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L’hôpital malade de la rentabilité
mardi 1er mars 2011, par
L’hôpital est une entreprise, qui doit vendre, gagner des parts de marché, satisfaire le patient devenu client. Depuis les années 1990, la notion de service public s’efface, le discours managérial triomphe. Conséquence : les hôpitaux, dont les deux tiers sont en déficit, sont sommés d’atteindre l’équilibre en supprimant les activités non rentables et en diminuant le nombre d’employés. Partout en France, des petits services de chirurgie, d’urgences, des maternités qui n’atteignent pas un nombre suffisant d’actes par an, sont fermés. Face à ce rouleau compresseur ultra-libéral, les professionnels de santé et les usagers doivent s’unir pour revendiquer un principe évident : la santé n’est pas une marchandise.
Depuis 10 ans, les réformes de l’hôpital se sont faites sous la bannière du concept « hôpital entreprise ». Inventé par des think tank de l’OCDE, promu par la Fédération Hospitalière de France représentant essentiellement les directeurs du Syndicat National des Cadres Hospitaliers, le concept a été repris par les économistes de santé de droite comme Claude Le Pen ou de gauche comme Jean de Kervasdoué. Dans son « Que sais-je ? » sur l’hôpital public publié en 2004, Jean de Kervasdoué mettait les points sur les i : « L’élaboration de la stratégie d’un hôpital public ressemble justement à celle des autres entreprises … De nombreux hospitaliers sont convaincus de la spécificité absolue de leur secteur. Il n’en est rien » « Il convient d’analyser l’activité de la clientèle … même si le mot marketing est encore tabou du fait de sa connotation agressive, on cherche à vendre. C’est bien de cela dont il s’agit ici ». Depuis le mouvement de défense de l’Hôpital Public contre la loi HPST, les hommes politiques ont fait marche arrière. Le Président de la République, faussement naïf, s’interrogeait : « L’hôpital bien sûr n’est pas une entreprise. Qui défend cela ? ». Hélas la nouvelle pratique de la politique est de ne pas dire ce que l’on fait, ou plus exactement de dire l’inverse de ce que l’on fait.
Gérer un hôpital ou un aéroport, quelle différence ?
Il nous revient donc de reprendre le débat pour le clarifier. Quand on dit que l’hôpital est une entreprise, on ne veut pas dire bien sûr qu’il s’agit d’une entreprise humaine comme toute activité collective autour d’un projet partagé nécessitant une définition d’objectifs, une répartition des tâches, l’adoption de procédures, la fixation de règles, et la détermination de modalités d’évaluation. Pour tout cela l’hôpital peut être décrit comme une entreprise au même titre qu’un orchestre de musique ou qu’un établissement d’enseignement. C’est bien sûr de toute autre chose dont il s’agit. Il s’agit de définir l’hôpital d’une part comme une entreprise industrielle, d’autre part comme une entreprise marchande.
