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De la prévention des guerres préventives

avril 2003, par David Berrué

Il ne suffit pas de refuser la guerre, il faut lui trouver des alternatives. Pour David Berrué, membre du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN), il est illusoire de penser en finir avec les dictatures et les réseaux terroristes sans rapport de force. Selon lui, les propositions franco-allemandes en faveur d’un "désarmement pacifique" de l’Irak pouvaient peut-être permettre d’éviter la guerre, certainement pas de créer les conditions de la paix avec Saddam Hussein et son régime. C’est moins entre le régime irakien et les forces états-uniennes qu’un déploiement de "boucliers humains" se justifiait, qu’entre la population irakienne et les services de sécurité inféodés à leur chef…

Penser que frapper l’Irak puisse y favoriser la démocratie est illusoire et hypocrite. La paix, pas plus que la démocratie, ne s’importe ni ne se parachute. La guerre permet sans doute de gagner certaines batailles, jamais elle ne construit durablement la paix. La paix se gagne sur le terrain de la société civile, en s’appuyant sur les réseaux locaux de citoyens engagés pour la justice et le droit ou en favorisant leur émergence. Personne ne s’en sera soucié pour l’Irak. Personne ne s’en sera donné les moyens.
Face à la détermination guerrière des américains, une autre stratégie d’intervention était pourtant envisageable. L’objectif n’était plus seulement le désarmement mais la démocratisation de l’Irak, dont acte. Dans la logique des propositions franco-allemandes visant au renforcement du dispositif d’inspection, l’installation en Irak d’une importante présence internationale, non armée, pouvait changer la configuration du conflit. Après les manifestations du 15 février et les retournements diplomatiques les ayant soit accompagnées soit précédées, l’environnement international s’y prêtait.

Bagdad, en effet, avait accepté la présence d’inspecteurs chargés de vérifier son désarmement. Pourquoi ne pas leur avoir associé des représentants des Nations unies chargés d’agir en faveur de la démocratie et du respect des droits humains ? Le déploiement de Casques bleus était improbable, mais des volontaires désarmés ne s’apparentaient ni à une "déclaration de guerre" ni à une "force d’occupation". L’Irak, en quête du statut de victime internationale numéro un, pouvait difficilement s’opposer à la présence, sur son territoire, d’une force d’intervention civile lui offrant la garantie de ne pas subir de frappes…
En plus de la commission d’enquête des inspecteurs, l’ONU aurait alors piloté différentes missions d’études, dans tout le pays. D’abord sur des thèmes consensuels, comme le niveau sanitaire de la population ; puis sur des sujets plus sensibles, comme le droit des minorités et la situation générale des droits humains. Ce travail aurait ouvert la voie à l’identification des organisations irakiennes œuvrant en faveur de changements sociaux non-violents. Aux activistes les plus menacés et à leur demande, un accompagnement physique visible et sans équivoque aurait été assuré, afin de sécuriser l’espace politique nécessaire à leur action. Les volontaires onusiens auraient ensuite pu prendre l’initiative d’une vaste campagne de consultations, de forums, de débats publics, sur l’avenir de la région. De tels "états généraux" auraient invité les forces vives irakiennes - mouvements de défense des droits humains, organisations de travailleurs, communautés religieuses, étudiants, associations de femmes… - à recouvrer leur liberté de parole et à s’affranchir de la peur de la répression. La popularité réelle du régime, à l’aune des doléances des Irakiens en matière de droit, de justice, de liberté d’expression, serait sans doute apparue plus clairement.
Une telle stratégie aurait permis de créer, autant que possible, un terrain favorable à l’éclosion d’un appareil institutionnel remettant au cœur de la société irakienne une gouvernance civile et politique, représentative, et démocratique. Plutôt que d’exhorter, de façon irresponsable, la population à renverser son tyran pour ensuite l’abandonner à elle-même, il aurait cette fois été question de lui en donner les moyens- les moyens concrets et, qui plus est, pacifiques. Renforcer la capacité d’un peuple à s’organiser en société civile, c’est aussi prévenir les risques d’épuration incontrôlée le jour où le régime bascule. Et plutôt que de focaliser, comme c’est le cas avec l’action armée, sur des interlocuteurs militarisés - dont l’organisation est nécessairement hiérarchisée, le fonctionnement secret et la sociologie masculine - l’implication de toutes les composantes de la population irakienne dans le règlement de la crise aurait rendue plus crédible le projet de stabilisation de la région.

