, capte le surplus
dégagé par la seconde. Dans une version
plus brutale, "La possibilité d’une Ile"
décrit une minorité de privilégiés vit en
vase clos indépendamment du reste de
l’Humanité retournée à la barbarie.

Peut-on penser d’autres sorties ?

Le capitalisme est ce moment particulier
où la technique est "accumulée" en soi
pour augmenter la productivité des
hommes et la production d’objets. Il n’en a
pas été toujours ainsi. La Grèce - mais
toutes les civilisations sans doute - sut
distinguer la connaissance de la technique
et de l’expérimentation. C’est même peut-être,
comme à Rome, ce qui lui interdit de
"passer" au capitalisme.

Briser le cercle de l’accumulation implique donc de restituer son autonomie à la
connaissance. De ne plus la soumettre à
l’impératif de productivité. De briser l’étau
du temps qui enserre les hommes ("les
hommes ne sont rien, le temps est tout,
l’homme n’est plus que la carcasse du
temps" Marx), et donc de retrouver une
vision noble de l’utilisation du temps
humain. Des pistes existent, dans les
programmes écologiques notamment, et je
n’en évoquerai qu’une, qui passe par le
temps choisi. Tout homme a droit a du
temps choisi, à coté du temps subi. Mais
au-delà du droit, ce temps choisi doit
devenir un devoir : le congé sabbatique,
tous les cinq ans, les dix ans, congé d’un
ou deux ans, doit être imposé à tout
homme pour lui permettre ni de
consommer ni de produire, mais d’observer
le monde. C’est cela la connaissance libre,
non commise.

La connaissance brise la barrière humaine
de la rareté, par laquelle est née l’économie
politique, science de la rareté et du
besoin. L’intuition de Marx ne fut pas "la
prise au tas de marchandises", mais la
liberté du temps infini de la connaissance,
une fois que le temps minimum est
consacré à la production : je joue de la flûte
le matin, et j’écris du théâtre le soir - ou je
ne fais rien, je rêve. Keynes, qui détestait
Marx, pensait pourtant la même chose.

Dans cette sortie, le "temps
choisi" n’est pas libre, mais
obligatoire. C’est un paradoxe.
Mais cette obligation est un
moyen de réguler la violence
humaine, qui aujourd’hui, on
le sait depuis Marcuse ou
Reich, se régule dans l’accumulation.

Comme il paraît difficile
d’interdire de produire, il est à
craindre que quelque catastrophe
se chargera d’une
pédagogie qui paraît aujourd’hui
hors de portée des êtres
humains. A ce moment là la
déshumanisation ou plus
simplement la fin de l’humanité
serait la sortie du capitalisme,
la pire, mais qui n’est pas
improbable.