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De l’immatériel énergivore à l’énergie sociale des réseaux de communication

lundi 1er août 2011, par Hervé Le Crosnier

Tandis que le printemps arabe semble avoir démontré l’utilité des nouvelles technologies en réseau en matière d’émancipation sociale, la société prend lentement conscience du caractère énergivore des "technologies de l’immatériel" : un récent rapport de l’ADEME montre par exemple que l’utilisation d’Internet représente 7% de la facture d’électricité des Français. Hervé Le Crosnier, maître de conférences à l’université de Caen où il enseigne les technologies de l’Internet, nous permet, à travers cet article, tout en saluant ces nouveaux réseaux sociaux, d’appréhender la problématique de leur empreinte matérielle. Sa recherche porte principalement sur les relations entre le développement conjoint de l’Internet et de la société, dans un double questionnement de l’organisation et de l’accès libre à l’information.

La première décennie de l’Internet a vu fleurir un langage imagé autour du virtuel, de l’immatériel, des communautés. Tous les mots tendaient à extraire le réseau et les activités qui s’y déroulaient du monde matériel, des contraintes technologiques et énergétiques tout comme des contraintes de la politique et de la vie commune. Ces discours provoquaient l’oubli des communautés de destin au nom des seules communautés de choix des réseaux sociaux numériques. Ils faisaient oublier l’infrastructure bien réelle et énergivore. Cette approche par l’immatériel voulait souligner l’égale opportunité offerte à tous de se distinguer et de devenir un « géant de l’internet » à la sortie du garage par la seule magie des idées. L’image des premiers serveurs de Google, fonctionnant à partir d’ordinateurs individuels de rebut interconnectés, mais directement branchés sur le miracle du réseau de Stanford est ici un résumé saisissant.

Mais chassez les contraintes écologiques par la porte, elle reviennent par la fenêtre. Une fois installés en champions de leurs secteurs, les grands vecteurs de l’internet deviennent avant tout des géants de l’industrie, achètent des terrains partout dans le monde pour construire leurs centres de données [1]. Condition prioritaire : disposer d’approvisionnement électrique, et d’eau pour le refroidissement. Ce qui impose souvent aux municipalités d’accueil de fournir ces services, de les négocier et de mettre parfois en danger leur ville pour accueillir ces représentants de la nouvelle industrie dominante. L’histoire se répète comme à chaque changement technologique majeur... mais les contraintes de l’informatique portent en germe une autre contradiction : la force de travail, une fois les centres de données construits, peut très souvent résider ailleurs, travailler à distance... L’investissement collectif ne suffit pas toujours à faire vivre ou revivre les régions d’accueil. Du moins sur le long terme. Car à court terme, il s’agit de construire des bâtiments industriels [2] ayant parfois la taille d’un ou deux stades de football, avec des conditions de sécurité exceptionnelles, et surtout une haute technologie environnementale. Entendez par là, la recherche de l’efficacité maximale pour réduire la consommation électrique (un poste financier majeur). Ce qui permet alors de générer des externalités positives : il s’agit d’intégrer dès la conception des bâtiments industriels des mesures drastiques pour limiter la quantité de chaleur produite. Les imaginations sont convoquées, depuis la volonté de créer des centres sans refroidissement... dans les pays à température faible, comme dans le nord de l’Europe, jusqu’à l’installation de serres [3] qui utilisent la chaleur produite par ces milliers d’ordinateurs travaillant en silence pour les internautes de toute la planète.

