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Crise sanitaire, la quatrième crise écologique

mardi 1er mars 2011, par EcoRev’

Obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires et respiratoires, cancers… Tous ces indicateurs sont au rouge. Alors que les maladies chroniques se répandent, l’espérance de vie semble avoir atteint son maximum, et entamer un déclin. En s’appuyant sur de nombreuses statistiques, André Cicolella montre l’ampleur de la crise sanitaire, liée à la dégradation de notre environnement et de nos modes de vie. Pour ce spécialiste de l’évaluation des risques sanitaires, l’enjeu de la santé apporte une nouvelle légitimité à l’écologie politique. Car seule une remise en cause du productivisme pourrait inverser la tendance.

Trois crises servent habituellement à caractériser la crise écologique : le réchauffement climatique, l’épuisement des ressources naturelles et la chute de la biodiversité. Ces trois crises découlent de l’incapacité de la planète à faire face aux conséquences de l’activité humaine. Cette prise de conscience de la finitude de la planète fonde le paradigme écologique. Celui-ci prend ainsi le contre-pied du paradigme dominant depuis deux siècles, qui considère la planète comme une réserve inépuisable de ressources, capable d’absorber sans limite toutes les activités humaines.
Ces trois crises ont en commun d’avoir un caractère irréversible ou, tout du moins, réversible seulement sur la très longue durée. Elles ont pour conséquence d’induire une rupture de la vision politique en appelant à travailler sur des objectifs à long terme (et plus seulement sur ceux définis sur la constante de temps des mandats électifs) et elles conduisent à un changement radical du mode de développement. C’est ce qui a donné naissance au principe de précaution.
La crise écologique ainsi définie doit aujourd’hui être complétée en adjoignant à ces trois crises une quatrième, la crise sanitaire. La caractéristique majeure de cette dernière est la croissance des maladies chroniques, constatée non seulement dans les pays du Nord, mais sur l’ensemble de la planète. Dans son plan de lutte contre les maladies non transmissibles publié le 28 mai 2008, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qualifie cette épidémie de "principal challenge auquel doit faire face l’humanité en ce début de XXIe siècle". Maladies cardio-vasculaires, cancers, diabète et obésité, maladies respiratoires… ont en effet supplanté les maladies infectieuses au cours du siècle dernier, phénomène appelé également "transition épidémiologique". Comme les trois autres crises écologiques, la crise sanitaire est la conséquence de l’activité humaine, car toutes ces maladies chroniques trouvent majoritairement leur cause dans l’environnement moderne.
Cette crise n’est pas seulement sanitaire. Elle impacte l’ensemble de l’économie et du champ social. En priorité, elle met en péril les systèmes de santé et d’assurance maladie qui se sont construits dans l’après guerre dans les pays développés sur un paradigme biomédical reposant sur le rôle quasi-exclusif du soin dans une politique de santé. Ce modèle, bien que consommant une part croissante de la production de richesses, s’avère aujourd’hui incapable de faire face à la croissance des maladies chroniques.
La diminution de l’espérance de vie en bonne santé constatée dans plusieurs pays européens est une autre conséquence de cette épidémie de maladies chroniques, ce qui annonce une décroissance de l’espérance de vie tout court, comme semblent le montrer les dernières statistiques américaines. Au moment où tous les pays européens décident de reculer l’âge de la retraite, sans que, curieusement, cette donnée ait été mise dans le débat public, il s’agit là d’un fait majeur.
Répondre à la crise sanitaire est donc un enjeu central pour l’écologie. Celle-ci y trouve un élément supplémentaire de légitimité, pour montrer qu’elle est la réponse à tous les défis du XXIe siècle.

