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La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ?

lundi 1er août 2011, par Hubert Guillaud

Laisser le marché déverser des ordinateurs, des téléphones mobiles, des connexions Internet dans les pays pauvres suffirait-il à sortir les populations de l’indigence ? Partant de la remise en question de cette idée, Hubert Guillaud - journaliste pour la fondation Internet nouvelle génération (FING) et rédacteur en chef d’internetActu.net - montre que si les outils numériques sont ici fondamentaux, ils doivent être au cœur d’une remise en question politique pour réaliser leur potentiel.

Dans un récent numéro, la Boston Review se consacrait entièrement à cette question : “La technologie peut-elle éliminer la pauvreté ?”, notamment en se focalisant sur la remarquable contribution [1] de Kentaro Toyama [2], professeur à l’école d’information de Berkeley, qui prépare un livre sur la question du développement et a fait récemment une intervention remarquée sur ce sujet à TEDx Tokyo [3]. Dans les années 2000, comme beaucoup, Kentaro Toyama s’est enthousiasmé pour les télécentres indiens, où depuis un ordinateur connecté, des enfants apprenaient à utiliser un ordinateur quelques heures par mois dans une langue qu’il ne parlaient pas. "Ces histoires ont suscité de grands espoirs pour les télécentres : l’enseignement à distance permettra à chaque enfant de devenir savant, la télémédecine pourra soigner les dysfonctionnements des systèmes de santé ruraux, les citoyens pourront développer des services locaux sans passer par des fonctionnaires corrompus…" Nombreux sont alors les pays en développement qui lancèrent des programmes de développement de télécentres... 

En réalité, les succès ont été rares, fugaces, espacés...

A Retawadi, en Inde, par exemple le propriétaire du télécentre parvenait difficilement à se faire 20 dollars par mois de revenus avec son télécentre, alors que les coûts de matériel, d’électricité, de connectivité et d’entretien se montaient au moins à 100 dollars. En Afrique, en Asie, les télécentres ressemblaient à ceux de Retawadi. Les services disponibles étaient dérisoires, les opérateus ne gagnaient pas leur vie. La plupart ont connu le même sort que le télécentre de Retawadi : ils ont fermé peu de temps après leur ouverture. “Les nouvelles technologies suscitent de l’optimisme et de l’exubérance qui sont souvent déçus par la réalité”, explique Kentaro Toyama. Les observateurs universitaires ont montré pourquoi les initiatives de télécentres avaient échoué : le plus souvent, la conception n’est pas adaptée au contexte, elle ne se conforme pas aux normes socio-culturelles locales, elle a du mal à prendre en compte les carences du réseau électrique, à établir des relations avec les administrations locales, à offrir des services qui répondent aux besoins locaux, à réfléchir à un modèle d’affaires viable…

La pénétration de la technologie n’est pas le progrès : la technologie n’est qu’une loupe

L’ICT4D [4] a mené des projets dans de nombreux domaines (éducation, microfinance, agriculture, santé) et avec différentes technologies (ordinateurs, téléphones mobiles, objets électroniques construits sur mesure…). “Dans chacun de nos projets, les effets d’une technologie sont complètement dépendants de l’intention et de la capacité des gens à la manipuler”, estime Kentaro Toyama. Le succès des projets d’ordinateurs dans les écoles reposait sur l’appui d’administrateurs et d’enseignants dévoués. Le processus de microcrédit via téléphones mobiles a fonctionné grâce à des organisations de microfinance efficaces. Les projets de l’ICT4D qui ont eu le plus de succès, ce sont les organisations partenaires qui ont fait le travail difficile d’un véritable développement, l’ICT4D se contentant d’aider et soutenir leurs efforts.

