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Le monde de la post-information

lundi 1er août 2011, par OWNI

La profession des journalistes tend à perdre le contrôle de l’information. Les médias traditionnels sont contestés, la défiance du public grandit. Owni, site d’information à but non lucratif, estime qu’une révolution de l’information est en cours et s’accélère depuis la fin de l’année 2010. La diffusion de documents confidentiels par Wikileaks ou la prise en charge d’une partie de la production de l’information par les révolutionnaires tunisiens ou égyptiens remettent en cause le fonctionnement de ce qu’on appelait "quatrième pouvoir".

“Information wants to be free”, l’information veut être libre, scandaient les activistes américains dès la fin des années 60, dans le sillage de Stewart Brand et de son Whole Earth Catalogue.
Ils étaient les premiers à penser que la technologie pouvait être un vecteur d’émancipation, et que l’ouverture des vannes devait devenir la configuration par défaut des sociétés modernes. Pendant longtemps, ce desiderata s’est heurté à une croyance tenace du journalisme : la valeur d’une information réside dans sa rareté.

C’est ainsi que, depuis l’avènement de la presse moderne, les chasses gardées se sont multipliées, et le quatrième pouvoir s’est enfermé dans une organisation en ballasts, comme sur un navire dont on cherche à maintenir l’équilibre. Ces derniers mois, WikiLeaks est non seulement venu contester ce schéma, mais également apporter de nouvelles pistes de travail à une profession obligée de se remettre en question. En publiant 75 000 rapports de situation de la guerre en Afghanistan, 400 000 autres concernant la guerre en Irak, et enfin 250 000 télégrammes diplomatiques chipés au Département d’État américain, le site Internet de l’Australien Julian Assange est venu exploiter une faille béante qui se traduit de manière exponentielle dans les sondages réalisés auprès de l’opinion : l’érosion de la confiance dans la presse et les journalistes.

Quand Wikileaks dévoile des informations confidentielles

Prenons le cas des mémos diplomatiques, dont la fuite a été savamment organisée en coopération avec les plus grands titres de la presse mondiale, parmi lesquels le New York Times, The Guardian, Der Spiegel, Le Monde et El Pais. Le Cablegate, comme on l’a nommé, a impacté durablement le service le plus sanctuarisés au sein des rédactions : celui de l’étranger, des grands reporters et des commentateurs bien informés. Avant WikiLeaks, les modalités de sortie d’une information s’appuyaient sur un circuit on ne peut plus traditionnel et emblématique de ce que certains appellent déjà la “vieille presse”.
Des journalistes entretenaient des rapports privilégiés avec certaines de leurs sources à travers un carnet d’adresses conséquent, s’informaient en temps réel en scrutant les dépêches d’agence et le téléscripteur de l’AFP, et - surtout - recueillaient des confidences en “off”, cet état intermédiaire du journalisme qui crée une notion d’information semi-publique, une zone grise que ses créateurs essaient de contrôler.

Avec Internet, on a déjà pu le constater, cette notion de “off” a été sérieusement mise à mal, parce qu’elle s’accommode très mal de la structure distribuée du web. A la fin du mois de novembre 2011, Nicolas Sarkozy s’adresse à la presse à Lisbonne. De manière informelle. Lors de cette entrevue, il s’exprime plus librement, considérant que la nature même de l’échange garantit un climat protecteur de “off”. Libéré, il se laisse aller à quelques mots doux à l’égard des journalistes, qu’il traite ironiquement de “pédophiles”.
Presque immédiatement, plusieurs sites Internet de quotidiens et d’hebdomadaires nationaux relaient ses propos de façon parcellaire. Le lendemain, un journaliste de Libération publie l’enregistrement intégral de l’échange, brisant définitivement le “off”.

