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Un capitalisme détaché de la démocratie

Propos recueillis par Bruno Villalba

mardi 23 mars 2010, par Hervé Kempf

Journaliste, essayiste, Hervé Kempf est né, politiquement, dans cette génération de
l’après Mai 68, qui, au quotidien, se formait dans le débat, la mobilisation, l’imagination… La
lecture des textes de Pierre Fournier, Jean Dorst, Claude Aubert, Ivan Illich, La Gueule Ouverte,
Charlie-Hebdo… l’initient à l’écologie. 1986 marque un retour au réel : sa culture écolo, restée
en jachère, se réanime avec Tchernobyl. Il fonde en 1989 le magazine de l’environnement
Reporterre. Il travaille ensuite dans différents journaux et télévision avant de rejoindre Le
Monde en 1998. Si ce journal phare a toujours accordé une place notable à l’environnement,
elle est restée secondaire. H. Kempf y accompagne la montée en importance éditoriale de l’écologie,
jusqu’à la création du service "Planète" (comprenant plus de dix journalistes) en 2008,
et de la chronique "Ecologie", en 2009. Une place à la hauteur de l’enjeu international qu’est
devenue l’écologie dans les années 2000, dans la foulée du protocole de Kyoto. Pour H.
Kempf, la crise écologique est une réalité sensible qui conduit à interroger le fonctionnement
de nos démocraties [1]. Les enjeux classiques de la politique (le pouvoir, la majorité, l’élitisme)
sont bousculés par l’urgence écologique. Ce qui oblige à concevoir différemment notre
rapport à la démocratie.

EcoRev’ – La question écologique permet-elle de faire bouger les frontières politiques ?

Hervé Kempf - La question écologique a
gagné en influence dans les vingt dernières
années, à partir de l’accident de Tchernobyl,
qui a montré l’ampleur des conséquences
que pourraient avoir les catastrophes écologiques,
tandis que le changement climatique
s’est imposé comme une structure de
l’histoire contemporaine.

Dans le champ politique, la question
s’impose à tous les partis occidentaux et
devient souvent un enjeu important dans
les autres pays. Dans nos pays, la préoccupation
écologique n’est plus un
monopole des Verts, cela contribue à
déplacer les frontières politiques.

En quoi cette question permet-elle d’appréhender différemment l’enjeu démocratique ?

Pour le comprendre, il me semble qu’il faut
partir de l’analyse de Hans Jonas, dans Le
Principe responsabilité, publié en 1979 en
Allemagne [2]. Ce philosophe raisonne en
fonction de la perspective apocalyptique
que dessine la puissance technique de
l’action humaine. Afin de prévenir la réalisation
de la catastrophe, il préconise "de
renoncer à la prospérité au bénéfice
d’autres parties du monde" et d’adopter la
"fin nullement reluisante de l’automodération
de l’humanité".

En termes concrets, et avec d’autres mots,
cela signifie mettre en œuvre la baisse de
la consommation matérielle et de la
consommation d’énergie.

Comment, en démocratie, adopter ce
choix ? Comment, majoritairement, décider
de cette transformation radicale de la
culture de consommation qui définit
l’Occident depuis la révolution industrielle ?
Ces sacrifices ne sont imaginables que si
l’on est inspiré par une vision de long
terme. La question que posait Jonas était
ainsi de savoir si le "processus démocratique"
pourrait prendre "des mesures que
l’intérêt individuel des sujets concernés ne
se serait jamais imposées spontanément".
Jonas pensait que "seule une élite peut
éthiquement et intellectuellement assumer
la responsabilité pour l’avenir que nous
avons examinée", mais il n’excluait pas
l’option démocratique, à condition qu’elle
soit animée par un "idéalisme public" à la
mesure de la tâche. La question qu’on peut
aujourd’hui reposer, trente ans après Jonas,
c’est de savoir si l’état présent de la
démocratie est à la hauteur du défi historique
que pose la crise de la biosphère.

