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La science aveugle
Michel Schiff, Sang de la Terre, 2003
juin 2003, par
L’auteur est un ancien chercheur du CNRS. Il nous livre un tour d’horizon de toutes les bonnes raisons de critiquer le scientisme et son discours triomphaliste, trop souvent contredit par les faits. Ceci l’amène à revisiter de nombreux cas récents, de la mémoire de l’eau (cf. Michel Schiff, Un cas de censure dans la science : l’affaire de la mémoire de l’eau, Ed. Albin Michel, 1994) au tabou de la reconnaissance de l’échec de la stratégie de lutte contre le cancer, et son corollaire : la négation de la progression de l’incidence du cancer. Il aura fallu l’annonce du plan cancer pour que cette réalité soigneusement cachée soit évoquée publiquement, comme si cela avait été toujours le cas, une attitude orwellienne évoquée dans le livre et fréquemment rencontrée au cours du développement des sciences [1]. Il évoque aussi des cas plus anciens, moins connus, et néanmoins riches d’enseignement… sans pour autant être enseignés, "amnésie" caractéristique du scientisme ! Il cite par exemple le cas de Semmelweiss, ce médecin hongrois qui au 19e siècle avait trouvé une cause majeure de la mortalité des femmes en couches : le fait que les médecins passaient des salles de dissection aux salles d’accouchement, à la différence des sages-femmes. Les mesures d’hygiène qu’il avait préconisées avaient fait ensuite chuter la mortalité. Cela ne l’empêcha pas d’être en butte aux attaques des autres médecins au point d’en perdre la raison. Il démontre que la question n’est pas nouvelle et que de tout temps la tendance a été de faire fonctionner la science comme une religion et le milieu scientifique comme une église, avec ses cardinaux pour fixer la doctrine, ses curés pour la propager, et ses inquisiteurs pour réprimer les hérétiques le cas échéant. "C’est impossible, donc ça n’existe pas" est réaffirmé avec constance à toutes les époques. Au lieu d’escamoter les contradictions en déclarant que certaines observations sont impossibles, il vaudrait mieux, plaide Michel Schiff, considérer ces contradictions comme des indices que quelque chose d’important échappe aux théories scientifiques en cours. "Avant l’avènement de la mécanique quantique, personne ne pouvait soupçonner le lien unissant des phénomènes aussi disparates que la radioactivité, le rayonnement du corps noir et la classification de Mendeleïev... Anomalies de toutes les disciplines, unissez-vous !". Le cas de l’homéopathie échappe aux principes fondamentaux de la chimie ? Est ce que ce n’est pas ces fondements qu’il faut remettre en cause ? Son analyse est particulièrement intéressante dans le domaine du risque, quand il démontre que la communauté scientifique répugne à faire des erreurs de type I ( prendre pour vrai ce qui est en fait faux : vous décidez de faire comme si le danger était réel alors qu’il est fictif), alors que, du point de vue de la société, seules les erreurs de type II comptent (prendre pour faux ce qui est vrai : vous décidez de faire comme si le danger est fictif, alors qu’il est réel). Il pointe les dérives de la démarche statistique trop souvent opposée au mouvement associatif confronté au problème d’un excès de cas de cancer par exemple ("Faut-il organiser une étude impeccable permettant de comparer de façon significative à partir de deux groupes d’enfants tirés au sort, la moyenne des Chaperons rouges mangés parmi ceux qui auront, soit traversé la forêt, soit évité la forêt ?"). Il démontre aussi que la marchandisation de la science a aggravé le phénomène et rappelle opportunément que l’industrie pharmaceutique dépense 4 fois le budget de l’Inserm en promotion de ses produits, sans pour autant avoir obtenu de succès notoire dans un problème majeur de santé publique comme le cancer. Les investissements ne se font généralement pas là où est la demande sociale, mais là où il existe des perspectives de profit. Du point de vue des perspectives, le livre est moins percutant et peut même apparaître comme relativement pessimiste sur la probabilité que les choses puissent évoluer, alors qu’elles ont déjà considérablement changé, suivant en cela la société. Ce n’est pas un hasard si la crise de l’amiante a pu éclater, il y a quelques années, alors que les faits étaient évidents depuis longtemps, comme le rappelle opportunément une citation de Selikoff de 1973, même si évidemment la prise de conscience a été tardive. La différence, c’est qu’existe aujourd’hui une association des victimes de l’amiante. Preuve en est aussi le discrédit des académies, qui fait que 4 députés peuvent se permettre de demander une commission d’enquête sur celles-ci, situation inimaginable il y a quelques années encore. Le fait qu’elles se prononcent contre le principe de précaution apparaît comme un combat d’arrière-garde. Ce principe, que Michel Schiff considère comme moins important que le principe de confrontation, représente pourtant un changement majeur référentiel par rapport aux décennies précédentes. Les sociétés développées ne sont plus exactement celles du temps de Semmelweiss. Même si les lanceurs d’alerte peuvent se retrouver mis en accusation avec les mêmes procédés inquisitoriaux, cela passe moins inaperçu et la science n’a jamais été autant mise en question que depuis le mensonge éhonté du nuage de Tchernobyl. L’irruption de la démocratie en science est un phénomène nouveau. Pour Michel Schiff, la solution est dans la pluralité des pratiques et des pensées. La pensée unique du réductionnisme, voilà l’ennemi ! En appelant à une action citoyenne pour "gérer l’incertitude en associant démocratie et expertise", ce livre pourra contribuer utilement au phénomène d’appropriation des questions scientifiques par la société.
[1] Dans son roman 1984, Orwell décrit une société où on réécrit les journaux du passé afin d’expliquer que la vérité d’aujourd’hui a toujours été la même.