En fait, reconnait le chercheur, l’arrivée d’internet dans les villages ne suffit pas à les transformer. “La technologie est une loupe parce que son impact est multiplicatif, mais en ce qui concerne le changement social, il ne s’additionne pas. Dans le monde développé, il y a une tendance à voir l’internet et d’autres technologies comme nécessairement additives, parce que les contributeurs y ajoutent une valeur positive. Mais leurs apports bénéfiques sont subordonnés à une capacité d’absorption des utilisateurs qui est souvent absente du monde en développement. La technologie a des effets positifs que dans la mesure où les gens sont prêts et capables de l’utiliser de manière positive. Le défi du développement international, c’est que, quel que soit le potentiel des communautés pauvres, la capacité à être bien intentionné est une denrée rare et la technologie ne peut pas rattraper ce déficit.”

En attendant, le même mythe se poursuit aujourd’hui avec le téléphone mobile quand le New York Times titre : “le téléphone mobile peut-il mettre fin à la pauvreté dans le monde ?” [5] en affirmant que “les possibilités offertes par la prolifération des téléphones mobiles sont potentiellement révolutionnaires”.

La techno-utopie est plus facile à croire

"Il est beaucoup moins douloureux d’acheter une centaine de milliers d’ordinateurs que de fournir une véritable éducation pour une centaine de milliers d’enfants. Il est plus facile de gérer une hotline de santé en messagerie texte que de convaincre les gens de faire bouillir l’eau avant de l’ingérer. Il est plus facile d’écrire une application qui aide les gens à savoir où ils peuvent acheter des médicaments que de les persuader que la médecine est bonne pour leur santé." Les promoteurs des technologies pour le développement ont tendance à faire pression pour le financement technologique et cela se fait toujours au détriment d’autres priorité comme la santé ou de l’éducation. Pour le même coût, doit-on utiliser un budget pour acheter des ordinateurs, comme l’OLPC, ou payer des enseignants ?

Pourquoi la technologie creuse-t-elle les écarts entre les riches et les pauvres ?

La technologie creuse l’écart entre riche et pauvre à cause de trois mécanismes, explique encore Kentaro Toyama :

– L’accès différentiel : la technologie est toujours plus accessible aux riches et aux puissants. Elle coûte de l’argent à acquérir, à exploiter, à entretenir et à mettre à niveau. Et cette fracture numérique persiste même lorsque la technologie est entièrement financée. Par exemple, la plupart des bibliothèques publiques des Etats- Unis offrent un accès gratuit à l’internet, mais les plus pauvres habitants ont moins de temps de loisir pour les visiter et plus de difficultés à les atteindre en raison des coûts de transports notamment, argumente-t-il. Sans compter les obstacles sociaux : bon nombre de télécentres ruraux dans le monde en développement ne sont pas accessibles aux personnes les moins privilégiées de leurs villages en raison d’injonctions sociales, de problèmes de castes, de tribus ou de genres. 
[…] L’Inde a plus de vingt langues reconnues au niveau national, mais presque tous les logiciels en cours d’utilisation sont en anglais, ce qui rend difficile pour les personnes alphabétisées que dans leurs langues locales à utiliser les ordinateurs. Et cette inclination elle-même s’auto-renforce : “si une technologie n’est pas conçue pour une personne, elle ne l’achètera pas, et si elle ne l’achète pas, les producteurs ne développeront pas le design adapté”.
– Le différentiel social : "Avec une même technologie, selon ses études, sa confiance en-soi, ses liens sociaux, ses capacités organisationnelles… deux personnes ne tireront pas le même profit d’une même technologie. Avec une capacité limitée en matière d’alphabétisation, d’éducation, de liens sociaux, d’influence politique, la valeur de la technologie est elle-même limitée”
– Le différentiel d’usage : Il consiste à savoir ce que les gens veulent faire de la technologie à laquelle ils ont accès ? “Beaucoup d’entre nous ont été surpris de constater que les pauvres ne se précipitent pas pour trouver en ligne des ressources éducatives, acquérir des pratiques de santé ou mettre à niveau leurs compétences professionnelles. Au lieu de cela, ils utilisent principalement la technologie pour se divertir. Dans les télécentres beaucoup de gens deviennent compétents pour télécharger des vidéos sur YouTube, plus que pour utiliser un logiciel de comptabilité ou accéder à un cours de langue. Même dans le monde développé, la technologie profite d’abord au jeu et au divertissement. Et cette tendance est encore plus accentuée parmi ceux qui ont grandi avec une faible confiance en soi et la connaissance de leur impuissance."

