Accueil > Les dossiers > De l’automne 2002 à l’été 2003, du n° 10 au 13 > N° 10 (automne 2002) / scénarios pour une france sans nucléaire > dossier : scénarios pour une france sans nucléaire > Le lobby nucléocrate, mythe ou réalité ?

Le lobby nucléocrate, mythe ou réalité ?

octobre 2002, par Monique Sené

Un livre de Philippe Simmonot analysait en 1978 le lobby des
« nucléocrates ». Deux décennies plus tard, l’emprise de quelques uns sur
l’avenir énergétique de la France ne s’est guère desserrée. Monique Sené,
physicienne et animatrice depuis 1976 du « Groupement de Scientifiques pour
l’Information sur l’Énergie Nucléaire » dresse les contours de ce lobby.

Il y a 50 ans, ce fut donc, dixit nos hommes politiques, le lancement de
l’énergie nucléaire civile (?). Après la création (1945) du Commissariat à
l’Énergie Atomique (C.E.A.), le limogeage de son premier haut-commissaire
Frédéric Joliot opposé à la mise au point des bombes (1950), il fallait
réorienter ce C.E.A. et éliminer les physiciens rétifs.

Les polytechniciens, genèse d’une baronnie de l’atome

Après un temps où les chercheurs étaient maîtres d’oeuvre des applications
du nucléaire, ceux-ci, trop à gauche en ces temps de guerre froide sont mis
à l’écart au profit d’une organisation plus fermée. Comme Peter Springle et
James Spigelman l’ont analysé dans Les Barons de l’Atome [1] :"Le relais n’est pas pris par les militaires mais par le Corps des Mines,
une sorte de franc-maçonnerie du pouvoir. [.] Le Corps des Mines [...] va,
au fil des ans, monopoliser l’accès à toute une série de postes clefs dans
les principales branches du secteur public et aussi, de plus en plus, aux
postes les plus importants du secteur privé." (p. 114)

Le remplacement de Joliot et la mise au pas du C.E.A. marquent donc
l’ascension des polytechniciens. Ces ingénieurs (et plus spécialement ceux
des Corps) sont persuadés de détenir la vérité, d’oeuvrer pour la nation.
Ils seront emmenés par Pierre Guillaumat. Cet homme guidé par le goût du
pouvoir et la manie du secret fut un remarquable meneur d’hommes. Il a
réussi, d’une part à doter la France de la bombe et d’autre part à
développer la partie civile.

En 1955 est créée la Commission PEON (Production d’Électricité d’Origine
Nucléaire). Cette commission a joué un rôle fondamental dans le démarrage
du programme nucléaire civil en 1974. Philippe Simmonot, dans Les
Nucléocrates [2], en analyse la composition au cours du temps. Il y aura au
total 15 "fonction publique" et parmi eux 11 polytechniciens dont 6 du
corps des Mines et 4 du corps des Ponts. Quant à la fonction privée, 13
personnalités représentant tous les secteurs (Thomson, Péchiney, Alsthom,
CGE, Babcok Wilcox, Framatome, Creusot Loire, etc.) parmi lesquelles 9
polytechniciens dont 3 Mines et 3 Ponts.

C’est cette commission qui élabora la politique nucléaire française, et
prépara le plan électronucléaire lancé en 1973 sans débat parlementaire. En
1977 le rapport Schloesing [3] évoquait sa composition en ces termes :

"Cette composition en elle-même fait problème. On n’imagine pas que la
politique des constructions scolaires soit pour l’essentiel élaborée par
les entreprises du bâtiment. On peut être assuré que les personnalités de
grande capacité et de haute qualité qui composent la commission PEON
savent, autant que d’autres, faire prévaloir ce qu’elles considèrent comme
étant l’intérêt national. Mais leur formation comme leurs choix
professionnels donnent à penser qu’ils examinent davantage les possibilités
du développement nucléaire que les orientations à donner à notre politique
énergétique."

Voici le décor planté, nos ingénieurs-administrateurs vont pouvoir enfin
"guider la France" et lui rendre sa rayonnante « grandeur ».

Qui sont les lobbies ?