L’espérance de vie : un marqueur biaisé

Parler de crise sanitaire peut sembler étonnant, alors que le discours dominant, à droite comme à gauche, invoque un progrès continu de l’espérance de vie (84,5 ans pour les femmes et 77,8 ans pour les hommes). Ce discours repose sur une ambiguïté. L’espérance de vie est en effet comprise généralement comme l’âge auquel chacun peut espérer vivre, alors qu’il ne s’agit en fait que de la photographie de la durée moyenne de la vie à un moment donné. L’espérance de vie que l’on mesure aujourd’hui est celle des gens qui meurent aujourd’hui, c’est à dire de la génération de l’avant Seconde Guerre mondiale qui a vécu dans un environnement très différent de l’environnement actuel, marqué par la pollution chimique [1], la transformation de l’alimentation sous l’effet de l’agro-industrie et le développement de la sédentarité générée par le développement de l’automobile et la télévision.
Nul ne peut donc savoir ce que sera l’espérance de vie des générations suivantes. Des indicateurs montrent qu’elle sera plus faible que celle des générations précédentes. L’obésité se traduit par une baisse d’espérance de vie de 5 à 15 ans selon les estimations, or, celle-ci étant croissante, mécaniquement l’espérance de vie ne peut que régresser. En juillet 2009, Bill Clinton, ancien président des États-Unis, résumait bien l’enjeu en déclarant que la jeune génération pourrait être "la première de l’histoire à avoir une plus faible espérance de vie que ses parents".
La confirmation de cette analyse est venue des États-Unis, le 9 décembre dernier, avec la publication, des statistiques des Centers for disease control (CDC) pour 2008, montrant que l’espérance de vie a décliné d’un mois entre 2007 et 2008, passant de 77,9 ans à 77,8 ans. La mortalité infantile ayant continué de reculer, c’est la situation sanitaire dans son ensemble qui est donc à incriminer, les trois premières causes de mort étant les maladies cardiaques, le cancer, et les maladies respiratoires.
Étant par principe basé sur la mortalité, l’indicateur espérance de vie est de toute façon un critère beaucoup moins pertinent pour parler de l’état de santé que celui de l’espérance de vie en bonne santé, lequel est basé sur la morbidité. Selon l’Insee, elle était en France, en 2007, de 63,1 ans pour les hommes et de 64,2 ans pour les femmes. Soit un différentiel de l’ordre de 20 ans avec l’espérance de vie.
Cette espérance de vie en bonne santé continue de progresser en France, mais elle tend cependant vers un plateau, et l’évolution de la situation dans les autres pays européens annonce peut-être ce que sera demain la situation française. Entre 2003 et 2007, on a observé en effet une décroissance rapide de l’espérance de vie en bonne santé en Allemagne (de 65 à 58,8 ans chez les hommes et de 64,7 à 58,4 ans chez les femmes), en Italie (de 70,9 à 62,8 ans chez les hommes et de 74,4 à 62,0 ans chez les femmes) et en Espagne (de 66,8 à 63,2 ans chez les hommes et de 70,2 à 62,9 ans chez les femmes). Ces chiffres sont la traduction brute du phénomène de l’épidémie de maladies chroniques.

