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Choix énergétiques, choix de développement

octobre 2002, par Benjamin Dessus

Si le sommet de Johannesburg laisse un goût amer, le débat sur l’énergie et
l’accès à l’énergie des pays pauvres y a néanmoins fait un retour en force.
Révélateur de la globalisation des crises environnementales, il a remis en
scène l’opposition (schématique) entre d’une part des scénarios très
énergivores axés sur les énergies fossiles et le nucléaire (comme réponse à
la crise du climat !), dans la droite ligne du productivisme actuel, et
d’autre part des scénarios reposant sur une utilisation raisonnée et
diversifiée de l’énergie, pariant sur les sources d’énergies renouvelables.
Parmi ces derniers, le scénario NOE (Nouvelles Options Energétiques),
développé depuis 1989 par Benjamin Dessus, économiste, président de
l’association Global Chance et vice-président de la commission française
du développement durable.

EcoRev’ :
Quels sont les principaux éléments et objectifs de NOE et des scénarios
énergétiques similaires ?

Benjamin Dessus :
Les énergéticiens, essentiellement des producteurs d’énergie, sont
pratiquement les seuls à avoir l’habitude se projeter à très long terme,
car les systèmes énergétiques ont de très grandes inerties, 30-40 ans.
Jusque dans les années 85, la thèse générale était que pour se développer,
l’essentiel était de disposer du maximum d’énergie la moins chère possible.
Quant aux effets pervers du nucléaire, du pétrole ou du charbon, la
technologie en viendrait à bout. Dans les années 80-85, avec d’autres
chercheurs, nous nous sommes demandés si au contraire on ne pourrait pas
atteindre un meilleur développement humain par la sobriété énergétique. Il
ne s’agissait pas de revenir à la bougie, mais de partir des besoins des
gens et non des besoins énergétiques. Nous avons besoin de nous loger, de
nous transporter, de nous chauffer, de nous nourrir, d’une industrie, etc. -
transformons cela en besoins énergétiques en prenant les meilleurs
procédés existant sur le marché, et de ces services énergétiques remontons
à l’énergie primaire. Il s’agit de deux types de scénario complètement
différents. Dans un cas, on s’intéresse d’abord à la demande sociale, qu’on
transforme en demande énergétique pour remonter vers l’énergie primaire,
alors que dans l’autre cas on part de l’énergie primaire et on essaie de la
"caser". Notre idée était que cela coûterait beaucoup moins cher de faire
de la maîtrise de l’énergie plutôt que d’en produire, ce qui permettrait de
dégager de l’argent dans le Tiers Monde pour des hôpitaux, des écoles, des
routes, etc. Deuxième point, alors que les scénarios traditionnels se
contentaient de constater a posteriori les effets pervers de la production
énergétique, dans les scénarios de type NOE, on se donne des normes, pour
ne pas aller plus loin que tant en déchets nucléaires, tant en émissions de
gaz à effet de serre...

Le développement des pays du Sud est un enjeu majeur. La croissance
économique de ces pays doit-elle nécessairement passer par une augmentation
de leur consommation énergétique, avec tous les problèmes environnementaux
que cela pose ?

C’est ce que l’on nous a toujours raconté. Pendant longtemps, on a vécu sur
l’idée que si le Produit Intérieur Brut (PIB) augmentait de 3%, la
consommation énergétique augmentait d’autant, mécaniquement. En fait, c’est
faux. Au début de l’industrialisation (construction de routes,
d’infrastructures lourdes), il y a beaucoup d’énergie dans le PIB, c’est
normal ; mais quand on fait de l’Internet, il y en a beaucoup moins. Au fur
et à mesure que l’on se développe, le contenu énergétique du PIB diminue.
Et quand on regarde les choses de près, on s’aperçoit que pour la décennie
90-2000, les pays du Sud ont fait mieux que prévu. La Chine, qui a eu une
croissance de près de 8% par an, n’a augmenté sa consommation énergétique
que de 3 à 4% par an. Arriver à déconnecter assez durablement la croissance
énergétique de la croissance économique est une question de modernisation
des industries, d’emploi des bonnes technologies et de volonté politique.

On a également souvent contesté la viabilité économique des scénarios de
type NOE.

Au départ, ces scénarios étaient jugés utopiques d’un point de vue
physique, cette idée de moins produire paraissant irréaliste. 5 ou 10 ans
plus tard, une fois cette possibilité admise, nombreux ont été ceux qui ont
fustigé l’irréalisme économique de nos projections. On a donc comparé NOE,
scénario économe parmi d’autres, avec un scénario moyen du Conseil Mondial
de l’Energie (CME), plutôt productiviste, et les scénarios de type NOE sont
en fait un peu moins chers, même en tenant compte des matériels à
renouveler, des investissements, de l’ensemble du fonctionnement du
système. Et sans parler des bénéfices environnementaux ou politiques : si
vous consommez moins de pétrole, vous avez quand même moins de chances
d’avoir des conflits pétroliers...