Quel progrès amène la technologie ?

Si on regarde l’impact de la télévision sur le progrès socio-économique, on peut observer que son impact s’est finalement révélé très loin des attentes. Certes, elle a eu un impact positif, comme l’ont montré Robert Jensen et Emily Oster [6], la télé permettant de faire pénétrer des attitudes sociales urbaines évoluées auprès de femmes rurales indiennes, par exemple... Mais néanmoins, pas à la hauteur attendue lors de son lancement. 

“Mon but n’est pas de dire que la technologie est inutile, explique Kentaro Toyama. Dans la mesure où nous sommes disposés et aptes à développer la technologie à des fins positives, elle a un effet positif. Par exemple, Digital Green (DG) [7], l’un des projets les plus réussis de l’ICT4D que j’ai supervisé à Microsoft Research, encourage l’usage de vidéos pour enseigner aux petits agriculteurs comment avoir de meilleures pratiques agricoles. Quand il s’agit de persuader les agriculteurs à adopter de bonnes pratiques, la DG est dix fois plus rentable que l’agriculture classique.”

“Mais la valeur d’une technologie reste contingente aux motivations et aux capacités des organisations cherchant à les utiliser” rappelle Kentaro Toyama : “les villageois doivent être organisés, les contenus doivent être produits et les enseignants doivent être formés”. […] En d’autres termes, “la diffusion de la technologie est facile, mais entretenir les capacités humaines et les organisations qui ont permis ce bon usage est le point crucial”.

Comment se préserver de l’utopie technologique ?

"Les études montrent que les non-usagers sont d’abord des pauvres, isolés, des femmes et des gens “politiquement muets”, conclut Kentaro Toyama. “Quoiqu’il en soit, si la propagation des téléphones mobiles est suffisante pour abolir la pauvreté, nous n’allons pas tarder à la savoir”, ironise le chercheur. “Mais si elle ne l’est pas, devrons-nous alors à nouveau reporter nos espoirs sur le prochain gadget flambant neuf que nous proposerons au monde en développement ?”

Bien sûr, les propos de Kentaro Toyama ont déclenché un tombereau de réactions. Pour le chercheur Evgeny Morozov [8], auteur de La Désillusion Internet [9], comment pouvons-nous nous préserver de l’utopie technologique ? "Nous avons besoin de passer moins de temps à penser la solution proposée (la technologie) et plus de temps à théoriser le problème que nous essayons de régler”.

Les machines peuvent aider à apprendre

La réponse de Nicholas Negroponte, le fondateur du projet OLPC [10] était attendue, puisque Kentaro Toyama attaquait de front le projet américain. Elle est simple, mais pas simpliste : les ordinateurs portables marchent ! [11]

“En 2004, quand j’ai lancé OLPC, j’ai dit que posséder un ordinateur portable connecté contribuerait à éliminer la pauvreté par l’éducation, en particulier pour les 70 millions d’enfants qui n’ont pas accès à une école”, réaffirme Nicholas Negroponte. “Je le crois encore. Mais ce que j’ai appris depuis, avec deux millions d’ordinateurs portables déployés sur 40 pays, c’est que la réduction de l’isolement est un problème encore plus grand, et cet objectif sera atteint grâce à la technologie et seulement avec la technologie.”

