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Le point de vue du rapporteur du CAS sur le coût de la biodiversité

Entretien avec Bernard Chevassus-au-Louis

jeudi 8 décembre 2011, par Bernard Chevassus-au-Louis, EcoRev’

Bernard Chevassus-au-Louis, qui fut notamment par le passé Président du Muséum National d’Histoire Naturelle et Directeur Général de l’INRA, a présidé un groupe de travail du CAS sur l’Approche économique de la biodiversité et des services liés aux écosystèmes, dont le rapport est paru en avril 2009.

EcoRev’ - Quand on parle de « valeur(s) de la biodiversité », de quelles valeurs parle-t-on ?

Bernard Chevassus-au-Louis - Un certain nombre de militants « historiques » de la nature contestent la démarche d’ « économisation » en lui opposant la nécessité de s’appuyer sur des arguments éthiques et esthétiques leur paraissant suffisamment forts. Ils distinguent ce qui est une valeur de ce qui a une valeur, cette dernière étant perçue comme une valeur d’utilité.

D’autres conceptions philosophiques (allemandes, par exemple) établissent au contraire une continuité entre des valeurs d’utilité et des valeurs éthiques ou métaphysiques, en situant respectivement les premières en bas de l’échelle (sans pour autant les considérer comme impies), et les secondes, en haut.

Les valeurs les plus sacrées ne sont-elles pas elles-mêmes sous-tendues par une fonction d’utilité généralisée, par un désir ?

J’ai pu constater dans divers cercles, et pas des moins environnementalistes (ONG, fédération de PNR, etc.), ce clivage entre des personnes rejetant, voire diabolisant la valorisation économique de la nature et d’autres, intéressées par ces démarches. D’un côté, les tenants d’une éthique essentialiste jugent que pour être bonne, une action doit être mue par de bonnes valeurs, tandis que de l’autre, les tenants d’une éthique conséquentialiste considèrent une action bonne si son résultat est bon, quels que soient les moyens utilisés.

Il s’agit aussi souvent de conserver, dans un monde dominé par la logique marchande, la nature comme dernier bastion à tenir à l’écart de la logique économique - ne pas « pactiser avec le diable ».

Ce débat me semble légitime. D’ailleurs dans le rapport du CAS nous avons pris les deux options. D’une part nous avons considéré qu’il était impossible de fixer une valeur à la biodiversité remarquable, celle-ci constituant une forme de « chef d’œuvre de la nature », inestimable, au même titre que les monuments historiques sont des chefs d’œuvre de l’homme et relèvent d’une logique patrimoniale. Dans ce cas, inutile de s’encombrer avec des évaluations. En revanche, la biodiversité ordinaire, insuffisamment voire non considérée, nous a semblé utilement valorisée par l’attribution pour le moins d’une valeur économique minimale, basée sur l’évaluation des services rendus par cette biodiversité à la société (et non sur les préférences révélées par des enquêtes, sachant que les gens ont bien souvent une perception imprécise et insuffisante de l’intérêt de la biodiversité). Cela dit, nous sommes bien conscients, ce faisant, de sous-estimer la valeur de cette biodiversité banale : les services rendus à la santé humaine ou encore les services de régulation (protection vis-à-vis des crues…) n’ont pas été pris en compte, faute d’évaluation robuste.

Concrètement, qui porte ces valeurs dans vos domaines d’activité ?