La démocratie dans sa manière de fonctionner ?

Qu’est-ce que la démocratie ? En simplifiant,
c’est un triptyque :

– un temps de
délibération collective informée par des
média indépendants des différents
pouvoirs ;

– une décision prise par la
majorité au terme de cette délibération ;

– un respect du droit de la minorité qui
permet de relancer la délibération sur les
conséquences de la décision ou sur
d’autres décisions à prendre.

C’est à ce
schéma que se réfère implicitement Jonas.
Pour lui, la société capitaliste – qu’il
associait, au moment où il écrivait son
livre, c’est -à-dire avant 1979, à la
démocratie –, la société capitaliste, donc,
n’en est pas capable, parce qu’elle ne
répond qu’à l’intérêt de court terme.

Mais il y a une différence essentielle entre
aujourd’hui et l’époque de Jonas : c’est
que le capitalisme s’est en quelque sorte
détaché de la démocratie, il ne la considère
pas comme intrinsèque à son existence,
il la rejette même de plus en plus
nettement puisqu’elle conduit logiquement
à la remise en cause des pouvoirs en place.
Si le libéralisme économique a pu se
confondre longtemps avec le libéralisme
politique, ce n’est plus vrai depuis une
vingtaine d’années, au sens où les classes
dirigeantes considèrent maintenant que la
démocratie nuit à leurs intérêts. Elles se
comportent comme une oligarchie, c’est-à-dire
un groupe de personnes contrôlant les
pouvoirs politique, économique et médiatique,
qui délibèrent entre eux puis
imposent leurs choix à la société.

Ce nombre peut être assez important –
mettons plusieurs centaines de milliers de
personnes –, ce qui est peu rapporté au
nombre total des citoyens.

L’oligarchie se compose des détenteurs du
capital, mais aussi de ceux qui bénéficient
directement de ce fonctionnement économique
(les 5-10% des revenus les plus
élevés), et bien sûr des principaux
politiques élus. La France de Sarkozy, l’Italie
de Berlusconi, les Etats-Unis d’Obama –
dont l’incapacité à imposer la réforme de la
santé démontre la force des intérêts capitalistes
– illustrent de manière impressionnante
la réalité de cette oligarchie.

La démocratie serait devenue un régime oligarchique ?

La philosophie politique grecque, qui fonde
la culture politique de l’Occident, distinguait
la tyrannie, la démocratie et
l’oligarchie. Nous sommes dans une zone
incertaine entre démocratie et oligarchie.
Le politologue anglais Colin Crouch décrit
bien cette situation, qu’il nomme "postdémocratie"
 : "Derrière le spectacle du jeu
politicien, les choix politiques sont en
réalité déterminés en privé par l’interaction
entre les gouvernements élus et les élites
qui représentent massivement les intérêts
des milieux d’affaires" [3].

Nous serions donc dans un système assez pervers, qui prendrait en compte la crise écologique, en essayant de la mettre au service de la défense d’une position dominante des oligarques ?

Je ne pense pas qu’elle la prend vraiment
en compte, sinon pour essayer d’adapter
les logiques de profit dans ce qu’on appelle
le "capitalisme vert". C’est pourquoi il faut
renverser la conclusion de Jonas, qui
reposait sur l’idée que les élites pourraient
être plus sages que le peuple – j’entends
par "peuple" l’assemblée des citoyens.
Dans la situation actuelle, l’oligarchie
cherche avant tout à maintenir sa position,
quelles qu’en soient les conséquences :
une démonstration aveuglante de ce fait
est l’acharnement que manifestent les
dirigeants, les banquiers et autres spéculateurs
pour maintenir leurs bonus et divers
émoluments, alors même que leur conduite
a conduit le système financier à une
situation de faillite qui n’a été évitée que
par l’intervention des États.

Par ailleurs, l’oligarchie – ou la classe
dirigeante, si vous préférez – veut maintenir
à tout prix le système de croissance et de
surconsommation qui accélère notre
marche vers la crise écologique.

