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Le consommateur, acteur de la régulation de l’économie capitaliste de marché

juin 2003, par Pascal Canfin

Pascal Canfin est le coordinateur du guide "La consommation citoyenne" publié en mars 2003 par Alternatives Economiques, et directeur de la Société Coopérative d’Intérêt Collectif Atkeli qui porte le projet de Maison de la consommation citoyenne à Paris. Il argumente dans cet article en faveur d’une réévaluation du rôle des consommateurs dans la régulation de l’économie capitaliste de marché et relie cette nouvelle forme d’engagement aux valeurs de l’écologie politique.

Dans la (courte) histoire de l’écologie politique, la question de l’acteur économique du changement social reste assez largement inexplorée. Depuis plus d’un siècle et demi, la pensée politique de la gauche n’a pas remis en cause la tradition marxiste pour qui l’acteur, principal voire exclusif, de la contestation du capitalisme est le " prolétaire " (ou le travailleur). La social-démocratie s’inscrit dans cet héritage. Le " salarié " y est également l’acteur fondamental du changement social et de la régulation du capitalisme. L’objet de cet article est de rappeler en quoi cet acteur est aujourd’hui en crise, ce que des penseurs de l’écologie analysent depuis les années 70, et de proposer une figure de substitution dans une perspective d’écologie politique. Nous verrons dans quelle mesure le consommateur, entendu comme une figure collective organisée [1], peut occuper la place, essentielle, d’acteur économique du changement social.

Pourquoi le marxisme a-t-il érigé le travailleur en figure primordiale de la lutte et fait des usines le lieu de l’organisation de la contestation ?

La première raison est liée à l’état de l’économie au moment où Marx écrit. Il a sous les yeux la transformation du travail humain en facteur de production échangé sur un marché dans le cadre d’un contrat salarié. A cette époque, l’intégration du consommateur dans le cycle capitaliste n’était pas encore perceptible. Au milieu du XIXème siècle, l’autoconsommation est encore massivement répandue. Le marché des biens et services concerne le plus souvent des produits dits de " luxe ". Ce n’est qu’à partir de la toute fin du XIXème siècle que s’est développée la consommation comme fonction économique intégrée à la reproduction du capital.

Parallèlement à cette cause historique, coexistent deux explications théoriques rattachées pour l’une à la " valeur-travail " et pour l’autre à la " lutte des classes ".

Tant au niveau de l’analyse économique que des soubassements moraux, la « valeur-travail » imprègne les œuvres marxistes et, plus largement, socialistes. On sait que Marx emprunte à l’économiste classique Ricardo la théorie selon laquelle la valeur d’une marchandise dépend du travail accumulé qu’elle intègre. Poussant plus loin le raisonnement, Marx s’efforce de démontrer que seul le travail humain - par opposition au travail des machines - est source de plus-value pour l’entrepreneur capitaliste. Dès lors, il fixe les termes du combat historique qu’il dévoile : réduire le taux de plus-value extirpé au travail humain salarié dans l’entreprise capitaliste.
La théorie de la valeur-travail s’impose également sur le plan moral. Nombre de penseurs socialistes ou réformistes du XIXème siècle, de Proudhon à Saint Simon, ont dénoncé le désœuvrement comme une oisiveté dangereuse. Le travail - salarié ou non - est porté au rang d’impératif moral de réalisation de l’humanité.

Quant à la théorie de la lutte des classes, elle fixe le statut de prolétaire comme la caractéristique déterminante de l’ouvrier " concret ". Toute autre qualité, celle de consommateur ou même de citoyen, doit être minorée. C’est pourquoi, dès le XIXème siècle les " socialistes scientifiques ", comme Jules Guèdes en France se sont farouchement opposés au développement des coopératives de consommateurs, mouvement porté notamment par Charles Gide, en leur reprochant de détourner les ouvriers de leur conscience de classe et de leur mission historique.