Les progrès technologiques de la médecine notamment en matière d’imagerie, de chirurgie, d’anesthésie – réanimation, de radiologie, de cardiologie et d’endoscopie interventionnelles … sont le substratum objectif du concept d’hôpital entreprise. C’est ce qui amène un chirurgien comme le Professeur Guy Vallancien à dire qu’il ne voit pas de différence entre gérer un hôpital et gérer un aéroport. De même l’ancien conseiller santé du Président de la République, Monsieur Raphaël Radanne, ne voyait pas de différence entre gérer un hôpital et gérer une entreprise d’aéronautique où les ingénieurs, comme les médecins, ont leurs spécificités. La similitude entre l’ingénieur et le médecin existe, mais de façon tout à fait exceptionnelle lorsque le médecin ou le chirurgien en vient à ne plus ni voir ni parler à son patient. Ainsi, un chirurgien cardiaque peut être spécialisé dans les interventions concernant une seule des quatre valves du cœur et ne pas voir son patient ni avant ni après l’opération. Il ne voit que sa valve, qu’il répare parfaitement. Le patient lui, voit un médecin cardiologue avant et après l’opération, il ne voit pas le « technicien supérieur », de même que le passager de l’avion voit le chef de cabine mais pas forcément le pilote. Pour autant, conclure que l’hôpital est une entreprise industrielle est un contre sens. Laurent Sedel, orthopédiste de renom, se plait à dire qu’il y a une grande différence entre son métier et celui d’un pilote d’avion. Lorsqu’un pilote a un crash fait-il remarquer, en général il n’en a qu’un, alors que ce qui fait le grand chirurgien c’est qu’il en a inévitablement plusieurs dans sa carrière et qu’il a su à chaque fois éviter le pire à son malade. Le métier de chirurgien prétend-il, se rapproche plus de celui du grand cuisinier que de l’ingénieur. Il applique certes des recettes et des procédures, mais une part importante de son expertise tient à l’expérience, à l’intuition et au don. Le médecin reste d’abord et avant tout un artisan, même si les règles de son métier sont de plus en plus fondées scientifiquement. De plus, si la médecine connaît de grands progrès, elle ne permet souvent pas de guérir toutes les maladies, si bien que le nombre de patients atteints de maladie chronique augmente continuellement, dépassant 15 millions dans notre pays. S’ajoute à cela la fréquence croissante de la prise en charge ambulatoire, si bien que nombre de patients doivent apprendre à participer activement à la gestion de leur traitement. L’éducation thérapeutique vise non seulement à transférer au patient et à son entourage un certain nombre de compétences techniques, mais en même temps et surtout à les aider à intégrer les projets de soins à leurs projets de vie, ce qui suppose de s’intéresser à leur représentation de la maladie et de la santé, à leurs problèmes sociaux et psychologiques. Il ne s’agit pas d’appliquer de simples procédures, comme le pensent les managers et bien souvent les économistes de santé, mais de développer une « prise en charge globale » nécessitant une triple compétence,médicale, pédagogique et psychologique.
Claude le Pen écrivait dans son livre « Les habits neufs d’Hippocrate, du médecin artisan au médecin ingénieur » : « Le médecin ne se justifie plus par lui-même par sa prestation et plus précisément par la qualité et par le coût de cette dernière. Comme d’autres vendent des voitures ou des biens, il est désormais celui qui vend des actes médicaux, ce qui au regard de son ancien statut est probablement révolutionnaire » et d’ajouter : « Le client devient important. La médecine industrielle est aussi l’affirmation d’un consumérisme médical ».
La clinique commerciale érigée en modèle
La crise du système de santé est en grande partie due à cette incapacité à penser la dualité : médecine des maladies aiguës et des gestes techniques d’une part, médecine des maladies chroniques, de la prévention et des changements de comportements d’autre part. Cette dualité devrait pourtant servir de fil à plomb à toute réforme du système de santé. Tout est différent : la relation médecin – malade comme la relation médecin – paramédicaux. Ce n’est ni le même rapport au temps, ni la même organisation des soins. Ce ne devrait pas être non plus la même modalité de financement.
Cette vision d’une médecine technicienne, procédurale, sert également à justifier l’idée que l’hôpital est une entreprise marchande, cherchant à vendre. Evidemment, c’est la conception des cliniques commerciales, dont l’objectif premier est la rentabilité financière. Cela a quatre conséquences :
1°) privilégier les activités rentables au détriment des activités non rentables. Actuellement, sont rentables les activités comportant un geste technique, portant sur des pathologies de gravité faible ou moyenne, pouvant être programmées, par exemple la chirurgie de la cataracte. Ainsi les cliniques privées commerciales réalisent 75 % de la chirurgie, mais il faut aussitôt préciser qu’il s’agit de la chirurgie pour des pathologies simples (exérèse de mélanome, hernie inguinale, canal carpien, opération pour les varices, …) ;
2°) multiplier les activités rentables, même si elles ne sont pas médicalement justifiées. Cela explique la multiplication d’examens endoscopiques ou échographiques non justifiés, le taux de césariennes pouvant aller jusqu’à 40 % dans certaines cliniques contre 20 % dans les hôpitaux, ainsi que la multiplication de séjours hospitaliers courts plus rentables qu’un séjour prolongé ;
3°) l’externaliser un certain nombre d’activités ou d’examens complémentaires qui ainsi ne seront pas supportés par la clinique, même s’ils sont payés par la sécurité sociale ;
4°) faire payer au maximum les frais hôteliers, le coût d’une chambre seule pouvant aller de 50 à 150 euros la nuit, pris en charge ou non par une mutuelle ou une assurance privée. Sans parler ici des dépassements d’honoraires pouvant aller de 1 à10 (150 à 1500 euros pour une cataracte !)