Donc oui, Jonas avait raison de penser la
perspective apocalyptique, oui, il avait
raison d’évoquer clairement "l’automodération
de l’humanité", mais non, il ne faut
pas croire qu’une élite éclairée sauvera la
situation, parce que cette "élite" joue
actuellement contre l’intérêt collectif. Nous
ne pourrons aller vers les mesures nécessaires
que par un renouveau de la
démocratie, qui suppose de renverser le
pouvoir de l’oligarchie et sa reprise par le
peuple. Alors qu’une interprétation
simpliste et tronquée de Jonas laisse
penser que la solution à la crise écologique
passe par une sorte de despotisme
éclairé, nous devons au contraire
comprendre que pour éviter la catastrophe,
il nous faut retrouver les voies d’une
décision réellement collective.

La démocratie serait donc, aujourd’hui, bloquée ?

Je dirais plutôt qu’elle est malade. Les
conditions d’un bon exercice de la
démocratie sont largement altérées.

La délibération libre est viciée par le fait
que les média sont très largement contrôlés
par l’oligarchie. Le choix majoritaire est
vicié par le poids des lobbies ou, parfois,
le déni pur et simple du choix populaire,
comme on l’a vu lors du référendum de
2005 sur l’Europe.

La reconnaissance des minorités se perd
sous l’effet de la répression de plus en
plus ouverte des rebelles, tandis que le
respect des droits de l’homme et des
libertés publiques est bafoué au nom des
politiques anti-migratoires.

Or, si on veut trouver les mesures adaptées
à l’enjeu écologique, il faut revitaliser ces
principes. Par exemple, si l’on veut
convaincre de la nécessité d’une baisse de
la consommation matérielle, il faut un vrai
débat démocratique pour exposer comment
elle suppose une réduction des inégalités
et l’épanouissement d’autres activités
sociales.

Eh bien, il est tout à fait frappant que ce
thème de la réduction drastique des inégalités
ne parvienne pas à s’exprimer fortement dans l’espace de la délibération :
c’est l’effet du contrôle des média, des
intellectuels eux-mêmes oligarques qui
refusent d’en débattre, des politiques qui
détournent l’attention du public.

Cette évolution est-elle réversible ?

Oui, mais à la condition que notre société
soit capable de penser la situation dans sa
gravité historique. Il nous faut notamment
surmonter une difficulté notable. La
démocratie s’est développée aux XIXe et
XXe siècle en synchronisation avec l’augmentation
du niveau de vie et
l’amélioration des conditions d’existence.
La démocratie était en quelque sorte le
marqueur du progrès – ce qui est assez
logique, puisque c’est un régime politique
qui favorise l’épanouissement des
capacités de tous les citoyens.

Or, nous nous trouvons désormais dans
une situation où il nous faut – et mieux
vaudrait mieux que ce soit volontairement - réduire cette richesse matérielle.
Autrement dit, disjoindre progrès de la
démocratie et amélioration matérielle des
conditions d’existence. Comment orienter
l’être ensemble non-violent et coopératif –
ce qu’est au fond la démocratie – vers le
projet non pas d’avoir plus, mais d’éviter le
pire, et aller vers un mieux-vivre en
décalage complet avec la société de
consommation dans laquelle nous
baignons tous depuis notre enfance ?

Comment garder l’essentiel du progrès
incontestable que l’humanité a connu
depuis deux cents ans – la santé, la communication
mondiale – tout en abandonnant
l’obsession de la surconsommation et les
satisfactions qui lui sont attachées ?

C’est une question de propositions politiques ?

Oui, en posant nettement que l’autre terme
de l’alternative, c’est la crise écologique,
ou, pour reprendre les termes de Jean-
Pierre Dupuy [4], la catastrophe, ou ceux de
Hans Jonas, la perspective apocalyptique.
Une proposition politique qui consiste à
dire qu’il faut faire des choix qui rompent
avec nos habitudes pour éviter un mal
beaucoup plus grand. C’est au fond le
message essentiel de l’écologie politique.
C’est aussi la question que devrait mettre
en scène une presse libre. Et bien sûr, c’est
un combat contre l’oligarchie, car celle-ci
refuse de penser la sobriété, elle réfute
donc la perspective apocalyptique.