Je constate que les forestiers portent particulièrement l’idée d’une « économisation » des valeurs de la forêt, tandis que le monde agricole, par exemple, me semble plus hésitant, notamment du fait d’un souhait de ne pas voir les agriculteurs assimilés à des « jardiniers de la nature ». Comme je l’ai déjà dit, certains défenseurs de l’environnement portent également cette démarche. C’est du côté des sciences sociales, et en particulier de la philosophie et de l’anthropologie, qu’on rencontre le plus d’hostilité vis-à-vis de la traduction économique de la valeur de la biodiversité.
Certains redoutent que le simple fait de mesurer ces valeurs ne conduise à des échanges marchands. Pourtant, la justice qui depuis longtemps monétarise des dommages corporels ou autres, n’a pas pour autant induit de marchés. De fait, la biodiversité s’échange déjà aujourd’hui, mais à valeur nulle puisqu’elle n’est pas prise en compte dans les projets d’aménagement.
Certains préconisent d’utiliser l’équivalence écologique plutôt que de monétariser la nature. Cela me semble en effet possible dans le cas de compensations écologiques locales. Mais, de même que la monnaie dans l’antiquité s’est substituée au troc (basé sur des unités de valeur implicites et partagées) dès que les échanges ont été différés dans le temps ou élargis dans l’espace, si on souhaite cumuler à grande échelle des zones naturelles par exemple pour construire des corridors dans l’optique de trames vertes ou bleues, la monétarisation sera plus pratique que l’équivalence écologique.

Dans quelle mesure peut-on traduire en termes économiques la valeur des services rendus par la biodiversité ? Est-on capable, avant de parler économie, de quantifier exhaustivement l’ensemble de ces services ?

Comme on l’a vu précédemment, on est certain de sous-évaluer puisqu’on ne quantifie effectivement pas avec robustesse l’ensemble des services ; les services se prêtent plus ou moins bien à ce type d’estimations. Il me semble important en tout état de cause d’insister sur le fait que le passage par les services est une variable d’interface qui mesure un flux contingent à un contexte dans le temps et dans l’espace. La valeur obtenue dépend en particulier du nombre d’usagers d’un service donné, mais aussi du niveau de rareté de ce service. Il ne faudrait pas considérer qu’évaluer les services écosystémiques revient à diagnostiquer l’état des écosystèmes : évaluer le service de pollinisation rendu par les abeilles ne nous apprend rien sur le risque d’extinction dont elles sont éventuellement menacées. Le prix mesure finalement aussi une quantité d’information (ce qui vaut pour tous les biens : par exemple le prix d’une grande œuvre d’art varie énormément selon l’information sur l’authenticité de la signature du peintre). A l’inverse, la valeur des services peut constituer une mesure de la capacité des défenseurs de l’environnement à faire passer les messages dans la société !
Je voudrais ajouter qu’un autre écueil dans ces évaluations est qu’on raisonne en « tout ou rien », en évaluant par exemple un service à travers la perte induite par sa disparition. Il faudrait réussir à être plus fin en construisant des courbes de réponse, qui posent la question de la linéarité des processus.

Par ailleurs, pour des questions de linéarité également, une fois qu’on a évalué des valeurs de références rapportées à une unité de surface, par exemple, il est délicat de procéder à des agglomérations à grande échelle. Il faudrait pour cela recourir à des fonctions d’élasticité car les prix augmenteront à l’évidence au fur et à mesure que les surfaces concernées se réduiront.

Se pose, enfin, la question de comptabiliser les stocks, en plus des flux qui peuvent plus facilement être approchés : dès lors qu’une ressource est renouvelable (par exemple, la pêche), il n’y a pas de lien direct entre stock et flux. La rémunération du stock (par exemple rémunérer des forêts pour le carbone qu’elles stockent dans les arbres et dans le sol en partant du principe que si ce carbone était relâché cela provoquerait une nuisance) n’est pas une question simple.

Sur la base de votre observation du débat décisionnel, dans quelle mesure une traduction économique a-t-elle déjà et/ou peut conduire à une meilleure prise en compte de la biodiversité ? À quelles conditions ? Ou au contraire, a-t-elle conduit et/ou peut-elle conduire à des décisions inadaptées ? Pourquoi ?

