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Capitalisme, désir et servitude

Frédéric Lordon, La Fabrique éditions, 2010, 213 pages, 12 euros

mars 2011, par Pierre Thiesset

Déconstruire nos capitalismes intérieurs est un
préalable indispensable à la destruction du productivisme.
L’écologie politique fait de la remise en
cause de notre mode de vie une question centrale.
Sur ce point, l’ouvrage de Frédéric Lordon
Capitalisme, désir et servitude constitue une source
intéressante pour décoloniser nos imaginaires,
notion chère à Serge Latouche.

L’auteur, directeur de recherche au CNRS, collaborateur
régulier du Monde diplomatique, cherche à
répondre à la question : "Comment un certain désir
s’y prend-il pour impliquer des puissances tierces
dans ses entreprises ?" Pour cela, il lie Marx et
Spinoza, dont l’Ethique constitue sa référence.

"Rendre les dominés contents est [...] l’une des
plus vieilles ficelles de l’art de régner", écrit Frédéric
Lordon. Le patronat cherche à embarquer ses
employés dans la poursuite du "désir-maître". Il
s’efforce d’enrôler, de mobiliser une force de travail
collective tout entière tendue vers les aspirations de l’entreprise. Pour parvenir à capter l’énergie des
autres, il faut leur distribuer des satisfactions : c’est
la base du salariat. Ce "rapport de dépendance" est
rendu obligatoire par la nécessité de survie. Dans
une société capitaliste, l’employeur "détient les
conditions de la reproduction matérielle de l’autre".
Pour l’économiste spinoziste, la servitude volontaire
n’existe pas. L’enrôlement salarial repose
d’abord sur la dépendance à l’argent.

Ces rapports de domination ne cessent de se
renforcer avec les nouvelles méthodes d’organisation
du travail et de management. Nous ne
sommes plus dans un face-à-face entre un patron
propriétaire et une masse de prolétaires encadrés
par quelques contremaîtres. La chaîne hiérarchique
des entreprises compte un plus grand nombre de
niveaux intermédiaires. "Chacun est sous les ordres
en même temps qu’il a sous ses ordres." En
témoigne la croissance du nombre de cadres,
salariés passés du côté du capital, "le prototype
même du salariat content que le capitalisme
voudrait faire advenir".

Les actionnaires intensifient la dépendance en
exigeant toujours plus de rentabilité. Les employés
s’exécutent, par peur de la précarité, du chômage.
En concurrence avec une masse de travailleurs
isolés, il faut de plus en plus montrer son
investissement sans faille, son allégeance, sa flexibilité
totale, pour ne pas perdre son emploi. Quand
les collectifs se délitent, cette menace constante de
déclassement entraîne un assujettissement extrême.
Les salariés ne cherchent pas que les moyens de la
reproduction biologique dans le travail, mais aussi
un accès élargi à la consommation. Mais encore
une réalisation personnelle et une reconnaissance
des pairs. Dans une société où l’appartenance à un
rang social s’affiche par la possession [1], chacun
espère s’élever dans la hiérarchie en accumulant
toujours plus, s’aligner aux imaginaires conformes.
La dépendance salariale est redoublée quand
l’individu va jusqu’à s’endetter pour obtenir toujours
plus. Il en vient ainsi à faire cause commune avec
le capital. "De tous les facteurs de reconduction des
rapports de dépendance salariale, l’aliénation
marchande […] est sans doute l’un des plus
puissants."

Frédéric Lordon décrit finement la logique du
consentement. Sa pensée exigeante peut parfois
paraître trop théorique, abstraite, comme lorsqu’il
recourt à des modélisations vectorielles pour
illustrer l’alignement des désirs en entreprise. Mais
un effort de vulgarisation et de pédagogie est à
saluer : le découpage du texte en de courts
chapitres rend la lecture accessible aux nonspécialistes
de Spinoza.

De plus, il a le mérite de s’achever sur quelques
perspectives d’émancipation. Alors que le stress et
la souffrance au travail sont en hausse continue, la
consommation croissante d’antidépresseurs et de
tranquillisants ne colmatera pas indéfiniment les
brèches. Pour l’auteur, le sentiment de vide
grandissant a une portée subversive. "Plus grande
est la tristesse, plus grande est la puissance d’agir,
par laquelle l’homme s’efforce de lutter contre la
tristesse." Revendiquer son mécontentement, "force
historique affective capable de faire bifurquer le
cours des choses", permettrait de prendre la
tangente, de ne plus se conformer aux désirs de
l’entreprise mais de réaliser les siens, d’affirmer sa
singularité, de s’affranchir, de libérer sa créativité…
Et de chercher d’autres voies, collectives. "La
multitude capable de rassembler suffisamment de
puissance pour opérer les grands renversements
est la multitude des mécontents."


[1Sur ce point, le livre référence reste celui de Pierre
Bourdieu, La distinction, éditions de Minuit, 1979.