Des expériences d’intervention civile en font la démonstration dans de nombreuses régions du monde : il est possible d’agir sans arme pour la paix. Par la mise en œuvre de missions d’observation, d’interposition, de protection, de médiation ou d’information, des volontaires, formés et entraînés, peuvent être utiles à la diminution des menaces qui pèsent sur les populations. La plupart du temps à l’initiative d’ONG, ces missions encouragent et soutiennent des processus de résolution politique des conflits depuis une vingtaine d’années. Des missions civiles onusiennes ont été organisées à plusieurs reprises au demeurant, comme au Salvador en 1991 (ONUSAL), au Cambodge en 1992 (APRONUC), en Haïti en 1993 (MICIVIH), au Kosovo en 1999 (KVM), dans le cadre d’opérations de surveillance d’accords de cessez-le-feu et d’observation des droits humains. L’Assemblée générale et la Commission des droits de l’Homme des Nations unies demandent d’ailleurs le déploiement d’observateurs en Irak depuis 1993, comme le rappelait un communiqué d’Amnesty International, le 6 mars dernier. "Le déploiement d’observateurs des Nations unies pourrait contribuer de manière significative à répondre aux préoccupations relatives aux droits humains en Irak, peut-on y lire, qu’une action militaire soit menée ou non dans le pays. (…) Ces observateurs chercheraient à assurer la protection de la population en s’adressant aux autorités de manière préventive. Ils veilleraient aussi à obtenir la mise en place de garanties durables en matière de droits humains, notamment par une réforme de la législation, des pratiques et des institutions, et à promouvoir l’ensemble des droits fondamentaux.""Le Conseil de sécurité a reconnu l’importance du rôle joué par de tels observateurs dans d’autres pays",précise Irène Khan, secrétaire générale d’Amnesty, "Il est temps qu’il en fasse autant pour l’Irak".
Les conditions d’une intervention civile dans le golfe persique étaient-elles réunies ? Avant de se résigner à la guerre, les experts appropriés auraient au moins pu mettre la question à l’ordre du jour d’un conseil de sécurité, en lien avec les ONG actives en matière de protection des droits humains dans des zones de conflit ou de forte répression. Cela aurait permis une nouvelle lecture du rapport de force engagé avec l’Irak et une réévaluation des risques que la communauté internationaleétait prête à affronter pour sauvegarder "la paix et la sécurité du monde". Depuis 1991, ni l’option militaire ni l’embargo n’ont permis d’exercer sur le régime irakien la pression nécessaire à son désarmement et à sa démocratisation. N’était-il pas temps d’en tirer les leçons et d’oser proposer une solution alternative viable ?
La chute est rude. Faut-il désormais souhaiter que les Etats-Unis atteignent rapidement leurs objectifs et que la guerre soit courte ? Ou au contraire qu’ils s’enlisent - s’ensablent -, prouvant par là qu’il ne fallait pas y aller, pas de cette façon ? Une victoire militaire des américains risque de les encourager à récidiver en Libye, en Syrie, en Iran, en Corée du Nord… Que la guerre se prolonge, à l’inverse, et c’est surtout le peuple irakien qui en fera les frais…

A l’heure où le monde redécouvre que la guerre tue, il serait urgent de découvrir que la résolution non-violente des conflits, cela existe - et ça se tente. "Prendre au piège" de la recherche d’une "solution politique" tant Georges W. Bush - contraint de tenir compte du Conseil de sécurité - que Saddam Hussein - sommé de coopérer avec les représentants des Nations-Unies - devait être tenté jusqu’au bout. Cela n’était certes pas sans risque, cela pouvait échouer, et il n’y avait pas de résultat garanti. Cependant la guerre, avant même d’avoir commencée, n’était-elle pas déjà un "constat d’échec" ?

Compte tenu du "tout militaire" états-unien, l’Europe a aujourd’hui un rôle crucial à jouer. Dans le monde de l’après-guerre froide et de l’après-11septembre, le choix ne doit plus être celui d’un camp ou d’un axe, mais celui de modes d’action respectueux des valeurs du droit et de la démocratie. L’enjeu en vaut la peine. Au Moyen-Orient, sortir des logiques d’ingérence exclusivement militaire ne bénéficierait pas qu’aux Irakiens… Puisse la diplomatie française en particulier, sans attendre et forte de sa spectaculaire résurrection, s’intéresser maintenant au conflit israélo-palestinien - l’autre urgence dans la région.


Écrit le 30 mars 2003