Accueil > Les dossiers > De l’hiver-printemps 2011 à l’automne 2011, du n° 36 au 38 > N° 38 (automne/hiver 12) / Quelle(s) valeur(s) pour la biodiversité ? > Classique - Dave Foreman et Murray Bookchin

Classique - Dave Foreman et Murray Bookchin

jeudi 8 décembre 2011, par Dave Foreman, Murray Bookchin

Dave Foreman – […] Mon plus gros problème avec la gauche, bien sûr, est qu’elle n’est guère sensible aux problèmes de la nature, à la terre sauvage et à la vie sauvage. Notre société, notre civilisation, n’a aucun mandat divin ni droit pour paver, conquérir, développer, utiliser ou exploiter chaque centimètre carré de cette planète. Au mieux, la gauche, si elle accorde un tant soit peu d’attention à l’écologie, le fait de manière à protéger un bassin hydrographique pour une utilisation en aval d’ordre agricole, industriel et domestique. Elle le fait pour libérer notre esprit des tracas qui surviennent après une longue semaine passée dans une usine d’automobiles ou devant une console de visualisation. Elle le fait car elle préserve ainsi la possibilité d’extraire des ressources pour les futures générations d’êtres humains ou encore parce que quelque plante encore inconnue poussant à l’état sauvage pourrait fournir un remède contre le cancer. Elle le fait car la nature a une valeur d’instrument pour les êtres humains. La grande majorité des gens de gauche sont, encore aujourd’hui, incapables de voir le monde naturel comme partie intégrante du cercle de la vie et méritant en cela considération morale directe, indépendamment de toute valeur instrumentale réelle ou fictive pour la civilisation.
La plupart des gens de gauche luttent pour des buts écologiques, tels la protection de la nature sauvage et la diversité biologique, uniquement dans la mesure où nous pouvons atteindre un tel objectif sans affecter le "niveau de vie matérielle". La Terre est toujours reléguée au second plan, elle ne passe jamais en premier dans leur esprit. Beaucoup de gens de gauche sont des alliés incertains dans les luttes écologiques. Ce qui semble l’intérêt à court terme des êtres humains dans leur ensemble, ou d’un groupe défini d’êtres humains, ou encore d’individus particuliers, se fait parfois au détriment de la santé, à court ou à long terme, de la biosphère (et souvent même au détriment à long terme du véritable bien-être des êtres humains). La gauche, dans la mesure où elle refuse d’inciter les êtres humains à régler leur vie en harmonie avec la communauté de vie planétaire, fait tout autant que le reste partie du problème.
[...] La gauche attribue tous les problèmes de pénurie à une mauvaise répartition des richesses et à la vénalité de entreprises multinationales. Bien sûr, il y a beaucoup de vrai en cela. On doit surmonter une mauvaise répartition des richesses et des produits de première nécessité. Pourtant, même si ce problème était résolu, l’existence de cinq, sept, ou onze milliards d’êtres humains transformant le monde naturel en biens matériels et en nourriture poserait le problème de la survie de la société humaine. La majorité de la gauche ne comprend pas ce simple fait écologique.
Certains le comprennent, bien sûr. Les Verts [NDLR : le parti américain] ont fait de cette survie la pierre angulaire de leur politique. Pourtant, de mon point de vue, ce n’est pas suffisant. Pour moi, le problème n’est pas seulement de stabiliser la population humaine à un niveau biologiquement supportable par rapport à des niveaux équitables de consommation. Je crois que la valeur de la communauté écologique ne réside pas simplement dans sa capacité à approvisionner les humains. D’autres êtres, à la fois les animaux et les végétaux, et même ceux que l’on qualifie d’objets "inanimés", tels que les fleuves, les montagnes et les régions sauvages ont une valeur inhérente et vivent pour eux-mêmes, pas uniquement pour la commodité de l’espèce humaine. Ainsi, si nous prenons à cœur la création d’une société écologique, nous aurons besoin de trouver les moyens pour atteindre un niveau global de population tenant compte aussi bien de la prospérité des ours, tigres, éléphants, forêts tropicales et autres régions sauvages que de la nôtre.