Une des principales propositions de vos livres est qu’il faut échapper à l’emprise du modèle culturel valorisé par les classes dominantes – les riches – en réfléchissant sur les contre-propositions, les contre-valeurs ?

Oui. Un des instruments les plus puissants
de la domination des classes dirigeantes
est l’alimentation de la consommation
ostentatoire, fondée sur le désir d’imiter les
personnes mieux placées sur l’échelle
sociale. De ce point de vue, la bataille est
culturelle : il s’agit de casser le modèle
dominant de prestige, de proposer d’autres
rêves, d’autres signes de statut, d’autres
symboliques de réussite.

Mais tout ceci doit se faire en tenant compte de cette urgence écologique… Comment mener, de front, ce combat pour l’amélioration du fonctionnement de la démocratie et la prise en compte de l’urgence ?

Justement en les menant de front, parce
qu’ils sont indissociables, et en disant qu’ils
sont indissociables. En montrant que le
capitalisme, qui est dans l’incapacité
intrinsèque de prévenir l’aggravation de la
crise écologique, affaiblit en même temps,
jour après jour, l’idéal démocratique.

Une expérience très concrète me donne
confiance dans la possibilité que ce
discours soit bien compris. J’ai fait
beaucoup de conférences depuis la sortie
de mes livres. A chaque fois, j’ai constaté
le très vif intérêt du public pour ces
questions, l’envie de débattre, le goût de
réfléchir en commun. La préoccupation
écologique est encore très jeune ; mais
elle est désormais devenue un élément de
la conscience collective, et pas seulement
en Europe. Les choses bougent dans les
têtes et dans les représentations.

Il faut aussi rappeler une autre évolution
profonde et importante : nous avons une
conscience collective de plus en plus claire
de la croissance des inégalités sociales.

La rencontre de ces deux enjeux – écologique
et social – est fondamentale pour
l’avenir. Elle s’est spectaculairement
manifestée lors de la conférence de
Copenhague, avec les collectifs Climate
Justice Action et Climate Justice Now. Il est
frappant et encourageant de voir la mobilisation
des jeunes sur ces questions, très
souvent accompagnée d’une recherche de
nouvelles pratiques de démocratie réelle.

Comment la question économique intervient-elle dans la reformulation du projet démocratique ?

C’est sa puissance économique qui permet
à l’oligarchie de dominer la scène politique.
Il faut donc réintégrer la question des
moyens de production et des modalités de
gestion de la richesse collective dans la
question politique. Non seulement la
question de la décision (qui décide et
comment) mais aussi la question de la
propriété des outils de création de la
richesse.

L’entreprise n’est pas qu’une organisation
de production, elle est aussi un moyen
d’imposer une vision du monde dans sa
hiérarchie, ses valeurs, son rapport au
travail. Ainsi, il faut soutenir d’autres
modèles d’organisation du travail et du
capital, notamment celui des coopératives
de production. Il n’est guère utile de se
focaliser sur les pratiques de la démocratie
participative, si dans le même temps on ne
promeut pas la recherche d’une économie
elle aussi démocratique.


[1Comment les riches détruisent la planète, Seuil,
Paris, 2007, traduit en anglais, espagnol, italien, grec,
japonais, coréen ; Pour sauver la planète, sortez du
capitalisme
, Seuil, Paris, 2009, traduit en italien, et
bientôt en espagnol et en brésilien.

[2Jonas Hans, Le principe responsabilité : une
éthique pour la civilisation technologique
, Paris,
Flammarion, 1995

[3Crouch, Colin, Post-democracy, Polity Press,
Londres, 2004, p. 4.

[4Dupuy, Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé,
Seuil, Paris, 2002.