Les maladies chroniques, une épidémie mondiale

Les statistiques de mortalité dans le monde fournies par l’OMS montrent que les maladies chroniques progressent, non seulement dans les pays du Nord, mais aussi dans les pays du Sud. Les maladies non transmissibles représentaient 60 % des causes de décès dans le monde en 2005 et, selon l’OMS, leur poids devrait augmenter de 17 % au cours des dix prochaines années alors que les maladies infectieuses devraient continuer de régresser. L’accroissement le plus marqué est prévu dans la région africaine (27 %) et dans la région de la Méditerranée orientale (25 %). En 2005, les trois premières causes de mortalité dans le monde étaient, selon l’OMS, les maladies cardio-vasculaires (17,5 millions), le cancer (7,6 millions) et les maladies respiratoires (4 millions). Viennent ensuite deux maladies infectieuses : le SIDA avec 2,8 millions, devant la tuberculose (1,8 millions), puis le diabète, autre maladie chronique (1,1 million).
L’épidémie d’obésité est une cause majeure de ces maladies chroniques. Selon la revue médicale de référence The Lancet, l’obésité touche aujourd’hui une personne sur dix dans le monde, et ce nombre a doublé en trente ans. Les prévisions pour 2015 sont de 700 millions pour l’obésité et 2,3 milliards pour le surpoids. L’hypertension, conséquence de l’obésité et facteur de risque majeur pour les maladies cardiovasculaires [2], touche 1 milliard de personnes. Le diabète, autre conséquence directe de l’obésité et facteur de risque des maladies cardiovasculaires [3], est en progression très rapide dans le monde : on est passé de 30 millions de cas en 1985 à 220 millions en 2005, et les prévisions pour 2025 oscillent entre 300 et 330 millions. 1,1 million de diabétiques décèdent chaque année. Mais selon l’OMS le chiffre réel serait de l’ordre de 4 millions.
Les maladies respiratoires sont également en progression dans le monde, principalement l’asthme avec 300 millions de cas et 255 000 morts par an, ainsi que la bronchite pulmonaire chronique, avec 210 millions de cas et 3 millions de morts.

– En Europe
L’OMS Europe dresse un état des lieux similaire. Le 11 septembre 2006, elle a appelé les gouvernements à "une action globale pour freiner cette épidémie", sur la base du constat suivant : "86 % des décès et 77 % de la charge de morbidité sont dus aux maladies non transmissibles en Europe : maladies cardio-vasculaires, cancer, problèmes de santé mentale, diabète sucré, maladies respiratoires chroniques et troubles musculo-squelettiques"… L’OMS Europe estime qu’il serait possible "d’éviter 80 % des maladies cardiaques, des accidents vasculaires cérébraux et des cas de diabète de type 2, 40 % des cancers…".

– Et en France
La transition épidémiologique s’est faite en France au milieu des années 20, quand les maladies infectieuses sont passées derrière les maladies cardio-vasculaires. Depuis 2004, celles-ci ont été à leur tour dépassées par le cancer qui représente aujourd’hui 30 % des causes de mortalité, contre 3 % en 1906. Certes, la mortalité par cancer régresse légèrement, principalement en raison de la régression des cancers liés au tabac et à l’alcool, conséquence des politiques de prévention menées depuis trente ans. Mais la morbidité continue de progresser à un rythme élevé. En 2008, selon l’Inserm, le nombre de nouveaux cas de cancers a été de 350 000 (200 000 hommes et 150 000 femmes). Aujourd’hui, le cancer touche un homme sur deux et une femme sur trois.
En ce qui concerne l’obésité, la France est en retrait des autres pays développés, mais l’étude Obépi 2009 montre une progression régulière chez les adultes : 14,5 % en situation d’obésité (contre 8,5 % en 1997) et 32 % en surpoids (contre 29,8% en 1997).

L’épidémie de maladies chroniques trouve un bon indicateur avec les affections de longue durée (ALD). Entre 1994 et 2004, celles-ci ont augmenté en moyenne de 4,7 % par an. En 2006, un Français sur sept était touché par une affection de longue durée. Ces ALD contribuaient à 62,3 % des dépenses de l’assurance maladie en 2008 (60 % en 2004), et les prévisions étaient de 70 % pour 2015.
Le groupe des affections cardio-vasculaires, avec 2,8 millions de personnes, les tumeurs malignes (1,7 million), le diabète (1,6 million) et les affections psychiatriques de longue durée (0,95 million) représentent plus des trois quarts des ALD. L’âge moyen des personnes en ALD reste relativement jeune (61,5 ans en 2008), ce qui contredit l’image d’un phénomène lié au grand âge. Entre 1990 et 2007, les cancers et les maladies cardiovasculaires ont progressé quatre fois plus vite que l’augmentation de population [4]. Entre 2000 et 2007, les cas de diabète sont quant à eux passés de 116 000 à 185 000, soit une hausse de 53 %. La croissance de ces graves pathologies chroniques risque de se traduire par une baisse de l’espérance de vie.