Verdir les centres de données : les stratégies de Facebook et Google

Comme toute industrie, celle des centres de données est jalouse des secrets de fabrication. Des milliers d’ingénieurs travaillent à réduire la consommation, à la fois en créant des bâtiments adaptés, pour limiter l’usage des climatiseurs, mais aussi en pilotant le démarrage des parties du centre de données en fonction de la charge. Une application typique de commande et contrôle par ordinateur, ici appliquée à la source même des consommations. Mais nous sommes également dans une industrie qui a su faire fructifier pour ses propres bénéfices l’ouverture des données. C’est dorénavant le choix de Facebook qui veut rendre publics les conceptions de son centre de données en cours de construction à Prineville, Oregon. Le Open Compute Project décrit ainsi les détails des racks, la taille des serveurs, et le mode d’alimentation [4]. Tout comme l’ouverture des informations et des logiciels est au cœur de l’activité des grands concurrents de l’internet, Facebook espère qu’en publiant ses spécifications, il saura créer autour de lui un « écosystème », suivant le terme à la mode, ce qui encouragera les fabricants à s’aligner sur ses propositions... faisant évidemment baisser les coûts pour Facebook.

Auparavant, le même centre de données de Prineville a été l’enjeu d’un conflit entre Facebook et Greenpeace. L’association écologiste a accusé Facebook de s’approvisionner auprès de PacificCorp, un distributeur d’électricité produite principalement par des centrales au charbon. Facebook s’est alors inquiété des sources d’énergie des centres de données utilisés par Greenpeace, et a trouvé que ceux-ci n’étaient guère plus « verts », du moins aux États-Unis. Le centre d’Amsterdam de Greenpeace, pour sa part, est approvisionné par Global Switch... qui achète des renewable energy certificates, un mécanisme financier qui n’existe pas en France pour compenser l’usage d’électricité à forte production de carbone. Une compensation économique qui serait trop importante pour un serveur comme celui de Facebook... qui joue alors sur d’autres arguments, en particulier sur le fait que l’implantation d’un serveur est liée aux conditions climatiques, pour un refroidissement sans climatiseurs.

Google a choisi une autre stratégie [5]. Il est en passe de devenir producteur d’électricité, par le rachat d’entreprises d’énergie verte (le solaire avec Bright Source Energy, qui construit un des plus grand parc solaire des États-Unis ; ou les agro-carburants [6] en prenant des parts dans CoolPlanetBioFuel, ou encore la géothermie avec AltaRock Energy ou Potter Drilling). Google finance aussi le projet Atlantic Wind Connection, qui doit mettre en place une infrastructure de réseau électrique et de plate-formes avec des turbines éoliennes le long de la côte est des États-Unis, entre 7 et 12 kilomètres des côtes [7]. Ce projet de grande ampleur n’en est qu’à ses premiers développements, mais il ressemble à la façon dont l’industrie de l’internet fonctionne : une idée nébuleuse, qui attire les investisseurs, qui repose sur l’acceptation des États... qui ne peuvent évidemment refuser aux maîtres des nouveaux médias. Mais pour vraiment comprendre les mécanismes économiques, il faut toujours garder l’idée que le marché principal est souvent sur un billard à trois bandes, à l’image du financement publicitaire de la « gratuité » des services internet. Ce marché de compensation, Google l’organise aussi au travers de sa filiale « Google Energy », qui a obtenu en février 2010 l’autorisation de participer au marché de l’électricité. Ce que consommeront les centres de données comme énergie carbonée sera compensée par les investissements en énergie renouvelable qui sera revendue ailleurs par la même filiale.

La nécessaire baisse des coûts des centres de données incite les fabricants de matériel à investir dans la recherche et développement. On peut en suivre la trace dans les nombreux brevets déposés, notamment par Google, HP ou IBM. Ainsi, Google, toujours lui, envisage de fabriquer des serveurs fonctionnant sur des barges, l’énergie de la mer produisant l’électricité nécessaire et assurant le refroidissement [8]. Là encore, il faut regarder au delà pour comprendre les stratégies : avec des barges marines, les données peuvent être conservées en dehors des eaux territoriales, laissant aux opérateurs les mains libres pour traiter des données sensibles, notamment personnelles et financières, des jeux, ou tout simplement échapper à l’impôt. Ajoutons la prise de contrôles de sociétés de câbles sous-marins et la connexion envisageable avec les plates-formes éoliennes offshore, et surtout leurs points de jonction avec les terres, et nous voyons se dessiner un projet non plus « au delà des mers », mais bien « sur la mer ». Le cyberespace cherche à couvrir le monde.