Or, le travailleur est aujourd’hui très largement affaibli comme acteur économique du changement social. Le sous-emploi massif et durable, la flexibilité croissante, la généralisation de la précarité, les délocalisations, etc. sont autant d’éléments qui limitent les capacités de mobilisation et d’influence des salariés du secteur privé.

Les conséquences du chômage de masse sur les comportements des salariés ont fait l’objet de nombreuses analyses. Marx déjà évoquait le pouvoir anesthésiant pour les revendications des travailleurs de cette " armée de réserve " qui attend aux portes des usines. Même si le contexte a changé, la réalité demeure et pèse sur la capacité des salariés à être porteurs d’un rapport de force vecteur du changement social.

Une autre dynamique structurante, plus récente celle là, est la prise de contrôle de l’entreprise par les marchés financiers. Elle tend à transformer les entreprises en de purs actifs financiers devant dégager une rentabilité comparable à celle des placements. Des ONG comme ATTAC dénoncent cette évolution et en soulignent les conséquences dans l’organisation concrète du travail (" licenciements boursiers ", etc.).

Nous voulons insister sur deux aspects moins éclairés par le débat. Le premier est la tertiarisation de l’économie. Plus de 70 % de l’emploi et de la " valeur ajoutée " sont créés par le secteur des services. Or, les services n’étant, par définition, pas stockables, ils doivent être proposés en présence du client. C’est lui qui donne le rythme de l’ensemble du processus d’organisation et de réalisation de la prestation. La variable d’ajustement dominante n’est plus le stock, comme dans la production industrielle, mais le travail humain. La prestation de service étant inséparable du salarié qui l’effectue, toute souplesse exigée par le consommateur se traduit en flexibilité pour le personnel. De plus, dans les services, le " coût du travail " représente une composante plus importante que dans l’industrie du prix de vente final. La pression sur les salaires est donc constante tant que le consommateur recherche le prix le plus bas possible. C’est cette double réalité (flexibilité et bas salaires) que vivent chaque jour les salarié(e)s des services (commerce, transport, services au personnes, etc.).

La seconde est liée à l’émergence dans les pays occidentaux dits " développés " d’un nouveau rapport de force, d’un nouveau clivage structuré autour de la mobilité. Luc Boltanski et Eve Chapiello l’ont longuement analysé dans leur ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme dans lequel ils démontrent que " la mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité " [2]. Ce qui différencie le " grand " et le " petit ", ou " l’exploiteur " et " l’exploité ", deux catégories utilisées par Luc Boltanski et Eve Chapiello, est l’écart de positionnement sur l’échelle de la mobilité. Le " grand " est celui qui se déplace, qui est capable, à la fois, de mobiliser à son profit les ressources d’un lieu, et de le quitter pour monter ailleurs un autre projet. Or, " l’immobilité des uns est nécessaire à la mobilité des autres " [3]. En effet, le " grand " peut se déplacer avec facilité parce qu’il possède la certitude que des " mandants " sur place font fonctionner son projet. Si tous se déplaçaient, aucun projet ne pourrait se réaliser car personne ne veillerait à son fonctionnement quotidien. Mais cette immobilité n’est pas récompensée. Lorsque le " grand " s’envole pour un autre projet (fermeture d’usines pourtant rentables, délocalisations, réduction d’effectif suite à une fusion, etc.), que reste-t-il aux " petits " ? Leur participation en tant " qu’immobiles flexibles " a conforté leur immobilité puisqu’ils n’ont acquis aucune ressource supplémentaire de mobilité, aucun lien nouveau, se contentant de reproduire ceux existants avec le " grand " en place, de lui servir de " doublure ". Une fois le grand parti, l’exploitation s’arrête et commence l’exclusion, c’est-à-dire l’incapacité de s’allier à un nouveau " grand ", faute d’être " employable ". Le " petit " disparaît alors peu à peu en rompant les liens qui le rattache au " grand " (chômage de longue durée, etc.).