Le coût économique de la crise sanitaire : les systèmes d’assurance maladie en péril

En France, l’augmentation des dépenses de santé liée aux affections de longue durée est de l’ordre de grandeur du déficit de l’assurance maladie. Ainsi, de 2003 à 2009, le nombre de maladies cardio-vasculaires est passé de 2,64 à 3,33 millions. Soit, pour un coût moyen de 8112 euros par an en 2007, et en tenant compte du changement démographique, une dépense supplémentaire de 3,65 milliards d’euros. Le même calcul donne pour le cancer et le diabète, dont le nombre de cas est passé respectivement de 1,32 à 1,80 million et de 1,30 à 1,77 million, une dépense supplémentaire de 3,74 et 2,5 milliards d’euros. En seulement sept ans, le surcoût engendré par la croissance des trois premiers groupes de maladies chroniques est de 9,89 milliards d’euros, chiffre à comparer au déficit de l’assurance maladie en 2008, qui était de 4,4 milliards.
Mais le coût économique global de la crise sanitaire ne se limite pas aux seules dépenses médicales. L’American cancer society a effectué une étude mondiale sur le coût du cancer en 2008, en intégrant la perte de productivité. Elle débouche sur la somme globale de 656 milliards d’euros, soit 1,5% du PIB mondial. Cette même étude estime le coût pour la France à 12,8 milliards. Autre exemple : l’Union européenne a estimé le coût annuel total des maladies pulmonaires en Europe à 102 milliards d’euros, soit un chiffre comparable au PIB de l’Irlande. Fort logiquement, l’OMS estime que cette croissance des maladies chroniques contribue de plus en plus à mettre en cause la pérennité des systèmes d’assurance maladie.