“Qualifier indifféremment les ordinateurs, les fusils et la télévision de technologies équivalentes est au mieux naïf”, ironise le fondateur du Media Lab, car les ordinateurs sont différents : “Ils sont constructivistes”. Vous pouvez les programmer et pas seulement les utiliser à des fins particulières. “Considérez-les comme un milieu d’apprentissage, par opposition à un milieu d’enseignement. Cela signifie littéralement que l’ordinateur apprend et que vous (l’enfant) lui enseignez, car la meilleure façon d’apprendre quelque chose est de l’enseigner. La rédaction d’un programme d’ordinateur est le moyen le plus direct pour enseigner le fonctionnement d’un ordinateur. […] Et ce processus d’apprentissage est le plus proche qu’un enfant puisse avoir pour lui permettre de comprendre comment apprendre et apprendre à apprendre.”

Lors du lancement d’OLPC à Tunis en 2005, Kofi Annan disait : “Avec ces outils en main, les enfants peuvent devenir plus actif dans leurs propres apprentissages. Ils peuvent apprendre en faisant, non seulement par l’enseignement ou l’apprentissage par cœur. En outre, ils peuvent ouvrir un nouveau front dans leur éducation : l’apprentissage par leurs pairs.”

“Comment pouvez-vous éliminer la pauvreté ? La réponse est simple : l’éducation !”, clame Negroponte. “Comment pouvez-vous fournir une éducation ? La réponse est moins simple. Il faut plus que l’école, en particulier dans des pays comme le Nigeria ou le Pakistan, où 50% des enfants ne la fréquentent pas. C’est pour cela qu’OLPC s’appuie sur les enfants eux-mêmes, explique son promoteur, en faisant de leur vie, 24h sur 24h, le milieu de l’apprentissage, pour un coût total d’un dollar par semaine (qui comprend l’achat, la maintenance et la connexion des ordinateurs).”

Le nécessaire besoin d’intermédiaires

L’entrepreneur Nathan Eagle raconte [12] que travaillant dans un hôpital de Kilifi au Kenya, il a mis au point un système simple d’usage pour prévenir par SMS la banque de sang centrale du niveau des stocks pour réapprovisionner plus vite les hôpitaux de campagne en cas de besoin. Après une période de succès, il s’est rendu compte que le flux de SMS quotidien s’était tari, tout simplement parce que l’envoi de SMS coûtait trop cher aux infirmières rurales, qui en supportaient la charge. La solution pour que le flux reprenne était simple : faire que le système intègre une indemnisation immédiate pour ne pas qu’elles prennent en charge ces messages.

“La plupart des gens ont une vision à court terme de la valeur du mobile pour le développement”. Nathan Eagle estime que Kentaro Toyama a raison : oui, la technologie est une loupe sur la capacité de l’homme. “Nous ne pouvons pas mettre cette technologie dans les mains d’un illettré ou d’une femme isolée de la Chine rurale et attendre qu’elle gagne une nouvelle indépendance économique.” Le plus souvent, il faut passer par des intermédiaires éduqués et alphabétisés pour accompagné le développement des usages. 

Les technologies créent de la richesse

Pour Christine Zhenwei Qiang [13], économiste à la banque mondiale : “Les progrès technologiques rapides dans les pays en développement ont contribué à accroître les revenus et réduire le niveau de pauvreté absolue de 29 % en 1990 à 18 % en 2004.” Le progrès technologique a également fait la différence entre croissance rapide et croissance lente des économies en développement.
Les TIC valent l’investissement : elles ont des retombées fortes sur la productivité à long terme dans d’autres secteurs économiques et induisent des transformations économiques et sociales. Les pays en développement qui n’adoptent pas les TIC risquent surtout de passer à côté des gains économiques les plus importants à long terme, prévient-elle.

Le scepticisme de Kentaro Toyama est justifié et bienvenue explique la sociologue Jenny C. Aker. Pourtant, plusieurs études montrent la corrélation positive entre l’infrastructure de télécommunications et la croissance du PIB, comme l’expliquait déjà Christine Zhenwei Qjang. Le développement des TIC a donc un impact sur le développement – et notamment sur l’économie informelle.