Pour le moment, le moins qu’on puisse dire à la suite du rapport du CAS est que ça ne s’ébranle pas vite ! Ce rapport, paru il y a 2 ans, préconisait par exemple de mener une réflexion sur la transformation des valeurs estimatives de certains services en valeurs de référence globales à des échelles de l’ordre du département, sur la base de procédures délibératives à définir (pour leur assurer une légitimité sociale). Rien n’a bougé jusqu’alors. Seuls les forestiers semblent s’être efficacement emparés de la démarche de traduction économique. Certaines ONG veulent apparemment en tirer des arguments pour alimenter un fonds de capitalisation écologique qui prélèverait une redevance basée sur des processus de destruction (par exemple sur le transport : une taxe sur un billet de train…).

Pour ce qui concerne les risques liés à la monétarisation de la nature, j’en perçois quatre :
– un risque de sous-estimation de ces valeurs (c’est pourquoi nous avons insisté sur le fait que les valeurs de référence produites étaient minimales), par rapport auquel on peut recourir à des valeurs tutélaires, fruits de compromis socio-politiques
– le risque que se développent des marchés non régulés : en cas de marché, il faudrait absolument une autorité de régulation (une « Agence de la nature » qui autoriserait les transactions et fixerait les montants) indépendante des opérateurs, quitte à se rapprocher de l’expérience du système judiciaire (des « juges de l’équivalence écologique ») pour éviter de céder à la pression des lobbies.
– le risque d’une marginalisation liée à une rente : on peut imaginer que des forestiers ou des agriculteurs vertueux bénéficiant de paiement pour services environnementaux s’appuient sur cette rente à tel point que quand elle cesse ils soient fragilisés en termes de compétitivité. Une réponse par rapport à cela pourrait être de recourir à une dotation en capital unique assorti de servitudes environnementales liées au sol, à durée plus ou moins limitée.
– enfin un autre danger est le renchérissement du foncier lié au paiement pour services environnementaux.

En quoi l’argumentaire économique permet-il de modifier les rapports de force qui prévalent aujourd’hui dans la destruction de la biodiversité ?

Il ne faut pas être dupe : les situations dans lesquelles le gain économique marchand est très élevé ne vont pas être bouleversées. En revanche, dès lors qu’un aménagement par exemple présente une rentabilité un peu douteuse (une portion d’autoroute qui permettrait de gagner un peu de temps…), cette logique peut permettre au rapport de force de s’inverser. Mais il faudrait, pour cela, mettre en place une Agence dédiée, à l’exemple de l’Ademe, sur la base d’une ressource (le conservatoire du littoral par exemple a su trouver sa ressource en taxant les bateaux de plus de 9 mètres même s’il ne s’agit pas du cœur de leur problématique…), qui pourrait se monter à 500 M €/an d’après nos estimations. Cela correspondrait pour donner un ordre de grandeur à une augmentation très marginale de la TVA (de 18,6 à 18,66% !) ou de l’impôt foncier. Je pense que « si on veut on peut » mais on se heurte actuellement au dogme du plafonnement de la fiscalité totale.

Voyez-vous une alternative crédible à l’économisation de la valeur donnée à la biodiversité ? Comment faudrait-il avancer sur la reconnaissance et la prise en compte des valeurs de la nature ? Qui est concerné en priorité ?

Encore une fois je ne pense pas qu’il faille considérer la défense des valeurs éthiques comme une alternative à l’ « économisation ». Il faut à la fois défendre la première et faire augmenter la seconde. Par ailleurs, les questions de nature portent sur des temps très longs (par exemple 300 ans si on considère l’érosion qui, 100 fois plus rapide que la pédogénèse, menace de faire disparaître la croûte de sol que nous cultivons !) sur lesquels l’économie est impuissante (même à moyen terme, les questions de taux d’actualisation et d’augmentation de la valeur des actifs naturels sont délicates !). Il s’agit alors de débats entre les technophiles, persuadés que l’homme trouvera toujours une solution technique pour résoudre le problème, et ceux qui voient le problème de manière plus dubitative…

Propos recueillis par Sarah Feuillette