Quels sont les principaux obstacles qui s’opposent à des choix énergétiques
pourtant plus avantageux sur le long terme ?

Je voudrais d’abord insister sur le fait que les scénarios de type NOE
démontrent que l’on peut rendre développement et protection de
l’environnement synergiques. On peut imaginer un développement durable :
c’est quand même rassurant ! C’est très important, car l’opinion dominante
est que si l’on conduit bien le développement, l’environnement présente un
surcoût systématique - ensuite on est ou non assez riche pour se le payer.
Ma thèse est qu’il y a une synergie profonde entre l’environnement et le
développement, pourvu qu’on s’en donne les moyens. Il y a certes un surcoût
initial parce qu’il faut changer de m ?urs, apprendre un certain nombre de
choses, sur le plan de la technique, de la coopération, de la citoyenneté,
etc. Mais une fois cet apprentissage acquis, des zones de synergie tout à
fait considérables s’ouvrent.
Le discours des économistes représente un obstacle, parce que derrière eux,
il y a toujours des entreprises qui ont envie de vendre quelque chose.
D’autre part, dans un système tout-libéral, tout ce qui est norme,
réglementation est très mal vu. Or dans un certain nombre de cas, les
réglementations sont beaucoup plus efficaces que les accords volontaires.
Imaginer que les entreprises vont naturellement se comporter de façon
civique et responsable n’a rien d’évident : elles sont là pour faire du
profit.

Quelle pourrait être la place des énergies renouvelables au Nord comme au
Sud à l’horizon 2050. c’est-à-dire demain ?

Cette question est évidemment très controversée. Du soleil, il y en a
beaucoup, du vent il y en a beaucoup, donc il pourrait sembler que cette
réserve potentielle, absolument fantastique, et bien il suffit de
l’exploiter. C’est en fait un peu plus compliqué, notamment parce que ce
sont des énergies diluées (par rapport au pétrole, à l’uranium, qui sont
déjà concentrés par la nature), intermittentes et, enfin, relativement peu
transportables à l’état naturel. Si l’on veut se faire une idée raisonnable
du potentiel de ces énergies, il faut évaluer les ressources physiques pour
chaque pays des différentes énergies renouvelables, géothermie,
hydraulique, soleil, biomasse, etc., et puis associer ces ressources à des
besoins. Je crois assez peu à une civilisation dans laquelle on mettrait
des photo-piles sur tout le Sahara pour alimenter l’Europe en électricité
ou en hydrogène ; si l’on envisage d’utiliser des photo-piles au Sahara,
c’est d’abord parce qu’il y a des Touaregs qui y vivent et ont besoin
d’électricité. Comptons d’abord le nombre de Touaregs et voyons ce dont ils
ont besoin. On doit faire la même analyse pour les différentes
applications, en partant de la demande finale.
En suivant cette approche on s’aperçoit que les énergies renouvelables ne
sont ni la panacée, ni rien du tout. Aujourd’hui, le monde dépense
annuellement à peu près neuf milliards de tonnes équivalent pétrole (TEP)
d’énergie, dont 1,3 milliard sous forme d’énergies renouvelables, du bois,
de l’hydraulique ou plus marginalement à partir d’autres sources. Ce que
l’on pourrait potentiellement utiliser aujourd’hui, dans des conditions
économiques raisonnables, tourne autour de 3 milliards de TEP. En tenant
compte du progrès technique diffus et de l’augmentation des besoins des
populations du Tiers Monde et donc des besoins en énergies renouvelables
qui vont avec, on pourrait atteindre assez raisonnablement environ 5
milliards de TEP vers 2050. Dans les scénarios hauts du CME qui tablent
sur une demande de 25 milliards de TEP en 2050, les énergies renouvelables
resteraient marginales, de l’ordre de 20%. Par contre, dans un scénario
comme NOE, ou un scénario bas du CME ou du GIEC (Groupe d’Experts
Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat), on serait à 5 milliards de
TEP pour une demande de 10 ou 11, c’est-à-dire la moitié, et cela devient
tout à fait considérable. On ne peut donc pas avoir de discours sur les
énergies renouvelables sans prendre en compte les besoins.
Autre aspect sur lequel je souhaite revenir, dans les scénarios de type
NOE, on fait très attention non seulement aux outils qui transforment
l’énergie primaire en énergie finale, mais aussi aux infrastructures. Il
est crucial de regarder comment on fait les routes, les maisons,
l’urbanisme, parce que ces choix ont une influence considérable sur la
façon dont on consomme l’énergie pendant très longtemps. Or le marché est
rigoureusement incapable de prendre en compte ces éléments.

On touche ici à la question des moyens et de la volonté politique
nécessaires pour se projeter dans le long terme et amorcer la transition
vers un développement soutenable. Vous avez parlé des choix
d’infrastructures lourdes qui conditionnent le développement de nos
sociétés, quels sont les autres leviers pour avancer dans cette direction ?