Les causes environnementales

"Dans 20 ans, nous aurons vaincu le cancer", déclarait Richard Nixon en 1971. La réalité est qu’aujourd’hui le cancer touche dans les pays développés un homme sur deux et une femme sur trois et que dans un pays comme la France ce taux a doublé en vingt-cinq ans. Malgré des moyens considérables mis en œuvre, il n’y a pas eu de progrès majeur en matière de traitement du cancer depuis trente ans. Et pourtant, malgré l’évidence, le mythe continue d’être mis en avant de la recherche de nouvelles molécules comme la voie royale à la solution de l’épidémie de cancer. Ceci est vrai plus largement pour les grandes maladies chroniques, au point que Philippe Pignarre a pu parler de panne de l’innovation thérapeutique [5].
L’action sur les causes devient de ce fait une nécessité, mais de quelles causes parle-t-on ? Deux thèses s’affrontent. L’une, dont les représentants sont en France principalement les Académies de médecine et de sciences, calcule des risques avérés, c’est-à-dire des risques attribuables déterminés à partir d’enquêtes épidémiologiques. Cette façon de faire est par principe réductrice, puisqu’elle s’appuie sur des facteurs de risques déjà bien identifiés pour lesquels on dispose d’études chez l’homme, et elle ne prend pas en considération les données expérimentales. La part du tabac et de l’alcool, facteurs de risque faisant l’objet de nombreuses études épidémiologiques, apparaît, dans ces conditions, déterminante. Pour les raisons inverses, la part des pollutions apparaît négligeable (< 1 %) et l’environnement social n’existe tout simplement pas.
Une autre approche est de partir d’une vision large de l’environnement. L’incidence du cancer en France a progressé entre 1980 et 2005 de 52 % chez l’homme et de 55 % chez la femme. Depuis trente ans, le cancer de l’enfant augmente d’1 % chaque année en Europe, et de 1,5 % chez les adolescents, selon une étude publiée en 2004 par le Centre International de Recherche contre le Cancer (CIRC). Ces indicateurs montrent que la croissance du cancer n’est pas seulement la conséquence du vieillissement : les facteurs environnementaux sont prédominants.
Rien ne permet de rapporter cette progression aux seuls tabac et alcool, dont la consommation est en baisse régulière depuis plusieurs décennies, ce dont témoigne la baisse des cancers qui leur sont liés comme le cancer du poumon chez l’homme ou le cancer des voies aérodigestives supérieures (en 20 ans, - 50% chez l’homme et - 10% chez la femme). Le dépistage, autre explication fréquemment avancée, ne peut expliquer non plus cette progression. On observe par exemple dans les statistiques américaines pour le cancer de la prostate un pic au début des années 90, consécutif très vraisemblablement à l’utilisation du test du PSA, mais dans les quelques années qui suivent, au lieu d’observer un creux, comme cela aurait dû être le cas si le dépistage avait eu pour effet d’accélérer la détection précoce, on observe une continuation de la montée régulière de la courbe de l’incidence.
D’autres facteurs d’environnement sont en cause comme le montrent les études s’appuyant sur les registres de jumeaux (les causes environnementales représentent 74 % des causes du cancer du sein et 58 % des causes du cancer de la prostate), les changements de taux dans les populations migrantes (un exemple célèbre est celui des Japonaises ayant émigré à Hawaï qui voient leur taux de cancer du sein multiplié par 4, pendant que, pour les deux sexes, le taux de cancer de l’estomac est divisé par 4), les variations géographiques (un rapport de 1 à 6 entre l’Europe et le Japon pour le cancer du sein par exemple). Les données sont de même nature pour les maladies cardio-vasculaires.
Il n’est pas possible dans le cadre de cet article de faire un bilan exhaustif des connaissances par facteurs de risque et beaucoup reste encore à mettre en évidence, objectif qui devrait piloter la recherche en santé. Citons à titre d’exemple cependant le coût attribué à la pollution atmosphérique au niveau mondial : 3 % des maladies cardio-vasculaires, 5 % des cancers (trachée, bronches, poumons), 1 % des infections respiratoires aiguës (enfants de moins de 5 ans), 0,8 millions (1,2 %) en morts prématurées, 6,4 millions (0,5 %) en années de vies perdues [6]. L’OMS ne peut donc continuer, comme elle le fait encore dans son plan de lutte contre les maladies non transmissibles, à limiter les causes des maladies chroniques à quatre facteurs (tabac, alcool, alimentation et sédentarité) en passant sous silence la responsabilité de la pollution physico-chimique. Le problème est évidemment complexe, d’autant plus que ces différents facteurs de risque (mode de vie, alimentation et pollution, environnement social) sont souvent conjugués et s’influencent les uns les autres.
Dans cette vision, les maladies infectieuses doivent être analysées elles aussi comme des maladies environnementales, comme le montrent par exemple, les maladies diarrhéiques, qui font 1,8 millions de morts dans le monde (à 90 % des enfants de moins de 5 ans) et dont la cause première est l’eau non potable, ou encore la disparité écrasante entre la mortalité par SIDA dans les pays du Nord et celle observée dans les pays du Sud.
 