Tout cela va rigoureusement à l’encontre d’une médecine financée par la solidarité, pour promouvoir l’égalité d’accès à des soins de qualité. Le système français mixte, comporte historiquement un taux important de cliniques privées commerciales (25 % des hospitalisations ont lieu dans des cliniques privées commerciales, 10 % dans les établissements privés à but non lucratif, 65 % à l’hôpital public). Ces cliniques qui historiquement, appartenaient aux chirurgiens eux-mêmes, tendent aujourd’hui à faire partie de grands groupes internationaux ayant pour actionnaires des fonds de pensions ou d’investissements. C’est hélas ce modèle de fonctionnement de la clinique commerciale que les réformes gouvernementales imposent à l’hôpital public.
Pour mener à bien cette entreprise de privatisation rampante, il a fallu :
1°) organiser la centralisation et la verticalisation du pouvoir. Désormais un directeur d’hôpital est nommé et révocable à tout moment par le directeur de l’Agence Régionale de Santé (ARS), lui-même nommé et révocable à chaque conseil des ministres. C’est ce qui a fait dire à Jean de Kervasdoué que la loi HPST était une loi « quasi-soviétique » ;
2°) changer le vocabulaire pour adopter le vocabulaire marchand. Le mot « patient » ou même « usager » a disparu pour être remplacé par celui de « client » ou « consommateur de soins ». Les médecins et les infirmières sont devenus des « producteurs de soins ». On ne parle plus de « répondre à des besoins », mais de « gagner des parts de marché » … ;
3°) l’hôpital comme les cliniques privées commerciales, s’est mis à externaliser et à privatiser la logistique (nettoyage, restauration, blanchisserie, stérilisation …),mais aussi en partie les secrétariats. Pourquoi pas demain d’autres activités comme la biologie ;
4°) enfin, on a mis en place un paiement à l’acte et à la pathologie, dont on critique pourtant le système inflationniste lorsqu’il s’agit des médecins libéraux. Grâce à ce système, chaque patient devient maintenant potentiellement rentable ou non rentable en fonction des examens qu’il reçoit et de la durée de séjour. Un collègue pneumologue a ainsi mis au point un logiciel qui lui permet de savoir au cours de l’hospitalisation à partir de quel moment le malade ne devient plus rentable et doit donc être déclaré sortant ! On coupe les séjours prolongés non rentables en deux séjours plus courts, on « optimise le codage » c’est-à-dire qu’on fait en sorte que la facture à la Sécurité Sociale soit la plus élevée possible. On multiplie les activités plus ou moins utiles, voire franchement inutiles,
Pour revenir à l’équilibre, supprimer emplois et activités non rentables
En réalité, il y a trois modes de financement des hôpitaux : le prix de journée comme à l’hôtel, le budget global comme pour l’armée ou l’éducation nationale, et le financement à l’activité. Ces trois techniques de financement ont des avantages et des inconvénients. La logique voudrait qu’on cherche à adapter les modes de financement aux activités médicales : le prix de journée pour les soins palliatifs, le budget global pour les maladies chroniques, la tarification à l’activité pour les activités techniques bien définies. Hélas il n’en est rien. On est donc contraint d’utiliser un chausse-pied pour faire rentrer toutes les activités médicales dans la tarification à l’activité dite T2A. Au-delà de ses défauts, la signification politique profonde du « tout T2A » est la politique du « tarif unique » décidée par le gouvernement, sous la pression du lobby des cliniques privées, c’est-à-dire que les tarifs doivent être identiques qu’il s’agisse d’un hôpital public ou d’une clinique commerciale, qu’il s’agisse d’un petit hôpital tout