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Relocalisation, mythe ou réalité ?
vendredi 16 juillet 2010, par
Il est de plus en plus fréquent d’entendre vanter l’intérêt des « circuits courts » (c’est-à-dire avec peu d’intermédiaires... ce qui n’exclut pas de vendre parfois à longue distance, par exemple pour approvisionner les grandes villes) ou de la « vente locale », comme solutions pour redonner aux agriculteurs une maîtrise de leurs prix de vente ou de leurs choix commerciaux. Des initiatives comme les AMAP (associations pour le maintien d’une agriculture paysanne) ou l’appel « Alimentons les régions » confirment cette volonté croissante de relocaliser l’agriculture et limiter le poids des circuits industriels. Sans remettre en cause l’intérêt écologique et économique de cette aspiration, Geneviève Savigny, agricultrice et secrétaire nationale de la Confédération paysanne, s’interroge sur les contradictions entre l’effet d’affichage de certains acteurs et le poids des politiques publiques. La relocalisation est-elle réellement en marche ?
Il peut être intéressant, pour comprendre l’évolution du mouvement qui semble tendre aujourd’hui inexorablement vers une relocalisation des productions agricoles, de regarder les choses à travers un exemple concret, mon expérience fermière dans les Alpes de Haute-Provence.
En 1992, je me suis installée comme éleveuse de volailles fermières, en complément de l’exploitation de mon compagnon, qui cultive des céréales, du fourrage et du lavandin sur une soixantaine d’hectares dans un village de moyenne montagne, à une trentaine de kilomètres de Digne-les-Bains, préfecture comptant quelques 20 000 habitants. La production est d’environ 3500 volailles par an, qui sont tuées à la ferme dans ce qui s’appelait une tuerie agréée – devenue abattoir sans agrément depuis une nouvelle réglementation en 2008 – et vendues le samedi matin au marché local.
Le choix des productions, comme celui du mode de commercialisation, a procédé tant de mes goûts personnels que d’une adaptation quasi naturelle aux circonstances et à l’environnement local. Il n’y a pas d’opérateur volaille et pas d’abattoir pour ces productions dans le département et il est donc indispensable de maîtriser toute la filière. De plus, la vente directe permet de valoriser le travail, et après environ cinq années d’installation progressive, je suis parvenue à dégager un revenu correct, qui complète utilement celui tiré des productions végétales.
Le département est riche en productions fermières. Dans les années, 70 de nombreux citadins ont fait leur retour à la terre, et l’élevage des chèvres s’est développé. Auparavant, la plupart des troupeaux ovins comptaient quelques chèvres dont le lait nourrissait les enfants – pas question de briques UHT dans les années 50-60 – et qui était transformé en fromages sur un coin de l’évier dans la cuisine. Ces fromages pouvaient aussi être vendus sur le marché, de même qu’une large gamme de productions qu’on trouvait sur les étals.. Quelques lapins ou poulets tenus dans une glacière complétaient les fruits et légumes vendus à la belle saison. Même le supermarché local achetait sans sourciller les lapins dépecés dans les cours de ferme aux femmes d’agriculteurs – car peu avaient un véritable statut – qui gagnaient aussi un peu d ’argent et d’autonomie.
Avec les néo-ruraux, les élevages sont devenus spécialisés et le métier s’est professionnalisé. Les organisations professionnelles, malgré l’ambiance productiviste des années 1970, ont accompagné le mouvement ; un Centre de formation professionnelle agricole (CFPPA) a vu le jour en 1976 pour former les bergers et chevriers qui s’installent dans la région.
L’agriculture fermière connaît dans les années 1980 une certaine reconnaissance. La Chambre d’agriculture propose des formations à la diversification, les instituts techniques (comme celui pour l’aviculture) s’intéressent aux petites productions et fournissent références et documents techniques.