Ce rapport de force est organisé autour de la maîtrise de la mobilité, capacité à changer rapidement de projets et de lieux, et à s’appuyer sur la " flexibilité immobile " des autres pour assurer sa réussite.

Or, dans ce contexte, les acteurs économiques les moins bien lotis sont les salariés. Toute mobilité interfère directement sur des choix de vie difficilement réversibles (mobilité géographique, passage à temps partiel, nouvelle orientation professionnelle, etc.). De plus, elle se réalise très souvent sous la contrainte des entreprises. Les salariés ne seront jamais assez flexibles aux yeux des employeurs, le salarié idéal ne constituant qu’un pur facteur de production sans vie personnelle. Détenteur de sa " force de travail " qu’il échange contre de la monnaie, le salarié possède l’instrument le moins mobile de tous … lui-même !

Au total, l’entreprise est placée sous la double dépendance croissante du retour sur investissement exigé par les actionnaires (marchés financiers) et de la satisfaction des demandes des consommateurs (marchés des biens et services). Cette situation a pour conséquence directe d’accroître le degré d’exploitation, c’est-à-dire l’écart entre le niveau de contribution et le montant de la rétribution, des " travailleurs ", à qui l’on demande toujours plus de responsabilisation et de souplesse tout en limitant leur rémunération et en remettant en cause les garanties attachées au salariat.

Dès lors, il est indispensable de rechercher un nouvel acteur économique du changement social. Un acteur disposant de ressources d’influence sur le système économique tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Plusieurs raisons nous amènent à penser que le consommateur est le mieux placé pour occuper cette fonction, à condition bien entendu qu’il en prenne conscience et que cela s’inscrive dans une action politique globale.

La première est que le consommateur, en tant qu’acteur économique collectif, doté de ressources d’action sur le système, est favorisé par les évolutions structurantes mentionnées ci-dessus. La tertiarisation renforce sont poids vis-à-vis des entreprises ; son positionnement sur l’échelle de la mobilité est élevé car, contrairement aux salariés, ses choix sont très aisément réversibles et peu impliquants.

La deuxième raison est la position occupée par le consommateur au sein du cycle de reproduction du capital. La finalité du capitalisme est la reproduction du capital additionné d’une plus-value. Contrairement aux économies pré-capitalistes rythmées par le triptyque marchandises / monnaie / marchandises, le mécanisme à l’œuvre au sein du capitalisme est le cycle : capital monétaire / capital physique / production de marchandises / vente sur le marché / profit / reproduction du capital et plus-value. Depuis plus de deux siècles, le capitalisme contrôle presque parfaitement les deux premières conditions de sa reproduction : la possession du capital monétaire et la transformation du travail et de la terre en productions échangées sur un marché. A l’inverse, la dernière étape, l’achat par le consommateur des biens et services produits, demeure son point faible dans la mesure où les conditions de renouvellement du capital sont entre les mains de la majorité. C’est la " la fragilité démocratique " du capitalisme qui dépense, pour la masquer, des sommes colossales en publicité et en marketing [4].

Le consommateur constitue un acteur collectif doté de ressources suffisantes pour devenir un élément de la régulation de l’économie capitaliste de marché. Mais encore faut-il que le politique se saisisse de cette capacité. De la même manière que depuis plus d’un siècle, la lutte politique de la gauche a largement porté sur la reconnaissance et la prise en charge collective des épreuves liées au travail (droit du travail, protection sociale, représentation syndicale dans l’entreprise, droit de grève, etc.), un enjeu majeur des luttes à venir est la reconnaissance collective des épreuves liées à la consommation.