Cela nécessitera, sans aucun doute, que nous diminuions notre niveau actuel de population qui, même si nous réussissions à vaincre la pauvreté et la mauvaise répartition, continuerait probablement à dévaster la diversité naturelle de la biosphère qui n’a cessé d’évoluer depuis 3,5 milliards d’années. Je souscris au principe de l’écologie profonde selon lequel "la prospérité de la vie et des cultures humaines est compatible avec une diminution substantielle de la population humaine et que la prospérité de la vie non humaine nécessite une telle diminution". La gauche est loin d’incorporer ce principe à sa pensée. Dans l’attente de ce moment, la gauche sera à la fois une bonne et une mauvaise chose pour le mouvement écologiste, offrant tour à tour perspicacité et illusions.
Je vois aussi des problèmes dans une grande partie du mode d’organisation de la gauche. De nombreux militants radicaux sont des gens austères, pleins de suffisance et dénués du sens de l’humour. Ils sont aussi parfois hyper-rationalistes. Comprenez-moi bien : la rationalité est un outil beau et utile, mais elle n’est que cela, un outil, une manière d’analyser les choses. La conscience intuitive et instinctive est aussi importante. On devient souvent plus instruit des vérités ultimes tranquillement installé dans la nature qu’en restant assis dans les bibliothèques à lire des livres. La lecture, l’engagement dans un discours logique, la compilation d’expériences et de chiffres sont nécessaires et importants mais ne sont pas les seules façons de comprendre le monde et de comprendre nos vies. De plus, il y a aussi cette vieille histoire selon laquelle la gauche constitue un peloton d’exécution. Ils se mettent en cercle et tirent vers l’intérieur. Je trouve malheureux qu’au lieu de se battre contre les George Bush et les Exxon, on trouve si souvent plus facile de se quereller avec des proches dont les prises de position coïncident plus ou moins avec les nôtres.
Au mieux, le style d’Earth First ! offre une ouverture en avant dont il serait sage que la gauche s’inspire. Nous ne nous rebellons pas contre le système parce que la vie nous laisse un goût d’amertume. Nous nous battons pour la beauté, pour la vie, pour la joie. Un jour dans la nature sauvage nous fait sauter de joie, nous sourions à une fleur, à un oiseau-mouche. Nous rions. Nous rions de nos adversaires et nous rions de nous-mêmes. Nous avons la volonté de laisser nos actions marquer les plus beaux points de notre philosophie plutôt que de débattre sans fin sur notre programme. Nous avons la volonté de nous y mettre maintenant, de faire des erreurs et d’apprendre par ce que nous faisons.
Tout bien considéré, je pense que ce dont nous avons besoin dans le mouvement d’écologie radicale c’est d’un respect plus sain de la diversité allié à la volonté d’apprendre de cette diversité. Il existe une perspective commune assez grande pour rassembler nos divers projets et priorités. J’accepte le fait d’avoir à apprendre de la gauche. Cependant, je crois également que la gauche peut apprendre de moi, d’Earth First ! et plus largement du mouvement pour la protection de l’environnement. Profitons mutuellement de notre expérience.