La réforme de la Politique agricole commune de 1992 va réorienter les pratiques et les choix de productions. L’attribution d’aides directes aux surfaces et aux animaux d’élevages, ovins et bovins notamment, amène les producteurs à se spécialiser davantage : multiplier les petites productions pour les marchés locaux devient moins intéressant au regard de la « culture des subventions ». Ceux qui ont des surfaces suffisantes s’orientent vers les productions végétales de vente ou agrandissent leur troupeau. Les producteurs fermiers, souvent cantonnés sur des surfaces plus petites et bénéficiant de moins, voire d’aucune prime, s’organisent et cherchent à se défendre en protégeant leur spécificité.
Plusieurs rencontres nationales ont lieu en France autour du sujet, notamment celles de Cibeins dans l’Ain en 1994, sur les pratiques collectives de ventes de produits fermiers, puis celles de Dijon qui tenteront de définir les « fermiers paysans ». C’est un des gros chantiers de la Confédération paysanne dans les années 1990, mené avec des organisations telles que la FNCIVAM et l’AVCP (Agriculteurs en vente collective de produits) qui créent la Fédération nationale des associations de producteurs fermiers paysans en 1998 afin de définir et protéger les productions fermières intégrant notamment la notion de dimension maximale des exploitations fermières.
Dans les Alpes de Haute-Provence, à l’initiative de la Confédération paysanne locale, une trentaine de paysannes et paysans, car les femmes sont nombreuses en productions fermières, créent l’association PaïsAlp dans ce même but.
La défense est vite nécessaire au début des années 2000 : la mise en application d’une directive sur la température de vente des produits frais sème la panique chez les fromagers, obligés par la DGCCRF (« répression des fraudes ») d’acquérir des remorques ou véhicules réfrigérés pour les marchés. Une mobilisation de plusieurs organisations (dont Nature et progrès, la Fédération nationale d’agriculture biologique et bien sûr la Conf’), avec les citoyens, permet de mettre un terme à cet abus de l’administration qui admet qu’il n’y a pas de raisons valables de réfrigérer un fromage qui sort du local de fabrication à 20°C, température qui lui permet une savoureuse évolution. Il faut dire que la réglementation européenne les a déjà obligés à mettre les fromageries aux normes, ou à limiter leur activité à sa stricte vente directe. Plusieurs producteurs, devant les milliers de francs à engager, et ce malgré les subventions du Conseil général ou de la Région, ont dû abandonner.
Plus récemment, le règlement concernant l’abattage des volailles fait disparaître l’agrément locorégional qui concernait des éleveurs et artisans « de proximité ». Il ne subsiste que deux options, comme pour les productions fromagères : l’agrément européen, qui nécessite des équipements très coûteux, ou le non-agrément qui restreint la capacité de vente à la remise directe au consommateur et interdit l’utilisation collective des locaux d’abattage.
Quant à la définition légale du produit fermier, prévue dans la loi d’orientation agricole de 1999, elle est laissée en attente, des règlements spécifiques apportant quelques définitions, produit par produit.
A l’orée du troisième millénaire, on ne parlait pas de relocalisation. Le grand public découvrait la mondialisation, ou globalisation, à travers le démontage du Mac Do de Millau et des grandes manifestations altermondialistes contre l’OMC à Seattle ou Doha.
Tous les biens, y compris agricoles, alimentaires et « intellectuels », tous les services, même ces services publics à la base de la cohésion républicaine, allaient progressivement être soumis à l’ouverture des marchés et à la concurrence internationale, à la poursuite du parfait « libre » échange, horizon indépassable des néo-libéraux. La création de l’OMC en 1994, et les politiques européennes y répondant, allaient rapidement faire sentir leurs effets.
Dans le département, les arboriculteurs ont subi des années très rudes. Des vergers de pommiers et poiriers ont été arrachés, et le secteur, pourtant constitué de grands domaines, a connu une sévère restructuration.
Le prix des moutons a stagné, voire baissé, et les primes versées aux éleveurs compensent de moins en moins la faiblesse des cours.