L’informatique fait augmenter la consommation d’électricité des ménages

La focalisation sur les consommations énergétiques des grands centres de données serait cependant dommageable si l’on veut envisager l’ensemble de l’empreinte énergétique de l’industrie informatique. C’est en effet du côté des postes des utilisateurs que l’usage d’énergie est le plus important : ils sont évidemment plus nombreux. Et ce sont bien eux qui font travailler les centres de données pour répondre aux questions, stocker les albums photos ou accéder à des vidéos en ligne.

Les domiciles se remplissent d’ordinateurs, de smartphones, de set-top-boxes et autres décodeurs, enregistreurs ou accès ADSL. Ces appareils fonctionnent en général en continu. Une récente étude évalue la consommation de ces appareils à trois milliards de dollars par an aux États-Unis, dont 66% serait gaspillée quand l’usager n’est pas connecté [9]. Quand un serveur propose une lecture ou un service, ce sont au final les usagers qui consomment la plus grande partie de l’énergie.

Or si les centres de données verdissent sous la double pression de l’image de marque des opérateurs de l’internet et des économies réalisées, nous en sommes encore loin pour les appareils des ménages, pour lesquels le prix d’achat reste le critère déterminant. Une contradiction que l’on retrouve fréquemment dès que l’on veut accélérer la conversion écologique.

Mais dans le même temps, il nous faut prendre en compte les opportunités nouvelles d’économie d’énergie qui sont rendues possibles par l’usage des technologies de l’information et de la communication. Au premier chef on trouve évidemment les déplacements, tant des individus pour rejoindre leur travail que les réunions et autres conférences, qui peuvent être réduits par l’usage des technologies. Si la visioconférence sur écran d’ordinateur reste peu agréable, on voit apparaître des « murs de téléprésence », qui permettent une image en « grandeur réelle », donnant une impression de proximité forte, et rendant plus faciles les échanges même en groupe. La baisse des coûts de cette technologie, la multiplication des entreprises capables de les installer va provoquer une demande accrue dans les grandes sociétés, pour les relations entre unités d’un groupe, mais aussi pour rendre plus efficace le travail dans des télécentres situés près des domiciles. L’isolement et l’absence d’une rupture entre le temps travaillé et le temps libre sont deux des critiques sociales à porter au télétravail. Or elles peuvent être grandement compensées dans les années qui viennent. Par l’aménagement de lieux spécifiques. De même, la logistique peut largement être rendue moins énergivore par l’utilisation des technologies... si toutefois des réglementations viennent imposer le bon usage du fret (limitant les voyages « à vide »).

Mais c’est sur l’usage du réseau électrique lui-même que les technologies du calcul peuvent agir pour compenser les coûts énergétiques propres à ces techniques. Les « compteurs intelligents » sont au cœur à la fois d’une opportunité de maîtriser la consommation électrique, par exemple en différant des usages pour éviter les pics de demande électrique, et d’une controverse qui porte sur deux niveaux : le contrôle sur les usages, et donc sur les personnes dans le cadre de la société de défiance généralisée que nous connaissons, et les prises de contrôle de l’approvisionnement électrique dans des opérations militaires ou terroristes, par des formes nouvelles de combats cybernétiques.