Avec WikiLeaks et le Cablegate, c’est ce principe de dévoilement qui se généralise. Jusqu’ici, les journalistes des services étranger jouaient le rôle de tamis pour leurs lecteurs, qui devaient déjà acheter le journal pour obtenir les informations. Parfois, ils préemptaient des informations, en biffaient d’autres, par complaisance avec une autorité où parce qu’il fallait ménager les amitiés de leur rédaction. WikiLeaks a rompu ce cycle. Mais c’est surtout avec les “Warlogs” afghans et irakiens (respectivement en juillet et octobre 2010) que le modus operandi de l’organisation apparaît au grand jour. Il ne s’agit ni d’une structure “top-down” - du haut vers le bas - ni d’un schéma bottom-up - du bas vers le haut. Au lieu de ça, WikiLeaks est un élément perturbateur du système, qui crée une brèche : en mettant la main sur des correspondances internes du Pentagone, obtenus par le biais d’une source qui a préféré se tourner vers le site plutôt que vers des médias traditionnels, celui-ci crée son propre tuyau de sortie. Assange offre l’exclusivité à quelques rédactions afin que celles-ci puissent travailler la matière brute et offrir les éléments de contexte nécessaires à une compréhension pleine et entière de l’objet de la fuite. Puis, à la date échue, il met en ligne des bases de données complètes, ce qui annihile immédiatement toute possibilité pour qui que ce soit de constituer un “trésor de guerre” d’informations non publiées.
Et il n’offre pas ces centaines de milliers de documents au lectorat d’un journal, il la donne à la communauté des internautes, beaucoup plus vaste et horizontal.

S’il n’est pas sans défaut - Assange a été vivement critiqué pour avoir insuffisamment expurgé les notes publiées des noms d’informateurs - ce système est très comparable à celui d’un Napster. A la fin des années 90, ce site de peer-to-peer, bien avant la naissance de la loi Hadopi et l’instauration de mesures coercitives à l’égard des pirates, vient tailler des croupières aux ténors de l’industrie musicale et les pousse à la remise en question.
Modèle imparfait, Napster sera finalement démantelé par la justice, mais il a ouvert une porte jamais refermée depuis : sur Pirate Bay, Megaupload ou Rapidshare, des millions d’internautes continuent de télécharger de la musique, faisant prévaloir l’usage au détriment d’une loi qui a toutes les peines du monde à les éliminer du paysage.

Tunisie, Egypte : la guerre de l’information

Dans ce monde post-WikiLeaks, les médias ne sont plus maîtres de la sortie de l’information, et doivent apprendre à composer avec de nouveaux acteurs, hackers, activistes, militants, citoyens lambda. Loin du mirage du “journalisme citoyen” (qui n’a jamais accouché de rien d’autre que de belles paroles évangélisatrices), il s’agit d’un nouveau paradigme dans lequel les sources prennent activement part au façonnement de l’information, et à sa diffusion. Ce glissement de la chaîne de l’information vers des marges jusqu’à présent considérées comme des seuls espaces de dialogue - et donc de commentaire - s’est traduit de manière flagrante lors du printemps arabe, et notamment en Tunisie, où Facebook est devenu le canal d’information principal. Avec plus d’un million d’inscrits sur le réseau social américain, soit un habitant sur dix, le pays a été le terrain privilégié d’une révolution alimentée par les réseaux. “Force de soutien opérationnel” selon certains observateurs, le site américain aurait directement contribué à la chute de Ben Ali. Attention à cette lecture : en juin 2009, dans le tumulte qui avait suivi la réélection du président iranien Mahmoud Ahmadinejad, la presse occidentale avait loué la “révolution Twitter”, du nom de cet outil de micro-blogging qui aurait permis de créer une nouvelle architecture de la contestation, libérée de la censure et de l’appareil d’État. A posteriori, ces analyses ont été beaucoup plus circonstanciées, notamment quand les premières études sérieuses et complètes ont prouvé que l’immense majorité des tweets à propos de la “révolution iranienne” avaient été postés par des membres de la diaspora, vivant aux États-Unis ou en Europe. La situation tunisienne est différente. Avec l’effritement du pouvoir benaliste, les réseaux sociaux, aux premier rang desquels Facebook, sont venus combler le vide informationnel créé par cet effacement de la parole officielle. Couplé à de puissants sites d’opposition comme Nawaat, ainsi qu’aux révélations de WikiLeaks sur l’état de corruption du régime, des groupes Facebook ont germé un peu partout, pour réclamer la démission de “Zaba”, pour poster des vidéos de manifestations, pour tenter de contourner “Ammar”, le surnom donné par les Tunisiens à la censure d’Internet coordonnée par l’État.