La lecture des annuaires des anciens élèves des grandes écoles
(Polytechnique, Normale, Génie Rural, etc.) est en général très édifiante.
Tout le bottin (industrie et ministère) s’y trouve. C’est brillant, trop
même. La lecture des revues (La Rouge et la Jaune par exemple) est
également très révélatrice quoique depuis quelques années il y ait parfois
des X au chômage (pas parmi les Corps, évidemment.).
Les affectations des X-Mines ou X-Ponts se font selon leur âge et leur rang
de sortie. Ils débutent dans les DRIRE (comme chefs, bien sûr), puis sont
nommés dans les cabinets ministériels, et comme l’écrit si bien Corinne
Lepage :
"[...] le jeune X-Mines ou l’inspecteur des Finances brillant va être
programmé par son corps vingt ans à l’avance pour occuper tel ou tel poste.
Son passage dans son Corps d’origine est en réalité très bref, quelques
années, puis il passera par un cabinet ministériel autour de la trentaine,
ensuite sera nommé chef de service avant de "pantoufler" vers la
quarantaine."( [4] p. 59)

Quel gâchis direz-vous ? Effectivement ces jeunes gens et jeunes filles
sont des ingénieurs et à ce titre devraient mettre leur intelligence au
service de la nation non pas dans les arcanes politiques mais pour
débusquer les problèmes entraînant des mauvaises conditions de travail,
pour tenter de résoudre les problèmes d’énergie, etc. Ce fut peut-être le
cas à la création des Corps, ce ne l’est plus maintenant. Ce sont juste des
sortes de corporations qui défendent leurs intérêts de caste et pas du
tout, ou du moins seulement si ce sont les mêmes, ceux de la nation.
Le professeur Curien, ministre de la Recherche déplorait cette fuite des
cerveaux car, disait-il, cette élite super sélectionnée et instruite ne va
pas alimenter les grands laboratoires, mais va se stériliser dans les
ministères.
Pire, "Le Corps devient une fin en soi pour ses membres qui l’autogèrent.
Ils s’assurent de la sélection, de la formation des nouveaux membres, de la
carrière et de l’avancement qui sont confiés à un petit groupe discret de
dirigeants." [...] "Les grands Corps sont à la tête de tout ce qui constitue
en France la réalité du pouvoir économique." ( [5] p. 46)
Ces Corps fonctionnent pour protéger leur acquis. Cette situation conduit à
de tristes résultats. Dès qu’une décision demande un arbitrage, les
conseillers des divers ministres suivent les intérêts de leur Corps plutôt
que ceux du ministère qu’ils sont censés représenter.

La colonisation de l’Etat

Bien sûr une promotion d’X représente environ 300 personnes, et les grands
corps n’en utilisent qu’une vingtaine, mais vingt chaque année, ça finit
par faire beaucoup.
Comme l’explique Corinne Lepage (p. 44) :

"La colonisation de l’État a pris du temps. En 1958, les technocrates
n’étaient encore que huit à l’Assemblée nationale. Dix ans plus tard, en
1967, leur nombre ne dépassait pas onze. Puis le mouvement s’est accéléré :
20 en 1973, 25 en 1981, 45 en 1986, 60 en 1997."
Cette progression est normale : passé un certain seuil (et il est atteint,
semble-t-il), leur nombre ne peut que croître puisque les choix se font sur
proposition de ceux déjà en place.

"Pour bien comprendre le système, il faut rappeler qu’il existe deux types
de grands Corps. Les grands Corps dits "administratifs", issus de l’ENA,
qui comprennent le Conseil d’État, l’Inspection des Finances, la Cour des
Comptes, puis le Quai d’Orsay et le Corps Préfectoral. Les grands Corps
techniques sont, eux, formés d’ingénieurs [...]. Les X-Mines [...] sont au
sommet du système, à la direction des ministères ou des entreprises
publiques. Les ingénieurs des Ponts et Chaussées, les ingénieurs du Génie
Rural des Eaux et Forêts, des Télécommunications et de l’Armement occupent
les postes qui restent disponibles." (p. 45)
Ajoutons que cette "élite", qui a fréquenté les mêmes classes
préparatoires, s’est toujours inclinée devant les forts en thème ou en
maths, et vous comprendrez pourquoi ces personnes, brillantes pour passer
des concours, sont incapables de se rebeller ou de désobéir à un ordre
venant de leur Corps. Ceux qui le font sont impitoyablement éliminés. Ils
savent rédiger, répondre rapidement, mais manquent totalement d’esprit de
doute, ce qui est un terrible défaut empêchant de dépister les erreurs ou
d’assurer un contrôle efficace. Citons encore Corinne Lepage : "La
certitude d’être infaillible - officiellement réservée au pape - surprend
dans une société moderne, à l’aube du XXIe siècle." (p. 47)