neuf ou d’un grand hôpital pavillonnaire très ancien, que l’hôpital fasse de l’enseignement ou de la recherche ou n’en fasse pas, que l’hôpital soit dans un bassin de populations défavorisées ou au cœur de Paris. Cette politique du tarif unique ne peut bien sûr que défavoriser l’hôpital public et en particulier les grands hôpitaux publics. Le jeu est d’autant plus pervers que l’échelle nationale des tarifs n’est qu’une grille de répartition de l’enveloppe globale dite ONDAM votée chaque année par le Parlement, si bien que lorsque l’activité augmente, les tarifs baissent l’année suivante. Cette année, le gouvernement a décidé que l’ONDAM augmenterait de 2,9 % et en réalité 2,7 % pour les hôpitaux. Dans le même temps, le même gouvernement a augmenté la charge des hôpitaux (mises aux normes, augmentation du coût de la vie, mesures salariales catégorielles, remboursements d’emprunts, …) de 3,5 %. Ce faisant,le gouvernement a décidé de mettre 2/3 des hôpitaux en déficit. Que doivent faire ces hôpitaux pour « revenir à l’équilibre », cette ligne d’horizon qui s’éloigne sans cesse ? Il doit faire comme une entreprise : supprimer les activités non rentables, développer les activités rentables, et si cela ne suffit pas, faire des plans sociaux c’est-à-dire supprimer des emplois. Mais en supprimant des emplois, on finit par casser l’activité au profit des cliniques privées commerciales, au détriment des patients. C’est près de 1 000 emplois qui ont été supprimés à l’Assistance Publique de Paris en 2009, 1 000 à nouveau en 2010, entre 1 000 et 1 400 sont annoncés pour 2011. Il est facile de prédire l’avenir, une politique semblable a eu lieu en Allemagne. Le résultat a été une réduction de la part d’activité des hôpitaux publics de 45 à 30 % pendant que celui des cliniques privées commerciales passait de 15 à 30 %, le reste revenant aux établissements privés à but non lucratif, plus importants en Allemagne que chez nous. Des CHU de Hambourg et de Berlin ont été vendus au privé !
Professionnels de santé et usagers, ensemble contre l’assassinat de l’hôpital public
Derrière tout cela il y a un profond anti-humanisme, qui pense que les seules motivations humaines relèvent de l’argent et/ou du pouvoir, et que seul le marché peut répondre à l’adéquation entre l’offre et les besoins. Mais il se trouve que le malade n’est pas un « consommateur éclairé », qu’il n’a pas choisi d’être malade,qu’il est le plus souvent affaibli en tout cas angoissé. Ce qu’il cherche à acquérir ce n’est pas une marchandise ni même une prestation, c’est une confiance : « soignez moi comme si j’étais un de vos proches ». C’est pourquoi le marché de la santé est potentiellement infini et totalement manipulable.
Pour la première fois dans l’histoire des hôpitaux, des infirmières ont été conduites à faire valoir leur « droit de retrait » au nom de leur épuisement professionnel et du risque qu’elles faisaient courir en conséquence aux patients. Les citoyens ne doivent pas laisser le combat pour la défense de l’hôpital public aux seuls professionnels de santé, médecins et infirmières. Il est temps que tous ceux qui pensent que la santé n’est pas une marchandise, que le malade n’est pas un client, que le médecin et l’infirmière ne sont pas des producteurs de soins, que l’hôpital n’est pas une entreprise, quelles que soient leurs opinions politiques ou syndicales, se rassemblent pour arrêter cette politique auto-réalisatrice qui assassine l’hôpital public.
André Grimaldi
Références :
– L’hôpital malade de la rentabilité. Professeur André Grimaldi. Editions Fayard - 2009
– Où va le système de santé français ? Collection Pour ou contre. André Grimaldi / Claude Le Pen. Editions Prométhée - 2010