Pourtant, le taux de pauvreté a parfois considérablement augmenté au cours des dix dernières années, comme c’est le cas au Niger, en parallèle avec la croissance rapide de l’infrastructure mobile. Est-ce à dire que les TIC ne parviennent pas à sauver le Niger, nous questionne la sociologue Jenny C. Aker [14] ? Les deux éléments sont-ils liés ? “Nous ne savons pas ce qui serait arrivé de la pauvreté au Niger, sans téléphones portables”, répond-elle. Mais surtout, le PIB n’est certainement pas une bonne métrique pour mesurer l’impact des TIC. Des études économiques en Inde, au Niger, en Ouganda, en Afrique du Sud, au Malawi suggèrent que les téléphones mobiles ne conduisent pas nécessairement directement à la croissance du PIB, mais permettent d’améliorer le bien-être.

Il y a des cas où la technologie se révèle utile à ceux qui ont le moins de capacités, estime la chercheuse. “Dans le projet d’alphabétisation de téléphonie mobile sur lequel je travaille au Niger, nous constatons par exemple que les femmes (qui ont des niveaux d’éducation beaucoup plus faibles que les hommes) ont appris plus rapidement à se servir des téléphones mobiles que leurs homologues masculins.”

Les échecs du développement sont liés au fait qu’ils ne répondent pas aux préoccupations des gens

Ignacio Mas de la Fondation Bill et Melinda Gates d’évoquer [15] le succès de M-Pesa au Kenya, ce système de transfert d’argent par mobile, toujours cité en exemple, qui totalise plus de transfert que la Western Union au niveau mondial. “Pourquoi M-Pesa marche ? Pourquoi n’est-il pas devenu aussi inutile que les télécentres que Toyama a observés ? C’est parce qu’il n’y avait pas de demande pour les télécentres. C’est après coup, que les interventions réussies sont considérées comme axées sur la demande, alors que celles qui échouent sont le plus souvent gouvernées par l’offre.”

La force de M-Pesa repose sur le temps réel et la confiance dans le système qui fait que les sommes créditées sont immédiatement reportées. C’est bien là la principale promesse des TIC : “de donner aux gens la bonne information, ici et maintenant. Et cette promesse-là ouvre des possibilités immenses”.

L’efficacité des technologies dépend du contexte dans lequel elles sont déployées

Pour Archon Fung [16], professeur de politiques publiques à Harvard, dans la Silicon Valley également le taux d’échec est élevé, ce ne doit pas empêcher quelques inventeurs de continuer à améliorer le bien-être de l’homme. Certes, les technologies ne font qu’amplifier les motivations des gens, mais on ne comprend les intentions des gens que quand les technologies sont déployées. “En d’autres termes, les utilisateurs pourraient ne pas savoir à quoi la technologie leur est utile jusqu’à ce qu’ils l’utilisent. Comme Henry Ford aurait dit en plaisantant : “Si j’avais demandé à mes clients ce qu’ils voulaient, ils auraient dit “un cheval plus rapide”."

Bien que la motivation et la capacité des gens soient sans doute nécessaires pour que les technologies délivrent leurs promesses, l’efficacité (c’est-à-dire faire qu’une technologie aide à accomplir certains objectifs de développement) est peut-être l’élément à prendre le plus en considération. Quels sont les problèmes que les télécentres ou les ordinateurs portables sont censés résoudre et comment sont-ils censés les résoudre ? Or les TIC peuvent fournir de nouvelles informations, peuvent permettre d’accélérer la manipulation des données, faciliter la communication… Ces contributions sont extrêmement utiles dans un certain nombre de scénarios, mais pas dans tous. Dans un environnement de faible technologie, les TIC ne contribueront pas à labourer les champs ou à trouver de l’eau potable.