Plus grave encore, ces Corpsars sont capables de mentir. Dans la course à
l’armement nucléaire (1954) ils n’ont pas hésité à donner des informations
erronées pour emporter la décision des politiques ( [6] p. 116) et cette
manie ne les a pas quittés :
"Je me souviendrai toujours de ce conseiller de Franck Borotra, le ministre
de l’Industrie, qui n’a pas hésité, entre les deux tours des élections
législatives, à "kidnapper" un parapheur signé de plusieurs ministres dont
moi-même, à propos d’une décision à laquelle je tenais, pour être sûr que
cette dernière ne serait pas publiée au journal Officiel." ( [7] p. 28)

Les ministres sont comme l’affirme et l’explique Corinne Lepage "sous haute
surveillance." Et "certains lobbies exercent par personnes interposées un
pouvoir de blocage absolu", au point que des informations et des dossiers
jugés sans intérêt par les dits "conseillers", ne sont pas transmis au
niveau du cabinet et des responsables politiques.
Huguette Bouchardeau, ministre de l’Environnement au début des années 1980,
avait ainsi commencé sa fonction par une annonce complètement fausse sur
les dioxines de Seveso : aucun service ne les avait localisés en France.
Manque de chance, elles se trouvaient dans une décharge du Nord, ayant
échappé à tous les contrôles. Échaudée et méfiante, elle avait fait en
sorte d’avoir des informations venant du cabinet mais aussi directement des
services.

La domination des grands Corps

Cette domination représente un réel danger. En effet, "Les grands Corps
détiennent aujourd’hui le monopole de l’expertise qui place tous les
autres, politiques et citoyens, en état de dépendance.
[.] Nos grands Corps, Mines et Ponts notamment, ont inculqué à la société
politique et progressivement à tout le corps social, l’idée qu’il
existerait une expertise unique, omnisciente, répondant par quelque grâce
du ciel à toutes les questions posées." ( [8] p. 48)
Tous les ministères sont concernés et ceci ne permet pas un examen correct
des divers dossiers. Car cette collusion de fait, même si elle n’est pas
totalement voulue, est si forte que "sous prétexte d’être au-dessus de tout
conflit et d’incarner l’État à eux seuls, les grands Corps imposent en
définitive leurs choix. C’est le monde à l’envers." (p. 61)

Simmonot l’avait souligné : "les nucléocrates échappent à tout contrôle.
Leur existence et leur pouvoir ouvrent une faille gigantesque dans la
démocratie française. Les choix qu’ils ont faits et qui engagent la France
au moins jusqu’en 1985, ils n’en répondront devant aucune assemblée." (p.
298). Et Corinne Lepage avait conclu "A l’avenir, cette domination devra
faire l’objet d’un vrai débat au sein de l’opinion." (p. 61) Entre 1978 et
1998, durant les vingt ans qui séparent les deux livres, le sentiment qui
prévaut est que rien n’a vraiment changé.
Les Corps ont de plus en plus de poids, leur pouvoir n’a fait que
s’amplifier. Les citoyens attendent toujours de pouvoir s’exprimer et
d’être entendus. On organise des débats, des consultations. Et rien ne se
passe. Nul ne justifie la prise de décision, nul ne l’explique. Les grands
Corps ne peuvent se tromper, l’irrationalité est dans le camp de ceux qui
osent poser des questions.
"La source de ce pouvoir de l’ombre, c’est le nucléaire. Pourquoi ? Parce
qu’il autorise l’accès direct au plus haut niveau de l’État" (p. 80).