A ce titre, le tour de force qu’a failli réaliser l’appareil répressif tunisien entre Noël et le Nouvel An 2010 montre sa crainte vis-à-vis de Facebook. Comme l’écrit Jillian C. York, du Berkman Center d’Harvard, qui étudie l’impact d’Internet dans la démocratisation des pays en voie de développement, “les liens créés par Facebook sont beaucoup plus forts que ceux de Twitter. Vous ne faites pas que converser”. Pour empêcher cette “viralisation” et le renforcement de ces liens, “Ammar” était en train de voler les mots de passe de toute sa population, par le truchement d’un morceau de code malicieux destiné à piéger les opposants. Le mode opératoire est simple : avec l’appui des fournisseurs d’accès inféodés au pouvoir, les anti Ben Ali sont piégés par ce qu’on appelle un “key-logger”, un logiciel espion qui enregistre tout ce qu’ils frappent sur leur clavier. Y compris leurs mots de passe. Il faudra toute la réactivité des équipes techniques de Facebook pour stopper l’hémorragie. Devant ce nouveau rapport de forces en ligne, asymétrique qui plus est (un État contre le site le plus puissant du monde), on constate l’étape supplémentaire de la guerre de l’information. D’un outil de procrastination et de loisir, Facebook est devenu une chaîne d’information en continu. La comparaison n’est pas anodine, puisque la télévision aussi a su adopter les nouveaux habitus du Net pour maintenir le circuit de l’information dans des conditions précaires, et ainsi créer un mode “dégradé” de la révolution.

La répression échoue à faire taire les dissidents

Le 28 janvier, le gouvernement égyptien, effrayé par le passif tunisien, intime à ses fournisseurs d’accès à Internet l’ordre d’éteindre l’Internet, ou plus précisément, de couper le pays d’Internet. Conséquence directe, la population se cramponne à la télévision, et des millions de paires d’yeux se branchent sur Al-Jazeera English, qui diffuse les images en direct à la télévision et les retransmet au monde entier sur le web. En boucle, des images hallucinantes se sont succédées : on voit des manifestants stopper leur marche en avant pour effectuer leur prière du vendredi à quelques mètres seulement des forces de police ; on voit les chars entrer dans Le Caire ; on entend même les forces de sécurité frapper à la porte du studio cairote pour couper la retransmission.

La génération des baby-boomers en témoignera, la télévision donne bien souvent l’impression de vivre l’histoire en direct, comme à l’époque du premier pas de Neil Armstrong sur la Lune, en 1969. La couverture effectuée par la chaîne qatarie réveille ce sentiment, qu’on croyait réservé aux pages sépia des anthologies illustrées du petit écran. Dans un écosystème où l’exclusivité se dispute d’ordinaire à la propriété, elle a décidé de fournir une partie de ses images en Creative Commons, sous licence libre. Signe d’une activité hors norme, son site enregistre une hausse de fréquentation de 2 500%. Gênées aux entournures, les autorités égyptiennes vont jusqu’à tenter d’éteindre le signal en ordonnant la confiscation des accréditations de la chaîne.

Prises de court, les forces de police tentent de sécuriser le siège de la télévision nationale, où Hosni Moubarak a annoncé sa démission. En vain. Dans un climat de blackout généralisé, Al-Jazeera fait le travail de C-SPAN (l’abréviation de Cable-Satellite Public Affairs), la chaîne parlementaire américaine, publique et sans publicité, qui retransmet en continu les débats du Sénat et de la Chambre des représentants. Soit une certaine forme d’acquis sociale et de prise de participation dans la vie civile d’une nation.