D’Hippocrate à la première révolution de santé publique

L’idée qu’il existe un lien étroit entre santé et environnement n’est pas nouvelle. Cela a même été le fondement principal de l’action de la médecine pendant longtemps. Hippocrate écrivait dans son traité Airs, eaux, lieux : "Pour approfondir la médecine, il faut considérer d’abord les saisons, connaître la qualité des eaux, des vents, étudier les divers états du sol et le genre de vie des habitants". Plus près de nous, au XVIIIe siècle, Ramazzini compléta cette approche en soulignant l’importance du travail sur la santé : "Écoutons Hippocrate : il faut lui demander (au malade) ce qu’il sent, quelle en est la cause, depuis combien de jours, mais à ces questions qu’il me soit permis d’ajouter : quel métier fait-il ?"
La médecine moderne naît vers le milieu du XIXe siècle et s’organise autour de trois pôles que l’on va retrouver, selon les époques, avec un poids plus ou moins important : clinique, expérimental et social. Ce dernier courant va être déterminant pour faire face au problème majeur de santé publique que sont, à cette époque, les grandes maladies infectieuses. Ce courant de médecine sociale est plus particulièrement intéressant à analyser aujourd’hui à un moment où le modèle dominant actuel, principalement basé sur l’expérimental, touche à sa limite. L’action de trois médecins emblématiques de ce mouvement permet de comprendre l’actualité de sa philosophie. En France, Louis-René Villermé est surtout connu pour son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie publié en 1840, qui fut à l’origine de la première loi limitant le travail des enfants. Mais son activité a porté également sur le logement insalubre (il fut à l’origine de la première loi sur le sujet en 1850), sur les maladies infectieuses comme le choléra ("Il n’est point vrai que l’épidémie ait sévi indifféremment et frappé avec la même sévérité contre les riches et les pauvres", écrit-il) et sur le lien entre mortalité et pauvreté.
En Allemagne, Rudolf Virchow publie un rapport sur l’épidémie de typhus en Haute Silésie en 1848 en mettant en évidence l’impact combiné de la famine et du typhus. Il mène de front une activité scientifique (il est aussi considéré comme le père de la pathologie cellulaire) et politique. Il siège au Reichstag et à la municipalité de Berlin où il va développer hôpitaux, mais aussi égouts, abattoirs et espaces verts.
En Grande-Bretagne, John Snow s’est rendu célèbre par son action pendant l’épidémie de choléra à Londres en 1855. Il avait observé une fréquence plus élevée de cas à proximité de la fontaine de Broad Street et il en déduisit, à l’encontre des théories dominantes de l’époque, et bien avant que le vibrion cholérique ne soit identifié par Robert Koch en 1883, que l’eau pouvait être le vecteur de l’épidémie. Sur la base de cette observation, il mit hors d’état de fonctionnement cette pompe et l’épidémie en ce point diminua d’intensité, ce qui confirmait a posteriori la justesse de l’analyse.
Ces épisodes illustrent bien l’apport décisif de cette vision de médecine sociale pour conduire ce que l’on peut appeler la première révolution de santé publique, dont le paradigme reposait sur une action sur l’environnement, principalement l’eau (via les égouts et l’adduction d’eau), le ramassage des déchets, le logement, mais aussi sur l’éducation de la population aux principes d’hygiène. Elle ne se limitait pas au seul champ scientifique, mais sollicitait aussi le champ politique via des lois spécifiques et parfois via une grande loi de santé publique comme en France en 1902.
Les médecins ont été le fer de lance de ce mouvement, mais ils ne furent pas les seuls. Ingénieurs, architectes, urbanistes et hauts fonctionnaires (le préfet Poubelle a laissé son nom à la postérité) se sont impliqués fortement dans la lutte, avec la conviction qu’ils étaient eux aussi des acteurs de santé. Ce mouvement a permis de diminuer les pathologies infectieuses, bien avant même la découverte des antibiotiques ou la mise en place des pratiques vaccinales. Il a été calculé que, sur la période 1844-1854 à 1971, les trois quarts de la chute de la mortalité était due à la baisse des maladies infectieuses. Dans le cas de la tuberculose, 86 % du déclin eut lieu avant la découverte de la streptomycine en 1947 et la vaccination par le BCG (obligatoire en France à partir de 1950).
 