Comme de surcroît le militaire est omniprésent, le secret est de rigueur.
C’est de cette façon que le nucléaire a pu développer la Hague et les
contrats de retraitement. On extrait à grand frais du plutonium que l’on
doit remettre dans des combustibles pour éviter la prolifération. Ce
faisant on multiplie les problèmes de déchets. Mais comme l’a écrit Dautray
( [9] p. 193) : "Le seul choix qu’ont la population française et les
travailleurs concernés, compte tenu des particularités françaises
géologiques, géographiques, agricoles, démographiques est : soit d’enfouir
profondément tous les déchets B, les verres C et les résidus des MOX [...] ;
soit garder bien entreposés ces dizaines de milliards de Ci."
Et d’enchaîner, il n’y a qu’une solution enfouir profondément, et ce même
si on arrête le nucléaire, car cela ne changera rien aux quantités à
traiter. Il faut avouer que c’est là une affirmation osée. En effet, si on
stoppe le nucléaire, il faudra certes traiter tout ce qui existe
maintenant, mais on évitera tout de même environ de 20 à 40 ans de
fonctionnement supplémentaire, excusez du peu. Et puis, de quel droit
affirmer que c’est le seul choix ? Celui d’être X-Mines ?

Autre problème récurrent : la confusion des pouvoirs. Même si Jean Syrota,
Président de la COGEMA et Vice Président du Conseil général des Mines, a
été contraint à la démission d’un de ses postes (parfaitement incompatibles
 : le contrôleur était aussi le contrôlé), d’autres bastions restent à
expurger, par exemple la citadelle EDF ou les différents ministères.

Reprenons la main

La France n’a pas de loi nucléaire donc pas de fondement juridique pour
appuyer les enquêtes publiques, les décrets de rejets, la radioprotection,
les commissions locales d’information ou de surveillance. Tout est
bricolage.
Depuis vingt ans au moins, il est promis un débat sur l’énergie et donc sur
le nucléaire. Aucun n’a abouti. Du rapport Schloesing (1977), en passant
par celui de Hugon (1981) puis les rapports Castaing (1983, 1985) et
Souviron (1994), il a été dénoncé cette politique énergétique qui est
passée du "tout charbon" au "tout pétrole" pour finir au "tout nucléaire".
Cependant rien n’a pu stopper la machinerie technique. L’accident de Three
Mile Island (USA - 1979) puis celui de Tchernobyl (URSS - 1986) ont tout au
plus obligé à une certaine ouverture des dossiers, à une certaine
information.
Les gouvernements passent, les ministres changent, mais l’Administration et
sa composante "Corps des Mines" perdurent. Compétents, ils le sont.
Certains d’être ceux qui peuvent penser pour les autres, ils le sont aussi.
Renvoyons nos ingénieurs aux travaux qu’ils doivent effectuer et instaurons
enfin un regard citoyen sur les décisions qui nous engagent pour des
siècles.
Il faut que les citoyens puissent peser dans ces décisions qui les
concernent : politique énergétique ouverte sur toutes les sources
possibles, politique agricole, santé, environnement, etc. Et pour cela il
faut que l’expertise ne soit plus confisquée par un Corps trop puissant,
juge et partie de surcroît.

Quant aux élus, qu’ils cessent de prendre les citoyens pour des assistés.
Et pour finir, aux citoyens revient la tâche d’imposer à leurs élus de
répondre à leurs questions et d’expliciter leur choix quand celui-ci paraît
bien éloigné de celui de leurs mandants.


Contact

Groupement de Scientifiques pour l’Information sur l’Énergie Nucléaire

2 rue François Villon - 91400 Orsay

téléphone 01 60 10 03 49

fax 01 60 14 34 96

e-mail m-r.sene@wanadoo.fr


[1Les Barons de l’Atome, Peter Springle et James Spigelman, Seuil, 1982.

[2Les Nucléocrates, Philippe Simmonot, Presses Universitaires de
Grenoble, 1978.

[3Le rapport Schloesing, rapport 3131 annexe 23, 1977.

[4On ne peut rien faire Madame le Ministre, Corinne Lepage, Albin Michel,
1998.

[5On ne peut rien faire Madame le Ministre, Corinne Lepage, Albin Michel,
1998.

[6Les Barons de l’Atome, Peter Springle et James Spigelman, Seuil, 1982.

[7On ne peut rien faire Madame le Ministre, Corinne Lepage, Albin Michel,
1998.

[8On ne peut rien faire Madame le Ministre, Corinne Lepage, Albin Michel,
1998.

[9 L’énergie nucléaire civile dans le cadre temporel des changements
climatiques
, Robert Dautray, Rapport à l’Académie des sciences, 2001.