Depuis deux ans dans mon canton, des éleveurs ovins qui vendaient leurs agneaux à la coopérative ou aux chevillards locaux se sont mis à vendre la viande directement à des consommateurs, dans des circuits basés sur des connaissances ou des relations familiales. L’achat en commun d’une remorque réfrigérée leur permet de livrer les agneaux tués et découpés à l’abattoir de Digne et sa salle de découpe. Ces outils collectifs, véritables instruments de relocalisation, ont été maintenus ou construits grâce à une forte volonté politique locale et quelques subsides, à contre-courant de la tendance à la fermeture et à la concentration des abattoirs. Ce n’est pas partout le cas ; dans les Alpes-Maritimes, subsiste un seul abattoir très excentré, et dans le Var, il n’y en a plus aucun, malgré les nombreux éleveurs et la forte demande locale. Plusieurs Amap ont vu le jour, autour de producteurs de légumes biologiques, mais avec seulement 140 000 habitants et de nombreux marchés hebdomadaires, les consommateurs du département ont peu de difficultés à s’approvisionner en bons produits frais, et ce mode de vente, qui explose en zone urbaine, se développe plus lentement. Plusieurs marchés de producteurs, bio ou non, ont vu le jour, pour une approche plus ciblée de la clientèle.
Comme dans tous les départements, la Chambre d’agriculture a suivi la tendance à rechercher une meilleure valorisation locale des produits. Elle a récemment accompagné la création d’un magasin de producteurs : outre les habituels néo-ruraux, on y trouve des jeunes agriculteurs, plus habitués à manier le tracteur qu’à servir des clients mais contraints à s’adapter à la rude loi économique ; vendre des melons ou des salades, même en direct à Carrefour ou Auchan, ne nourrit pas son homme. Dès que les prix s’élèvent un peu, des importations d’Espagne, du Maroc, ou d’ailleurs, font effondrer les cours. C’est un jeu toujours perdant. On peut citer aussi cette coopérative locale de production d’œufs. Cet outil de valorisation des céréales locales était assez rare dans un département tourné traditionnellement vers la vente de matières premières. A la demande de Carrefour, ils se sont tournés vers un œuf de qualité, produit sans OGM – c’est là tout leur mérite – pondu et vendu le jour même. Des conditions toujours plus drastiques de livraison et de prix, des marges toujours plus faibles, puis au final la centrale d’achat a abandonné ses commandes du jour au lendemain. La coopérative ne conserve aujourd’hui que quelques élevages qui travaillent avec une entreprise drômoise.
La proximité touche aussi le Conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur qui soutient depuis plusieurs années déjà l’approvisionnement en produits biologiques des cantines des lycées de la région. Il envisage aujourd’hui d’intégrer les produits de l’agriculture locale dans la démarche, en raison d’une part de la difficulté du réseau bio à fournir des quantités suffisantes de produits biologiques locaux (ce qui aboutit à ce que seuls de grands groupes distributeurs peuvent répondre à certains appels d’offres), et d’autre part de la prise de conscience croissante des difficultés du monde agricole local. Face au marasme, les marchés publics ont une certaine capacité à assurer aux producteurs des prix plus équitables.
La fièvre du circuit court et de la relocalisation gagne le discours politique national. L’an passé, Michel Barnier, alors ministre de l’Agriculture, a organisé une importante réflexion sur les circuits courts, afin d’assurer leur promotion et leur développement.
Pendant ce temps la crise continue, laissant les agriculteurs sans revenu, et sans réponse politique à la hauteur du drame d’un abandon massif du métier et des zones rurales. N’est-on pas là au cœur de la schizophrénie des politiques européennes ? Une situation biblique où la main droite, celle qui broie les paysans et organise le déménagement des services publics, ignore ce que fait la gauche, qui à travers le développement rural, le réseau rural et d’autres programmes, caresse une agriculture durable et recherche la cohésion sociale des territoires.
Le discours commun, qui dit que le monde aura demain besoin de toutes les agricultures pour nourrir le monde, ignore qu’il y a une agriculture prédatrice et que nous sommes en concurrence ; pour le foncier, pour l’accès au marché, pour la reconnaissance. Dans ce contexte, défendre simultanément la relocalisation et la compétitivité sur les marchés mondiaux apparaît comme une imposture. La relocalisation y sert d’alibi pour ne pas changer les politiques, et seules des politiques résolues pourront dépasser le discours à la mode pour faire de l’agriculture de proximité une réalité durable.
Geneviève Savigny,
Secrétaire nationale de la Confédération paysanne.