L’action politique intervient ici à deux niveaux :
– sensibiliser les consommateurs pour en faire des acteurs responsables : les consommateurs sont aujourd’hui très largement inconscients des conséquences de leurs préférences et de leurs actes sur l’ensemble de l’organisation économique. Choisir les produits les moins chers dans une grande surface a un impact direct sur les salaires versés, le prix payés aux fournisseurs, les conditions environnementales et sociales de production, etc. Or, la pression des multinationales, les déluges publicitaires, les grands distributeurs, et l’absence quasi-totale de contre-discours politique sur ce sujet limitent fortement la sensibilisation des consommateurs à ces problématiques. Pourtant, les enquêtes d’opinion montrent une préférence " sur le papier " pour des produits respectueux de l’environnement, réalisés dans des conditions sociales conformes aux conventions de l’Organisation Internationale du Travail, issu du commerce équitable, etc. Mais rien n’encourage aujourd’hui le consommateur à passer à l’acte. Car cette forme " d’engagement " est ignorée par le politique, et relève du niveau individuel.

– faire de l’acte de consommation individuel un élément d’un comportement collectif. Depuis deux siècles, la gauche a intégré que les comportements économiques d’épargne et de consommation relevaient du champ de l’individu, et que le politique concernait la citoyenneté (combat pour le droit de vote, pour la reconnaissance de droits divers, etc.) et les combats menés sur les lieux de production ou au nom de la défense des salariés. La " consommation citoyenne " invite justement à élargir le champ du politique et à s’interroger sur les formes de reconnaissance collective d’une action politique passant par la consommation (label social reconnu par les pouvoirs publics, TVA différenciée sur les produits du commerce équitable, déduction fiscale pour certains types de consommation, etc.).

Promouvoir l’idée d’une régulation par le consommateur ne revient en aucun cas à nier le politique mais au contraire à l’élargir et à lui donner une nouvelle dimension. C’est une modification importante qui s’inscrit pleinement dans les principes de l’écologie politique.

A titre d’exemple, citons :
– la responsabilité individuelle : contre les grands systèmes étatiques de prise en charge et de contrainte, l’écologie politique affirme la capacité d’action de la société civile, les droits de la personne et son corollaire, sa responsabilité.

– l’imbrication de l’économique dans le politique : donner du sens à l’acte de consommation, c’est montrer que l’économie n’est pas (seulement) du ressort du calcul rationnel individuel, mais relève d’un ensemble de valeurs collectivement choisies.

– la nécessité de l’action collective : la reconnaissance collective des épreuves liées à la consommation ne peut se faire sans recourir à la puissance normative de l’Etat mais n’a de sens que si les citoyens s’en saisissent.

– le respect d’un monde ouvert : la " consommation citoyenne " n’implique pas une fermeture des frontières ou des conflits entre nations, mais instaure, au contraire, une régulation sur des principes liés au respect des impératifs sociaux et environnementaux du développement durable.

– la limitation de la discrimination par le revenu : certes, une marge de la population est exclue de la consommation, et les produits issus du commerce équitable ou de l’agriculture biologique sont encore aujourd’hui réservés aux classes moyennes. Néanmoins, dans les sociétés occidentales, le statut de consommateur est le mieux partagé, et bien moins excluant que le travail, l’épargne ou même le vote.

Faire du consommateur un acteur collectif organisé et conscient de son rôle en matière de régulation de l’économie dans un sens conforme aux impératifs sociaux et environnementaux du développement durable, c’est attaquer le système économique de l’intérieur et par son " talon d’Achille ", la nécessité vitale pour le capital que les biens et services produits soient achetés par le plus grand nombre.

Un tel programme constitue, à nos yeux, une promesse de reprise en main de l’économie par une forme innovante et réaliste de démocratie participative vivante.


[1L’expression « le » consommateur ne doit être prise dans sa conception individualisante du consommateur isolé mais au contraire comme une approche collective des consommateurs organisés.

[2L. Boltanski et E. Chapiello, Le nouvel Esprit du capitalisme, 2000, p. 456, Gallimard, Paris

[3Idem, p. 446.

[4Voir article sur la résistance à la publicité dans ce dossier.