J’aurai tendance à insister sur deux points, la citoyenneté et la culture.
Aujourd’hui, tout gouvernement, toute collectivité locale, sans pression
forte des citoyens, aura toujours tendance à favoriser les lobbies
organisés, lobby industriel, constructeurs automobiles, pétroliers, etc.
Une prise de conscience des citoyens suppose un effort tout à fait
considérable. L’expérience des agendas 21 locaux qui ont commencé à se
développer dans un certain nombre de collectivités locales en France est
tout à fait intéressante ; dès que les citoyens ont l’occasion de se
réunir, de se former eux-mêmes, de sortir du discours du café du commerce
et de penser l’organisation de leur ville, très vite ils pensent beaucoup
plus largement au niveau français, au niveau européen, au niveau mondial,
ils pensent aux générations futures et arrivent à avoir une conception
beaucoup plus astucieuse des équilibres entre la demande, l’offre, etc.
L’autre point est que je crains toujours que le développement soutenable,
envisagé par les pays du Nord essentiellement à travers la durabilité du
développement, ne soit un prétexte pour uniformiser la culture. Je crois
qu’il est tout à fait indispensable d’intégrer la culture et la diversité
culturelle au fondement du développement. Nous n’arriverons à cet objectif
commun que dans la diversité des cultures, des intelligences collectives.
J’ai très peur de voir se développer des "ajustements structurels"
environnementaux, ce qui serait désastreux pour tout le monde.

Justement, alors que le sommet de Johannesburg (Rio+10) vient de s’achever,
où en sommes-nous sur ces questions énergétiques, des avancées se dessinent-
elles, notamment pour garantir un accès à l’énergie pour tous ?
Le moins que l’on puisse dire est que le résultat est décevant. Aucun
engagement concret n’a été pris, ni sur la maîtrise de l’énergie, ni sur
l’accès à l’énergie des plus pauvres, ni non plus sur les énergies
renouvelables qui avaient pourtant fait l’objet de propositions du Brésil
et de l’Union Européenne. Les Etats Unis, appuyés par les pays pétroliers,
ont tout fait pour qu’aucun engagement concret et chiffré ne soit adopté et
ils ont réussi. Enfin le plan d’action final reste totalement muet sur le
nucléaire comme si cette question n’était pas essentielle à traiter (quelle
que soit l’opinion qu’on en ait) pour l’avenir de la planète. Ce n’est donc
pas brillant !

À l’échelle française, quels sont les termes du débat ?

À la demande de Lionel Jospin, j’avais co-rédigé un rapport avec le
Commissaire au Plan Jean-Michel Charpin, et René Pellat, Haut Commissaire
du CEA (Commissariat à l’Energie Atomique), sur l’avenir du nucléaire en
France, avec différents scénarios jusqu’en 2050. Alors qu’aujourd’hui le
débat est en train de se re-déclencher sur "faut-il faire le nouveau
réacteur EPR demain ou après-demain, en 2005 ou en 2006 ?", nous avons
montré qu’avant 2025 et même dans les scénarios les plus gourmands du point
de vue de la dépense électrique, ce n’était pas la peine de refaire quelque
réacteur que ce soit, nucléaire ou à gaz. Recommencer aujourd’hui à
débattre de la relance du nucléaire est tout à fait ridicule. Le débat
devrait se recentrer sur la nécessité ou non du nucléaire et sur la
poursuite ou non de la politique de retraitement des déchets, qui coûte
très cher, tout en étant totalement inefficace du point de vue des déchets
finaux. On a pourtant l’impression que tout cela n’est pas discutable, que
le lobby nucléaire a déjà gagné. S’il y a des évolutions dans le discours
au sein de l’appareil étatico-administratif, il n’y a pas d’évolution de
fond. Et le rapport de forces citoyen, informé, n’existe toujours pas,
particulièrement en France. Si la situation bouge un peu chez nous, c’est
parce qu’elle évolue dans tout le reste de l’Europe.

L’écologie politique est fondamentalement anti-productiviste. Elle prône
une maîtrise de l’énergie non seulement dans le but de protéger
l’environnement, mais aussi pour repenser le développement au-delà de
l’économique. Cette approche peut-elle faire avancer le débat et le rapport
de forces ?

Certainement. Cela participe de notre besoin culturel de comprendre ce
qu’est le développement, sa nature, la nature de notre consommation. Faut-
il continuer par exemple de croire qu’une augmentation du besoin de
transport est inéluctable et nécessaire ? Doit-on s’imposer une limite ? Ou
bien joue-t-on simplement sur la technologie pour essayer d’éviter les
"effets collatéraux" sans cesse plus importants des transports ? Ces
questions sont portées par celles et ceux qui défendent l’écologie
politique, cela fait partie de la diversité culturelle que nous devons
avoir, et évidemment il faut la confronter aux besoins économiques du pays,
à l’emploi, etc. C’est un élément fort sans lequel il ne se passera rien,
sans lequel on se contentera d’essayer de trouver de meilleures
technologies qui ne feront que "pédaler" derrière les besoins de
croissance. L’écologie politique pose ces questions, mais il faut aussi que
le front s’élargisse.


Propos recueillis par Marc Robert