Murray Bookchin – […] La différence la plus insurmontable entre l’écologie sociale et la gauche traditionnelle est que la gauche traditionnelle tient pour établi, consciemment ou inconsciemment, que la "domination de la nature" est un impératif historique objectif. Dans la lignée de Marx, la plupart des hommes de gauche croient que la "domination de l’homme par l’homme" est, ou du moins était, un mal, inévitable historiquement, directement issu du besoin humain objectif de "dominer la nature". Libéraux, socio-démocrates, marxistes et même un certain nombre d’anarchistes classiques ont adopté ce point de vue dominant de notre civilisation moderne selon lequel le monde naturel est "aveugle", "muet", "cruel", "compétitif" et "mesquin". Ce qui me choque ici c’est l’idée selon laquelle l’humanité serait confrontée à une "altérité" hostile contre laquelle elle devrait opposer ses propres forces de labeur et de ruse avant de pouvoir s’élever au dessus du "domaine de la nécessité" pour atteindre un nouveau "domaine de la liberté".
C’est cette approche de la nature qui a permis à Marx de décrire le capitalisme comme une force progressiste de l’histoire. Pour Marx, le capitalisme a poussé les êtres humains au-delà de la "déification" de la nature et de la satisfaction des besoins dans des limites bien définies. Le capitalisme, selon beaucoup d’hommes de gauche aujourd’hui, qu’ils y pensent consciemment ou non, est la précondition historique à la libération de l’homme. Ne nous méprenons pas : Marx comme la plupart des théoriciens sociaux modernes, croyait que la liberté humaine nécessitait que le monde naturel devienne "simplement un objet pour le genre humain, purement une question d’utilité" soumis aux "exigences humaines".
Ce tableau idéologique dressé, il n’est pas surprenant que la plupart des gens de gauche ne s’intéressent réellement aux problèmes de protection de l’environnement seulement pour des raisons purement utilitaires. Ces gens de gauche supposent que l’intérêt que nous portons à la nature repose uniquement sur notre intérêt personnel plutôt que sur un sentiment de communauté de vie de manière à la fois unique et distincte. Il y a là une approche grossièrement instrumentale reflétant une aliénation mentale grave de nos sensibilités morales. Étant donné un tel argument, notre relation morale à la nature n’est ni bonne, ni mauvaise, à l’image de l’efficacité avec laquelle nous pillons le monde naturel sans en souffrir d’aucune façon.
Je rejette fondamentalement cette idée. L’écologie sociale offre une perspective libertaire de gauche qui ne souscrit pas à cette notion pernicieuse. Les écologistes sociaux appellent, au lieu de cela, à la création d’une société authentiquement écologique et au développement d’une sensibilité écologiste qui respecte profondément le monde naturel et la poussée créatrice de l’évolution naturelle. Nous ne sommes pas intéressés par la destruction du monde naturel et de l’évolution même si nous pouvions trouver des substituts synthétiques ou mécaniques "exploitables" ou "adéquats" aux formes de vie et aux relations écologiques existantes.
Les écologistes sociaux soutiennent, en se basant sur une évidence anthropologique digne d’attention, que l’approche moderne de la nature en tant "qu’altérité" hostile et mesquine est historiquement issue d’une reproduction des relations sociales hiérarchiques faussées envers elle. En clair, dans les sociétés tribales organiques, non hiérarchisées, la nature est habituellement considérée comme une source féconde de vie et de bien-être. En effet, elle est perçue comme un ensemble intégrant l’humanité. Cela produit une éthique de l’environnement bien différente de celle des sociétés hiérarchisées et stratifiées d’aujourd’hui. Cela explique pourquoi les écologistes sociaux mettent continuellement l’accent sur le besoin d’harmoniser de nouveau les relations sociales comme moyen fondamental de résoudre la crise écologique de manière profonde et durable. C’est un élément essentiel dans le rétablissement d’une relation éthique de complémentarité avec le monde non humain.
Et soyons bien clairs là-dessus : nous ne sommes pas simplement en train de parler de mettre fin à l’exploitation des classes, comme la plupart des marxistes le réclament, aussi important que ce soit. Nous sommes en train de parler de l’anéantissement de toutes les formes de hiérarchie et de domination dans toutes les sphères de la vie sociale. Bien sûr, la source immédiate de la crise écologique est le capitalisme mais à cela les écologistes sociaux ajoutent un problème profondément enfoui au cœur de notre civilisation : l’existence de hiérarchies et mentalité ou culture hiérarchiques précédent l’émergence des classes et de l’exploitation économique. Les féministes radicales de la première heure qui ont, dans les années 70, pour la première fois soulevé le problème du patriarcat l’ont bien compris. Nous avons beaucoup à apprendre de l’approche anti-hiérarchique du féminisme et de l’écologie sociale. Nous avons besoin de chercher dans des système institutionnalisés de coercition, de commande et d’obéissance qui existent aujourd’hui et qui ont précédé l’émergence des classes économiques. La hiérarchie n’est pas nécessairement motivée par l’économie. Nous devons regarder au-delà des formes économiques d’exploitation, vers des formes culturelles de domination existant au sein de la famille, entre générations, sexes, groupes raciaux et ethniques, dans toutes les institutions politiques, économiques et sociales et, de manière très significative, dans la façon dont nous appréhendons la réalité dans son ensemble, y compris la nature et les formes de vie non humaines.

Extrait de Quelle écologie radicale ? Écologie sociale et écologie profonde en débat, Ateliers de création libertaire, Lyon, 1994, p. 59-61 et 63-64.