Ce dernier exemple nous montre que l’existence des grands réseaux informatiques fait émerger des conditions nouvelles pour (re)poser des questions fondamentales (droits du citoyens, liberté, mais aussi contraintes collectives, et séparation de l’administration des intérêts privés). Résumer les TIC à l’immatériel a été une approche qui a flatté les mouvances pour lesquelles la communication est synonyme de démocratie, dont font partie les écologistes. Retourner la veste aujourd’hui en ne voyant que la consommation des grands centres (on oublie toujours les « petites » consommations personnelles, même si cumulées elle deviennent majoritaires) serait tout aussi néfaste. Il s’agit au contraire d’imposer les principes d’économie d’énergie dans un secteur qui est prêt à l’accepter. Les pouvoirs publics gardent une large marge de manœuvre sur la certification des appareils domestiques. Les économies réalisables par un contrôle plus fin des périodes d’usage de l’électricité (pour l’éclairage comme pour l’information), la mobilisation tant à l’intérieur des entreprises, que dans la vie quotidienne peuvent changer des comportements. Mais cela ne sera possible qu’avec l’extension de la démocratie, du service public et l’apparition de nouveaux contre-pouvoirs susceptibles de contrôler les nouveaux acteurs de l’industrie de l’informatique et des réseaux.

Si l’informatique a pu si aisément s’imposer en moins d’une vingtaine d’années, c’est parce que les usagers en éprouvent le « désir », même si on peut mettre en cause le « besoin ». Ce désir est à la fois largement explicable et résistant à la rationalisation. La légèreté de « l’immatériel » signe l’envie d’en finir avec les temps contraints des médias, la possibilité de conserver des « réseaux sociaux » en dehors des rencontres directes, l’échange permanent, et même pour une frange la capacité de participer à des productions coopératives au service de tous (il n’y a pas de différence notable entre ce qui pousse un internaute à créer Wikipédia et les pratiques associatives et socio-culturelles traditionnelles). On sait que plus d’information ne suffit pas à changer le monde. Mais si de nouveaux corps intermédiaires (associations, structures publiques ou non, réseaux de solidarité, consommateurs,...) émergent qui peuvent imposer aux industriels du secteur des règles tant concernant la consommation énergétique que la protection des individus et leur droit à la vie privée, alors de nouveaux horizons peuvent s’ouvrir. Et l’internet peut alors constituer un outil majeur pour faire vivre ces nouvelles formes démocratiques, comme nous l’ont montré les activistes du Printemps arabe, ou les Indignés d’Europe du Sud.

Hervé Le Crosnier


[1Hervé Le Crosnier, A l’ère de l’informatique en nuages, Le Monde Diplomatique, Août 2008, http://www.monde-diplomatique.fr/20...

[2On pourra en avoir une idée en consultant les photos des dix plus grands centres de données du monde : Inside Ten of the World’s Largest Data Centers, David Vellante, Wikibon Blog, 25 mars 2010, http://wikibon.org/blog/inside-ten-...

[3Data Centers Heat Offices, Greenhouses, Pools, par Rich Miller, Datacenter Knowledge, 3 février 2010, http://www.datacenterknowledge.com/...

[4Facebook open sources its server, data center designs : Hardware fallout to follow, Larry Dignan, ZDNet, 7 avril 2011, http://www.zdnet.com/blog/btl/faceb...

[5Q&A : Google’s Green Energy Czar, par Jeffrey Marlow, Blogs du New York Times, 7 janvier 2010, http://green.blogs.nytimes.com/2010...

[6On ne se prononcera pas ici sur l’efficacité énergétique, ni sur les risques sociaux de ces carburants, le débat portant sur l’image « verte » de l’énergie ainsi produite et consommée... et donc sur le type de marché de compensation qui se met en place.

[7Offshore Wind Power Line Wins Backing, Matthew L. Wald, The New York Times, 12 octobre 2010, http://www.nytimes.com/2010/10/12/s...

[8Google Planning Offshore Data Barges, Rich Miller, Datacenter Knowledge, 6 septembre 2008, http://www.datacenterknowledge.com/...

[9Atop TV Sets, a Power Drain That Runs Nonstop, Elisabeth Rosenthal, The New York Times, 25 juin 2011, http://www.nytimes.com/2011/06/26/u...