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Obsolescence de la durée et actualité du délai

mardi 23 mars 2010, par Bruno Villalba, Luc Semal

Copenhague est un échec. Au-delà des enjeux
strictement environnementaux, ce fiasco
témoigne de l’incapacité des procédures
délibératives démocratiques à intégrer
l’urgence dans leur perception du temps.
le long terme – longuement décortiqué par
Pierre Rosanvallon ("De la myopie des
démocraties", Le Monde, 7 décembre 2009)
– semble pouvoir être largement commenté,
mais guère compatible avec nos capacités
collectives de décider. Il révèle un décalage
fondamental – et que nous refusons encore
d’explorer – entre la manière dont nous
imaginons le long terme et la réalité matérielle
des phénomènes écologiques (dérèglement
climatique, pénuries énergétiques, épuisement
des ressources, sixième extinction de la biodiversité,
empoisonnement de l’environnement,
explosion des inégalités sociales, développement
de la surveillance généralisée, guerre
pour les ressources, y compris pétrolières en
Irak…).

Autrement dit, cela révèle le décalage entre,
d’une part, notre capacité à créer les conditions
pour que le long terme ne puisse jamais
advenir et, d’autre part, notre ingéniosité pour
sans cesse repousser la prise en compte du
délai qu’il nous reste…

P. Rosanvallon illustre cette dualité : reconnaître
que, désormais (on serait tenté de dire
enfin…), les problèmes environnementaux sont
des problèmes de long terme (notre responsabilité
vis-à-vis des générations futures, etc.)
et qu’il faut adapter le temps démocratique à
la nécessité du temps long. Pourtant, rappelle-t-il, la démocratie est "myope", car elle peine
à intégrer une telle perspective.

Mais, précise-t-il doctement, cela est indispensable.
et de préconiser des solutions
somme toute classiques, comme "introduire
des principes écologiques dans l’ordre constitutionnel",
"renforcer et étendre la définition
patrimoniale de l’état", "mettre en place une
grande ’Académie du futur’", ou bien encore
"instituer des forums publics mobilisant
l’attention et la participation des citoyens".
Des solutions qui n’en sont pas…

La Charte de l’environnement est censée, avec
la constitutionnalisation du principe de
précaution, engager une vaste réorientation
des objectifs de la puissance publique.
Mais, pour l’instant, elle est loin de jouer ce
rôle.

La vison colbertiste de l’usage patrimonial de
la nature est loin de pouvoir répondre aux
contraintes que subit la biodiversité. en cas
d’arbitrage, Colbert cède toujours la place
aux caprices du roi… Les académies ne
changent guère les orientations du pouvoir, se
contentant la plupart du temps d’emboîter le
pas à la puissance publique où à la puissance
technique (de la CFDD à l’Académie des
sciences, le pouvoir des autorités indépendantes
demeure virtuel…). Invoquer la
puissance de la participation, c’est oublier
l’enchevêtrement des choix individuels, et bien
souvent l’impossibilité pour tout un chacun
(savants et politiques compris) de construire
des choix quotidiens compatibles avec les
enjeux du long terme. Meadows affirmait dès
1972 dans Limits to growth que l’individu lui
aussi ne percevait que les enjeux proches de
lui dans le temps et dans l’espace, et consacrait
peu de temps et d’énergie aux enjeux
globaux et de long terme…

Mais fondamentalement, ces solutions
contournent la question centrale : ces dispositifs
supposent que nous disposons d’un temps
conséquent, d’une durée suffisante pour
adapter, lentement, notre représentation du
futur aux contraintes de plus en plus actuelles
de l’urgence écologique.

Autant dire que nous avons bien du temps
devant nous, et que tout cela se fera lentement
mais sûrement…

Une telle perception relève de la cécité et non
plus de la myopie. L’environnement n’est pas
un problème de long terme, de responsabilité
vis-à-vis des générations futures – ce qui
laisserait supposer que nous ayons encore le
temps d’apprendre, comme l’édicte
Rosanvallon, à "modifier [nos] propres
réflexes en termes d’anticipation". Au
contraire, l’environnement est un problème
historiquement enraciné dans l’élaboration de
notre société technicienne. L’environnement
est indissolublement lié à une construction du
régime démocratique, qui s’est élaboré en
considérant que la nature n’était qu’une
question subalterne. Seule comptait la possibilité
de la politique de façonner le monde
social, au-dessus du monde naturel.

