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Les frontières tsiganes de l’Europe
octobre 2003, par
Le prochain élargissement de l’Union va mettre en pleine lumière la présence primordiale des Roms et des Tsiganes en Europe. Cette présence impose plus que jamais de remettre en cause la manière dont l’Europe construit ses frontières, et de décrocher la citoyenneté européenne de l’appartenance à l’un des Etats membres. A l’opposé du traitement infligé aux Roms en France ces derniers mois, l’existence même de ces peuples requiert donc de remettre en chantier le projet d’une démocratie européenne.
Les frontières de l’Europe sont géographiquement indéfinissables et historiquement indéterminables. Politiquement, elles sont évolutives…
Les frontières de l’Europe sont "mobiles", mais en un sens complexe, comme quand il s’agit de définir la mobilité tsigane : bien plus culturelle que nomade.
Dire d’une frontière qu’elle est mobile revient alors à dire qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une barrière administrative nécessairement provisoire.
L’Europe en construction est sans frontières véritables. Lui en fixer la tue. L’Europe politique ne peut cesser de croître. La délimiter la réduit à n’être qu’une addition d’Etats-nations : six, neuf, douze, quinze, vingt-cinq en 2004, peut-être vingt-sept en 2007… L’augmentation du nombre des Etats constituant l’Union européenne ne crée pas l’Europe ; elle n’en démontre que l’infinitude !
Les Roms et Tsiganes se déclarent à la fois "nation sans territoire" et "peuple européen". Les dix à douze millions de Roms - indénombrables mais point innombrables - qui sont, depuis plus d’un demi millénaire, installés en Europe (bien que présents aussi, en bien moins grand nombre, sur les autres continents), revendiquent d’être, en Europe, partout chez eux, non par principe, mais par pratique.
Cette prétention nous interpelle !
Et cette interpellation tsigane pose des questions politiques ! Où sont nos frontières européennes ?
Si les Roms de Roumanie sont européens, ils auront été européens avant que la Roumanie ne devienne européenne ! A moins que l’européanité des Tsiganes roumains ne soit l’une des conditions de l’européanité de la Roumanie… La présence de Roms de Roumanie dans quelques Etats de l’actuelle Union européenne prend alors un tout autre sens…
Si les Roms des Balkans sont européens, particulièrement ceux qui manipulent déjà l’euro comme monnaie du pays où ils vivent (par exemple au Kosovo !) et alors même que ces pays sont encore loin d’entrer dans l’Union européenne, n’est-ce pas une façon de dire qu’il est des frontières floues ou incertaines (entre la Serbie-Monténégro et l’Albanie, ou entre la Grèce et la Macédoine, notamment) ?
Si les Roms musulmans de Bulgarie, si proches des Roms de Turquie, sont européens, faut-il comprendre qu’ils seront, dès 2007, porteurs de l’espoir d’une partie des Turcs voulant entrer prochainement dans l’Union, et même, sont-ils déjà l’une des manifestations de la dimension musulmane de l’Europe depuis des siècles ?
Si les Roms orthodoxes d’Ukraine sont européens, doit-on considérer que l’étape suivante du processus politique engagé peut amener l’Ukraine dans l’Union européenne ? Plus largement ne faut-il pas concevoir l’Europe politique à l’image du Conseil de l’Europe, comprenant un vaste vivier de 45 Etats membres, l’Union européenne n’en constituant plus que la forme économique et administrative la plus achevée, la composante politique la mieux compatible de ce grand ensemble ?
Si les Roms d’Europe, enfin, se découvrent européens sans se penser d’abord citoyens de l’un des Etats membres qui donnent accès à la citoyenneté européenne, faut-il considérer qu’il est possible d’enjamber la citoyenneté nationale pour se définir européen ?
Penser les frontières de l’Europe à l’examen des questions que pose la répartition des Roms et Tsiganes en Europe peut apparaître dérisoire compte tenu du maigre intérêt porté par les grandes instances politiques à l’égard de cette minorité dispersée, sans territoire et, à première vue, sans moyens de pression.