Avec la tournure de la révolte égyptienne, la tentation est grande de récuser feu Gil-Scott Heron et sa saillie de 1970 contre les médias de masse (“The Revolution Will Not Be Televised”). Mais attention à l’emballement : la révolution n’est pas plus télévisée aujourd’hui au Caire qu’elle n’était tweetée hier à Tunis, Téhéran ou Chisinau. Al-Jazeera n’est “que” le véhicule d’une révolution dupliquée, répliquée, distribuée, disséminée, faxée. A y regarder de plus près, l’Egypte est le négatif presque intact de la Tunisie. Après l’immolation de Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid, les réseaux ont servi à donner de la profondeur à une télévision réduite aux clapotis en surface. Après les premières manifestations à Suez, Alexandrie ou Le Caire, cette même télévision permet de contourner le cheval de frise d’un Internet coupé.

Le plus remarquable dans l’exemple égyptien, c’est l’adaptation des usages, encore plus flagrante qu’en Tunisie. Par un jeu d’outils sophistiqués mais parfois simplissimes, les activistes numériques, dont les célèbres Anonymous, ont mis en place deux stratégies aussi antinomiques qu’elles sont complémentaires. D’un côté, ils ont privilégié la distribution de tracts, l’envoi de signaux en morse, le recours aux radios amateur, et même l’envoi par fax des mémos de WikiLeaks concernant l’Egypte. C’est la partie convexe, la plus saillante, qui ne cherche pas à se cacher mais tire la langue à la censure, parce qu’elle est lui offre précisément très peu de préhension. Aux premières heures de la contestation, certains allaient même jusqu’à invoquer un argument presque néo-luddite : “Ne vous appuyez pas sur les communications en ligne”.

De l’autre côté, loin d’appeler au bris des machines, les mêmes Anonymous fournissent aux Egyptiens le vade-mecum d’un Internet court-circuité : Tor, proxies, VPN, IP nues, ils fournissent toutes les indications pour échapper à la surveillance du web. A cela s’ajoutent plusieurs initiatives, comme celle de l’opérateur associatif français FDN (French Data Network), qui a ouvert un compte d’accès aux Egyptiens pour se connecter à partir de leur ligne fixe. En d’autres termes, les soutiens aux manifestants tentent d’organiser la résistance et la guérilla à l’aide de modems 56K, ceux-là mêmes qui ont façonné le “web 2.0” d’aujourd’hui. C’est la partie concave, tournée vers l’intérieur, presque vers l’arrière. C’est la réappropriation des principes du do-it-yourself anglo-saxon : Internet, comme la révolution, “fais-le, fais-là toi même”.

Qu’elle s’appelle WikiLeaks ou qu’elle trouve d’autres terminologies, qu’elle choisisse pour terrain les rues de Tunis ou les faubourgs du Caire, la révolution de l’information constatée ces six derniers mois (au-delà de la portée purement politique de ces soulèvements) n’a rien d’un heureux épiphénomène. Au contraire, cette rupture de la mission journalistique ressemble fort à un nouveau seuil de la normalité. Désormais, la presse doit accepter qu’elle ne préempte plus la sortie des informations, qu’elle n’est plus seule à en avoir la maîtrise. Ce nouveau circuit, et l’écosystème qui l’accompagne, sont encore perfectibles, et ne sauraient être pris pour argent comptant. Partout, les professionnels des médias doivent apprendre à créer ou recréer de nouvelles plateformes de dialogue avec leurs sources, parce que celles-ci sont de nouveau au coeur du processus d’information. Des voix se sont manifestées. Certaines, longtemps silencieuses, se sont fait entendre. Il y a fort à parier qu’elles ne se taisent pas.

Owni