Rudolf Virchow : que les hommes autonomes se regroupent pour prendre en main leur santé

Quand, en 1848, je publiais mon pamphlet sur le typhus en Silésie, ce changement de perspective n’était pas encore reconnu comme une donnée certaine. Pourtant, je considérais ma démonstration justifiée, en rapprochant les conclusions sur l’épidémie de typhus à l’ancienne histoire de la peste. "La réponse logique à la question ’comment empêcher des catastrophes similaires en Silésie’ est simple et facile : une plus grande culture, davantage de liberté et de prospérité ! Pouvons-nous constater que partout autour de nous, les maladies nationales sont facilitées par les défauts de notre système social ? Laissons-les parler à propos de ci ou de la variation du temps, des grands changements cosmiques avec des descriptions du genre - toutes ces causes ne produiront jamais d’elles-mêmes une épidémie, mais elles peuvent la favoriser, quand, par le fait d’arrangements sociaux particuliers, les hommes ont vécu dans un état anormal pendant une plus ou moins longue période."
La famine, cependant, possède cet avantage sur d’autres maladies, notamment l’épidémie de typhus, c’est qu’elle peut être plus facilement évitée. [...] Un district ou une province qui échoue à enrayer la famine paye seulement une longue série de bévues. Quelle part de ces bévues les victimes et les souffrants ont eux-mêmes commise, quelle part est imputable aux autorités, cela doit être jugé séparément dans chaque cas. Mais comme nous l’avons déjà prouvé, l’absence de soin et d’ignorance sont derrière tout ça. Des mesures adéquates et prises au bon moment doivent être initiées par le peuple ou les autorités. Toutefois, une assistance durable n’est possible que quand des hommes réfléchis et autonomes se regroupent pour prendre des mesures sanitaires générales dans chaque commune et dans chaque quartier.
Espérons que cette dure expérience nous servira de leçon. Que cette épreuve lourde fasse bien prendre conscience au peuple de la nécessité de travailler à la paix, sans laquelle la liberté et la culture - les deux conditions du bien-être et de la prospérité générale - ne pourront pas être nôtre ! Une famine est une sanction que les gens se sont eux-mêmes infligés par la négligence et l’ignorance.

Extrait de : On famine fever and some other cognate forms of typhus, 1868.
Traduit de l’anglais par Pierre Thiesset.

La naissance de la biomédecine

Il faut attendre l’après-guerre pour que le modèle biomédical devienne dominant et le reste jusqu’à aujourd’hui. Les trois piliers de cette évolution sont la création de l’assurance maladie qui fournit la solvabilité pour une très large population, la transformation des hôpitaux en 1958, qui passent des hospices servant à parquer les pauvres, aux Centres hospitaliers universitaires (CHU), centres de la technique médicale de pointe, et l’innovation thérapeutique qui invente alors la quasi-totalité des classes thérapeutiques actuelles.
Les succès obtenus vont contribuer peu à peu à dévaloriser les conceptions de la médecine sociale, qui ne pouvaient s’appuyer sur le prestige de la technique médicale. Parallèlement, la santé publique va se concentrer principalement sur le comportement individuel en menant, non sans succès d’ailleurs, la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, mais en en délaissant la dimension sociale. Aujourd’hui, ce modèle paraît avoir atteint ses limites dans la mesure où l’innovation thérapeutique marque le pas, mais surtout où il s’avère incapable de faire face aux épidémies de maladies non transmissibles qui sont aujourd’hui le problème de santé majeur.

Louis-René Villermé : les inégalités sociales engendrent des inégalités sanitaires

Le développement de la civilisation a donc eu pour effet, en changeant l’air infect qu’on respirait dans Paris en air pur, en remplaçant la grossière ignorance du peuple par de l’industrie, en procurant les choses nécessaires à la vie à un bien plus grand nombre d’habitants, en diminuant leur misère, de réduire considérablement leur mortalité.
C’est ainsi que toujours une amélioration sociale est pour les hommes la source d’une santé plus vigoureuse, et d’une vie communément plus longue.
[...] La santé des pauvres est toujours précaire, leur taille moins développée, et leur mortalité excessive, en comparaison du développement du corps, de la santé et de la mortalité des gens mieux traités de la fortune, ou en d’autres termes, l’aisance, la richesse, c’est-à-dire les circonstances dans lesquelles elles placent ceux qui en jouissent, sont véritablement les premières de toutes les conditions hygiéniques.