En réalité, nul n’ignore qu’à moins de retomber dans des politiques eugénistes, exterminatrices ou assimilationnistes que l’histoire a déjà condamnées, l’Europe ne se fera pas sans les Roms et, partout où sont les Roms, se pose et ne cessera de se poser la question de l’Europe et singulièrement celle de ses frontières !
Ainsi, vouloir l’Europe sans y intégrer les Balkans devient, au moment où se prépare l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union, un non-sens (que le conflit qui s’était ouvert dans l’ex-Yougoslavie n’excuse plus, maintenant que des Etats membres de l’Union sont présents, au sein de la KAFOR, notamment en Bosnie ou au Kosovo…).
On objectera qu’il n’est déjà pas si simple de fonctionner à vingt-cinq et que l’Europe ne peut se faire à marche forcée, mais précisément, c’est l’élargissement qui s’effectuera en 2004 qui va impliquer de revoir des périmètres frontaliers qui cessent d’être pertinents, s’ils l’ont jamais été.
Partout où, sur notre continent, vivent les Roms et Tsiganes existe une perspective européenne, et sans s’appesantir sur la définition gaullienne de l’Europe "de l’Atlantique à l’Oural", il est inévitable d’articuler la part occidentale de la Russie avec l’Europe. A qui l’aurait oublié, une enclave russe, celle de Kaliningrad qu’aucun Etat européen n’ose revendiquer, rappelle que la Russie a un pied en Europe, présente qu’elle est dans l’ex-capitale de la Prusse, Königsberg, la ville que n’a pratiquement jamais quittée Emmanuel Kant (ce philosophe qui, de la rotondité de la Terre, induisait l’inéluctabilité de l’hospitalité universelle et de la paix perpétuelle) !
Si le pragmatisme politique contraint de procéder par étapes, jamais le regard ne doit quitter l’horizon de la réalité et les véritables frontières de l’Europe sont, nous le savons depuis longtemps, des limes, des zones, des espaces souples, en fin de compte non bornables en dépit de toutes les douanes et polices d’Etat. Il ne serait point si difficile de "se coltiner les frontières", comme nous le conseille Etienne Balibar, si elles constituaient des lignes et des délimitations une bonne fois repérées ! L’autorité internationale ne suffit plus à fixer des frontières qui sont des marges dont la largeur fluctue (où est la Moldavie, tant à l’Est qu’à l’Ouest ?), ou que ne respectent pas les peuples qui résident dans ces bordures d’Etat plusieurs fois déplacées ou constamment remises en causes (quel est l’espace européen de Chypre ?).
Ces mouvances non seulement font penser aux incertitudes tsiganes qui font de l’en commun une réalité culturelle et non la propriété d’un sol à gérer, mais elles donnent de l’organisation politique des sociétés une approche moins mécaniste, moins national-étatique, moins "bornée", moins enfermée dans une définition close, frontalière et territorialisée.
L’Europe, sous cet éclairage, ne peut être enfermée dans des limites. Elle est un projet. Elle est un projet précisément sans limites. Elle est, dit Derrida, le projet de la démocratie elle-même.
La démocratie implique une participation effective à la détermination des choix de la vie en commun. Et voici qu’est venu le temps d’effectuer ces choix à l’échelle de l’Europe. Pas à plus grande échelle : à plus fine échelle ! Pas en noyant les décisions dans un ensemble plus vaste, mais en prenant ces décisions au niveau le plus adéquat. Une Europe non démocratique n’aurait pas plus de sens qu’une eau sèche.
Jacques Derrida et, avec lui, bien avant lui, Paul Valéry, ont rappelé ce rôle lumineux et très ambigu, éclairant et dangereux de l’Europe, cap de l’Asie qui s’est voulu "chef" ou tête de ce monde en quête d’une res publica pour l’ensemble de l’humanité. Cette problématique des Lumières apportées au reste de l’humanité, et dont ont été expérimentées la dynamique généreuse ainsi que la virulence destructrice, ne peut plus s’imposer sur l’ensemble de la planète par la force et ceux qui le pensent encore, qu’ils soient résidents en Europe ou venus de l’Europe, se contredisent eux-mêmes !
