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Posséder la terre ?

vendredi 16 juillet 2010, par EcoRev’

Il ne « va pas de soi » qu’une terre appartienne à un individu unique : en dehors de la civilisation occidentale contemporaine, il existe généralement un empilement de propriétés multiples, liées aux usages. La généralisation du dispositif occidental a dès lors créé de nombreux problèmes (conflits entre cultivateurs et éleveurs) qui ne préexistaient pas. Mais en France même, ce statut est-il toujours en phase avec les dynamiques politiques et économiques ?

Pour le Français moyen de 2010, être propriétaire d’un logement, d’une voiture, d’un bout de jardin ou d’un hectare de blés, c’est la même chose. Ce sont des biens privés qui s’achètent, se louent, se revendent. Personne n’a à venir chez moi, à monter dans ma voiture ou à entrer sur mon terrain sans y avoir été invité. L’urbanisation des esprits, beaucoup plus avancée que l’urbanisation du territoire, tend à mettre sur le même plan le domicile et la terre agricole.
Dans les deux sources originelles de notre droit, le droit romain et les droits coutumiers, comme dans le droit musulman, la propriété du sol repose sur la mise en valeur agricole. Comment devient-on propriétaire dans la Rome républicaine des origines ? [1] La loi des douze tables (450 av. JC) nous l’explique : on devient propriétaire d’une terre en réalisant paisiblement deux récoltes consécutives sur un champ sans qu’aucun autre propriétaire ne se manifeste. Et dans les coutumes locales de notre Moyen Age, les liens entre l’activité agricole et la propriété est encore plus étroit puisque celle-ci est liée au cycle végétatif : le droit privatif du paysan sur sa terre est un droit saisonnier. Passé la récolte ou la fauche de la « première herbe », la terre redevient commune, de même que durant les années de jachère. Les dates sont fixées par la coutume locale ; par exemple, dans la coutume d’Orléans , la terre est « en retrait », c’est-à-dire soustraite à l’usage commun, « des Ides de mars jusqu’à la Sainte Croix », c’est-à-dire du 14 septembre au 15 mars. Le droit de la propriété paysanne apparaît alors essentiellement comme le droit de récolter ce que l’on a semé. C’est la « propriété utile » du droit de l’Ancien Régime ; elle porte bien son nom puisqu’elle est la condition sine qua non d’une activité agricole.

L’appropriation de la rente

Dès que les communautés agricoles ont pu produire un surplus, c’est-à-dire dès qu’elle ont su produire davantage d’aliments qu’elles n’en consommaient, l’exploitation de cette rente par plus forts qu’elles est devenu un enjeu. A la pratique primitive des razzias périodiques ont succédé des formes d’exploitation plus policées et plus efficaces. Dans le cas de la France, les « grandes invasions » se sont ainsi traduites en un partage des villages à exploiter entre les chefs et les sous-chefs de bande, ancêtres de nos féodaux [2]. La ponction de la rente, d’abord réalisée en nature et en corvées, s’est progressivement convertie en monnaie, tandis que le conflit multiséculaire entre les paysans et les « seigneurs fonciers » se déplaçait sur le terrain juridique dans le grand mouvement de la rédaction des coutumes.
Le droit du Seigneur foncier sur le sol devenait pour l’essentiel le droit de percevoir des redevances sur les paysans et dès le XIVe siècle, cette « propriété directe », sorte de droit à la rente, devenait cessible et pouvait se vendre à des familles bourgeoises, voir à des paysans enrichis. La Révolution française allait aboutir à exproprier la propriété directe au bénéfice de la propriété utile et à transférer à l’Etat la capacité de ponctionner une partie significative de la rente grâce à la création de la taxe foncière dès 1791.
La propriété foncière bourgeoise du XIXe siècle, fondée en particulier sur l’acquisition des « biens nationaux » (voir Balzac) est une propriété rentière. Untel n’est pas présenté comme propriétaire d’une centaine d’hectares mais comme propriétaire d’une rente de 10 000 francs (que lui rapportent ses terres). Et s’il existe des grands propriétaires, les exploitations, elles, restent très petites.
La croissance moderne de la taille des exploitations n’est pas due à un changement des structures de la propriété mais à la mécanisation et à un accroissement spectaculaire des rendements (par hectare mais surtout par agriculteur) se traduisant, dans un contexte de libre échange, par la baisse des prix et des marges à l’hectare : les exploitants ont été contraints de s’éliminer les uns les autres pour survivre.

Faut-il aider les hectares ?

La terre n’est plus le facteur limitatif de la production agricole et, par voie de conséquence, il n’y a plus de fortes rentes foncières comme au XIXe siècle, en dehors de certains cas très particuliers, comme celui des vignobles de prestige, qui permette de faire bien vivre une classe de propriétaires fonciers. Une année de salaire d’un employé urbain moyen équivaut aujourd’hui, sur le marché, à quatre ou cinq fois plus de terres agricoles qu’avant la guerre de 1914. Le capital d’une exploitation n’est plus tant constitué de terres que de machines et de bâtiments. C’est particulièrement vrai en France où la législation de 1945 sur les baux ruraux d’une part et la création des SAFER en 1960 d’autre part, a tendu à réserver, au moins partiellement, le marché foncier agricole aux seuls agriculteurs.
Le grand propriétaire foncier du XIXe qui percevait sa rente auprès d’une série de petits fermiers et métayers, a fait place à un grand exploitant lourdement endetté dont la moitié des terres appartient à une série de petits propriétaires bailleurs dont le fermage, parfois à peine supérieur au montant de la taxe foncière, est fixé par arrêtés préfectoraux. Alors qu’au XIXe, le paysan avait l’impression de travailler pour son propriétaire, aujourd’hui, il travaille pour sa banque.
En dépit de l’extension désordonnée de l’urbanisation, pour le marché, tout se passe comme si il y avait trop de terres agricoles. Des surfaces agricoles abandonnées continuent à se convertir en friches et en forêts, et si la forêt a commencé à reculer légèrement, pour la première fois depuis un siècle, ce n’est pas le résultat des défrichements agricoles mais du fait de la réalisation d’infrastructures.
Il est extraordinaire de constater que la politique agricole européenne, avec ses « aides à l’hectare », en vient aujourd’hui à donner artificiellement de la valeur à des surfaces qui sinon, pour l’exploitant, n’en auraient plus. Les grands « Pères fondateurs » de l’économie politique en seraient devenus fous.

Joseph Comby
Consultant foncier
www.comby-foncier.com


[1Il s’agissait alors d’une propriété familiale pour ne pas dire clanique et non pas de la propriété individuelle d’aujourd’hui, mais c’est une autre histoire.

[2Loin de s’en cacher, la doctrine juridique du XVIIIe s’en revendiquait, et plaçait le « droit de conquête » des Francs à l’origine du droit de la propriété féodale.