Le second aspect de l’efficacité repose sur ce qui doit être en place pour résoudre des problèmes sociaux. “Les téléphones mobiles peuvent aider les agriculteurs lorsque l’information de marché est la pièce manquante et que les autres (l’eau, les sols, la sureté des routes conduisant aux marchés) sont en place.” […]. “Toute technologie particulière n’est qu’un élément d’une solution potentielle à un problème de développement économique ou politique. Nous devons nous assurer que d’autres éléments sont en place avant d’investir toute notre foi dans les TIC.”

Investir dans l’homme plus que dans l’outil

Pourtant, ces critiques n’ont pas beaucoup modifié l’avis de Toyama, au contraire, comme souvent, elles l’ont certainement conforté dans son point de vue. Dans sa réponse à tous ses détracteurs [17], Toyama creuse encore un peu la question.

"Les technologies servent d’abord les intérêts des plus riches, des plus qualifiés pour les utiliser… Souvent au moins parce qu’elle est d’abord conçue pour eux."

Les ordinateurs peuvent être bénéfiques dans les bonnes écoles, mais peuvent-ils avoir un effet là où les écoles sont mal gérées et les enseignants absents, les téléphones mobiles peuvent-ils avoir un effet sur la santé si l’infrastructure médicale est inexistante ? Sur ce point, Toyama reste en profond désaccord avec Negroponte, mais peut-être parce qu’il a mal écouté les remarques du fondateur de l’OLPC. Les ordinateurs n’ont pas pour vocation de remplacer l’éducation en tant que telle, mais de permettre aux enfants d’apprendre autrement.

On entend la même remarque des promoteurs de solutions de santé mobile là où il n’y a rien : c’est un moyen d’amener un bout de réponse, quand toutes les autres sont tout aussi difficiles à apporter. […]. “L’application de la technologie à des fins progressives suppose aussi un engagement politique !”

Malgré le nombre élevé de téléphones mobiles dans le monde, la demande à grande échelle ne constitue pas la preuve d’une valeur pour la société, rappelle Kentaro Toyama. Et il n’est pas sûr que le solde entre les aspects positifs et négatifs soit positif. Et Toyama de recommander à nouveau, “qu’au moment de décider d’allouer des ressources entre la technologie et le capital humain, il faut toujours investir dans ce qui fait le plus défaut. Les écoles doivent avoir une meilleure administration, les cliniques du personnel fiable, les individus de la formation… Maintenant que les téléphones mobiles sont partout, nous allons peut-être enfin pouvoir mettre l’accent sur les capacités humaines”, espère Toyama.

"Le taux de pauvreté aux Etats-Unis a stagné autour de 13 %, demeurant honteusement élevé pour l’un des pays les riches du monde”, rappelle le chercheur. Soit les Américains – et les technologies – n’ont pas pour priorité de réduire la pauvreté, soit la meilleure technologie possible n’y peut rien. Il ne faut donc pas s’étonner que des pays ayant beaucoup moins de capacité que nous aient du mal à en tirer parti, estime le chercheur. “Ce n’est pas que la technologie est impuissante ou hors de propos, c’est que la technologie n’est pas le problème. La technologie n’est qu’un outil, son impact dépend de comment il est utilisé. Si l’outil ne construit pas une maison meilleure, peut-être que nous devrions investir davantage dans le charpentier.”

Hubert Guillaud

Cet article est adapté d’un dossier publié à l’origine sur InternetActu.net : La Technologie peut-elle éliminer la pauvreté  [18].


[4http://www.ict4d.org.uk L’ICT4D est une association pour la promotion des technologies de l’information et de la communication pour le développement dont Kentaro Toyama a longtemps été l’un des responsables.

[9Evgeny Morozov, The Net Delusion : The Dark Side of Internet Freedom, PublicAffairs, 2011.

[10Voir le projet OLPC pour On laptop per child (un ordinateur portable par enfant) : http://laptop.org/en/