Est-ce une nouvelle utopie philosophique, une "utopie nomade" pour reprendre la belle formule de René Schérer, que celle de tous les citoyens qui se donnent comme patrie commune non plus un lieu parmi d’autres, mais l’espace et le temps communs donnés à vivre ? La seule mondialisation possible, possible parce que pensable, est cosmopolite et universelle : voici revenue en pleine actualité la parole d’Emmanuel Kant qui s’évertuait à démontrer que, parce que la Terre est ronde et donc limitée, nous n’aurons d’autre choix que d’y pratiquer la paix.
L’Europe est sans frontières non seulement parce qu’elle n’est pas délimitable mais parce que c’est la Terre elle-même qui n’est plus sans limites… Sur une sphère, les conquêtes sont vaines et les frontières toujours repoussables, indéfiniment, pour en revenir toujours au point d’où l’on est parti ! L’Europe est sans frontières parce que le monde n’en a plus !
S’il est une Europe sans frontière, ce ne peut être celle que se réservent les ayant-droit mais celle que recherchent les "ayant-rien". Le désir d’Europe à l’Est de l’Europe est un désir de survie.
L’Europe sans frontières à laquelle aspirent non seulement les dix ou douze nouveaux membres sur le point d’accéder à l’Union, mais les peuples qui l’encerclent (ou qui la "bordent"), cette Europe n’est point l’Europe des nations-Etats. C’est l’Europe des peuples pensés comme des nations non-ethniques. C’est l’Europe des diversités non cloisonnées, l’Europe des pluralités.
L’Europe des "sans", des "sans de tout acabit", dont les Roms et Tsiganes ne constituent que l’une des figures bien identifiée, cette Europe-là découvre une Europe sans frontières qui n’est pas sienne et lui reste impénétrable. L’Europe des marchés et des marchandises est sans frontières, mais l’Europe des "sans" (sans avoir, sans pouvoir, sans savoir, sans toit, sans papiers, etc.) rencontre des frontières physiques maintenues.
Le débat politique central de la prochaine campagne des élections européennes historiques qui vont, en juin 2004, permettre à des peuples entiers de s’exprimer ensemble pour désigner les membres de la même assemblée, ne portera pas sur la continuation ou l’interruption du processus politique européen ; il portera sur la possibilité de construire l’Europe sans l’inféoder à l’économie libérale.
Les Roms et Tsiganes d’Europe, qui vont faire une entrée importante et remarquée dans l’Union européenne, compte tenu de leur poids démographique au sein des populations nouvelles venues, vont obliger les plus attentifs des acteurs de ce débat à prendre en considération, dans le nouveau contexte européen, les questions relatives à la misère, aux différences, à la liberté de circuler et à la citoyenneté.
A chaque fois, c’est de frontières à dépasser qu’il sera question : frontières sociales, frontières ethniques, frontières territoriales et frontières institutionnelles.
L’Europe libérale serait une Europe ségrégative : les citoyens modestes n’y adhéreront pas. L’Europe inter-étatique continuée serait l’Europe perdurante des Etats-nations : la diversité culturelle de l’Europe n’y trouvera pas son compte et les conflits ethniques ressurgiraient. L’Europe-forteresse, protégée à l’intérieur comme à l’extérieur, serait une Europe sur la défensive et dominée par la contrainte : l’initiative, la rencontre, la culture, les langues, bref la vie s’en trouveraient bridées et l’attachement à l’Europe s’effriterait. Enfin, l’Europe constitutionnelle, si elle n’est que le plus petit dénominateur commun entre les Etats, sans qu’un saut qualitatif se produise, empêcherait au lieu de la promouvoir la citoyenneté européenne, qui peut et doit dépasser les citoyennetés nationales au lieu d’en dépendre.