Extrait de : De la mortalité dans les différents quartiers de Paris, 1830.

La deuxième révolution de santé publique : vers une définition écosystémique de la santé

En 1948, l’OMS définissait la santé comme un état de bien-être et pas seulement comme l’absence de maladie. Cela a débouché ensuite sur une vision communautaire de la santé (Charte d’Ottawa). Ceci s’avère cependant aujourd’hui insuffisant face aux enjeux actuels de santé. La notion d’écosystème est née en 1935. L’écosystème, c’est la nature, mais c’est aussi le logement, l’école, le travail, le quartier ou la ville. Par exemple, une ville conçue pour la voiture engendre une pollution urbaine, mais aussi une baisse d’activité physique, et donc un risque d’obésité. Plus largement, santé de l’écosystème et santé humaine sont intimement liées. Nombreux sont aujourd’hui les exemples qui le démontrent, du réchauffement climatique à la couche d’ozone stratosphérique, de la pollution de l’ensemble de l’écosystème par des substances du type polluants organiques persistants, métaux lourds ou pesticides.
Pour pouvoir construire l’état de santé au plan individuel et collectif, il apparaît nécessaire aujourd’hui de compléter la définition de l’OMS de 1948 à partir d’une définition écosystémique : "la santé est la traduction de la qualité de la relation de la personne humaine à son écosystème".
Cette redéfinition permet de répondre à la crise des systèmes de protection sociale des pays développés en offrant une alternative au point de vue libéral, qui, considérant que la crise est économique, prône logiquement la mise en place systématique des mécanismes de marché pour réguler le système. Cette conception ne remet pas en cause la conception biomédicale de la santé, voire lui donne encore plus de poids. Ce modèle, là où il est appliqué, débouche sur des coûts encore plus élevés et des inégalités croissantes. Les Etats-Unis en sont la meilleure démonstration.
La solution alternative repose sur un diagnostic différent : la véritable cause de la crise est sanitaire avant d’être économique. La vision écosystémique de la santé donne en conséquence à l’action sur les causes des maladies une place centrale au lieu de la reléguer à la marge, comme c’est le cas classiquement. Pour sortir de l’impasse dans laquelle est arrivé le système de santé actuel dans son ensemble, c’est une seconde révolution de santé publique qui apparaît aujourd’hui nécessaire tant au Nord qu’au Sud. La conception écosystémique vaut aussi en effet pour les pays du Sud qui peuvent aussi vaincre les maladies infectieuses encore importantes chez beaucoup d’entre eux par une action sur l’environnement, comme l’Europe l’a fait au XIXe siècle, en systématisant notamment l’accès à l’eau potable mais plus largement en développant des systèmes de protection sociale.
Le développement durable a été défini à Rio en 1992 comme reposant sur trois piliers : l’environnement, l’économie et le social. Le 20e anniversaire de la conférence de Rio offre l’occasion de rénover le concept de développement durable en considérant la santé comme le quatrième pilier.

André Cicolella


[1On est passé d’une production mondiale de 1 million de tonnes dans les années 30 à 400 millions de tonnes aujourd’hui.

[2L’hypertension touche 2,5 fois plus la population en surpoids et 4 fois plus les obèses.

[3Il y a 3 fois plus de diabètes de type 2 en cas de surpoids et 7 fois plus en cas d’obésité.

[4De 140 000 cas de cancer à 258 000, soit une hausse de 83% ; et de 203 000 cas de maladies cardiovasculaires à 370 000, soit + 82%. Dans le même temps, la hausse de la population n’était que de 20,2%

[5Le Grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2003.

[6Cohen AJ et al, The global burden of disease due to outdoor air pollution, Toxicol Environ Health A. 2005 Jul 9-23 ;68(13-14):1301-7.