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La propriété intellectuelle contre la biodiversité ?

Collectif (sous la direction de Julie Duchatel et Laurent Gaberell), Centre Europe – Tiers Monde (CETIM), 2011.

avril 2011, par Pierre Thiesset

Depuis leurs expéditions coloniales, les pays dominants du Nord captent les ressources naturelles du Sud et exploitent les savoirs indigènes. C’est par cette biopiraterie qu’ils ont assis leur domination : « Le développement des nations riches mais « génétiquement pauvres » du Nord a ainsi inévitablement été fondé sur le transfert de ressources phytogénétiques des nations pauvres mais « génétiquement riches » du Sud », écrit Jack Kloppenburg, professeur en sociologie communautaire et environnementale.

En s’emparant des variétés du Sud, le Nord a augmenté sa productivité agricole. Cette appropriation du patrimoine génétique spolie les peuples et les paysans du tiers-monde, qui ont mis au point leurs cultures après un travail collectif de plusieurs générations. Il s’agit d’un vol, massif : « Vers 1878, les activités de collecte de patrimoine génétique représentaient un tiers du budget annuel du Département étatsunien de l’agriculture (USDA). »

Les ressources phytogénétiques étaient un bien commun de l’humanité. Elles sont devenues propriété privée de l’industrie semencière, enfermées dans des banques de gènes. Quand une poignée de multinationales détient les brevets sur le vivant, la propriété intellectuelle engendre une uniformisation génétique et un appauvrissement de la biodiversité. Les cultures homogénéisées ne sont plus adaptées à la diversité des terroirs et des climats.

Ce monopole sur les gènes brevetés, contrôlés, oblige les paysans à s’approvisionner chaque année dans une firme comme Monsanto en semences autrefois gratuites. Avec des variétés hybrides, inutilisables l’année suivante, les agriculteurs du Sud perdent leur autonomie. Cette dépendance au marché renforce l’agriculture productiviste mise en place avec la révolution verte : le développement capitaliste des campagnes du tiers-monde détruit l’autosubsistance. Sous les coups de boutoir de la mécanisation, de l’utilisation massive d’intrants, de la concentration de la terre, des monocultures vouées à l’exportation, les cultures vivrières et agroécologiques disparaissent, les sols sont dégradés. Et les paysans prolétarisés perdent leurs moyens de subsistance. Le cas des San, une communauté du Kalahari (Afrique du sud), est révélateur. Dans sa contribution, la chercheuse Saskia Vermeylen montre qu’une fois exploité par des firmes du Nord, le hoodia, une plante utilisée comme coupe-faim, a été subtilisée aux San, qui ont perdu l’accès à la terre et survivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté.

L’ouvrage de Centre Europe – Tiers Monde analyse avec rigueur les impacts de cette appropriation du patrimoine génétique. Il montre le caractère destructeur d’un système agricole organisé pour le profit de quelques-uns au détriment de la satisfaction des besoins de tous. Ce système est particulièrement fragile : les variétés industrielles standardisées (dans la culture comme l’élevage) sont très vulnérables aux maladies, parasites et changements climatiques. Le renchérissement du pétrole pèse sur des cultures productivistes qui nécessitent des flots d’engrais et de pesticides, et des réseaux de transport mondiaux. Pour garantir la sécurité alimentaire tout en protégeant l’environnement, il n’y a pas de modèle plus efficace que l’agriculture paysanne, diversifiée, locale [1].

Les auteurs de La Propriété intellectuelle contre la biodiversité ? préconisent une sortie radicale de la biopiraterie. Ils tordent le cou au mécanisme de compensation, instauré par la Convention sur la diversité biologique : ce dispositif vise à reverser un pourcentage infime des royalties tirées des brevets aux communautés dont les ressources ont été privatisées. Ce qui revient à légitimer le vol. A donner une caution à ce néocolonialisme qu’est la bioprospection, sur lequel les paysans n’ont aucune prise et ne peuvent exercer aucun contrôle.

Non, l’hégémonie du marché n’est pas compatible avec la biodiversité et l’alimentation de tous. La démonstration fournie par ce livre est limpide, brillante : il faut mettre un terme au brevetage du vivant et aux droits de propriété intellectuelle qui assurent l’accaparement des biens communs par quelques firmes. Le patrimoine génétique est une ressource collective qui ne peut être vendue, mais qui appartient à l’ensemble de l’humanité. Les peuples doivent affirmer leur souveraineté sur les semences. Contre leur privatisation, les savoirs pourraient être librement partagés, sur le modèle des logiciels libres. Cette « biologie open source » empêcherait la captation privée. L’enjeu n’est rien de moins que le contrôle de la production la plus fondamentale pour l’humanité.


Ce livre, édité à Genève, peut être commandé directement en France auprès du Collectif des éditeurs indépendants (CEI). Site internet : http://www.collectif-des-editeurs-independants.fr ; adresse mail : collectif.ei@gmail.com.


[1Comme l’a montré le rapport « évaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement », soutenu par la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).