Mais l’environnement est avant tout un
problème continu – la force inertielle du
dérèglement climatique commence juste à être
aperçue…

Par conséquent, si on croise le problème
climatique (en insistant notamment sur
l’imminence des points de rupture et des
effets d’emballement) avec la question
énergétique (pic pétrolier imminent, déclin
inéluctable des matières premières, risques
de ruptures d’approvisionnement électrique
dès cet hiver…), alors le problème climatique
est moins un problème de long terme qu’un
problème de compte à rebours, moins un
problème de durée qu’un problème de délai.
Dès lors, l’enjeu n’est pas tant d’arriver à
penser le long terme (puisqu’en fait nous le
faisons déjà à travers le prisme du mythe du
développement, progrès techno-scientifique
ou de la croissance continue), mais plutôt
d’arriver à penser le compte à rebours
(comme nous y invite Albert Jacquard) et
donc la possibilité de l’inexistence du long
terme, la possibilité de "la fin de tout but
possible" (Günther Anders).

L’enjeu climatique ne nous laisse pas le
choix : la politique – notamment en
démocratie – doit désormais construire ses
objectifs non plus en fonction d’une vision
idéale d’un temps sans cesse renouvelé, mais
comme inscrits dans un délai imposant de
réaliser des choix qui permettront la continuité
réelle de l’existence de nos sociétés.

Le délai est donc caractérisé par une double
face : la prise en compte d’un compte à
rebours (résultant du cumul des crises
environnementale et sociale) et l’acceptation
d’une courte période durant laquelle nous
serons contraints d’effectuer les choix
salutaires.

Pour faire face à cette cécité des temps
politiques qui frappe nos sociétés démocratiques,
nous devons donc accepter de faire
un effort d’imagination pour regarder en
face ce décalage entre l’urgence actuelle et
la faiblesse des réponses collectivement
élaborées – cela d’autant plus que le sommet
de Copenhague témoigne de notre difficulté
à construire des solutions vraiment
probantes…

Cet effort d’imagination passe, tout d’abord,
par la nécessité d’accepter cette urgence.
rien n’est moins facile, tant nous continuons
à nous bercer – au nord comme au sud –
de l’illusion que la corne d’abondance de la
science et du progrès pourra résoudre tous
les problèmes, dans l’égalité et la justice
universelles…

L’imagination passe ensuite dans notre
capacité collective à explorer des pistes qui
pour l’instant, n’ont rien d’attrayantes. Ces
pistes concernent la possibilité d’envisager
en premier lieu la contrainte temporelle :
nous sommes face à un ultimatum que nous
ne pouvons continuer à nier (N. Hulot, après
d’autres, semble avoir saisi toute l’importance
de cette restriction du temps pour
décider).

Elles concernent ensuite la contrainte
exogène : comme le souligne y. Cochet, "on
ne négocie pas avec la nature" ; la géologie
et la climatologie imposent un modèle de
négociation à nos politiques qui continuent
à faire comme si elles pouvaient s’élaborer
en dehors de ces contingences… De plus
en plus, nous devons faire face à une
contrainte égalitaire, qui redessine les
relations entre humains et non-humains.

Enfin, elles évoquent la contrainte sociale : le
rationnement devient une condition nécessaire
du partage dans un monde fini (la
carte carbone, le revenu maximum
autorisé…).

La démocratie ne pourra faire l’économie
d’explorer, rapidement, ces pistes, au lieu de
se contenter d’interroger les procédures à
choisir pour envisager, un jour, tard, de
construire un débat à la hauteur de l’enjeu
écologique.

Ces pistes conditionnent la possibilité de
maintenir des choix pour les générations
futures. elles peuvent apparaître comme
restrictives de nos libertés de choix actuelles.
Mais elles seules peuvent permettre de
reculer l’échéance et la brutalité de la fin de
nos idéaux démocratiques.