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Le potentiel subversif du logiciel libre comme mode de production

2000, par Jérôme Gleizes

Le système d’exploitation Linux, principal représentant des logiciels libres connaît actuellement un succès médiatique et financier. Il compte vingt millions d’utilisateurs. Cette réussite pourrait annoncer l’émergence, aux interstices de l’économie capitaliste, d’un nouveau modèle productif coopératif.
6 ans après la première publication de ce texte, les hypothèses de la puissance du mode de production du logiciel libre se sont confirmées. Il garde toute son actualité au point que le débat entre les entreprises productrices de logiciels propriétaires comme Microsoft et le monde du logiciel libre s’est aujourd’hui reporté de la viabilité des hypothèses à leur contestation à travers la brevetabilité du logiciel. Une grande bataille parlementaire a été menée au parlement européen entre les tenants des deux camps pour introduire la brevetabilité du logiciel comme aux Etats-Unis mais elle s’est terminée par un statu-quo.

Comment analyser l’essor fulgurant du logiciel libre ? Le produit d’un marketing à la recherche de nouveautés, une nouvelle forme d’exploitation du travail intellectuel ou comme nous le pensons la mise en place d’un nouveau mode de production coopératif antinomique avec l’actuel mode de production hiérarchique ?

Quelques repères et définitions

Le logiciel est un bien d’information particulier qui dans nos économies de plus en plus informatisées, prend une place prépondérante. Un bien d’information est un ensemble de données numérisables, codées sous forme d’une série de 0 ou de 1 (livre, musique, etc.). Il a pour propriété d’être coûteux à produire mais peu à reproduire.

Un logiciel est l’ensemble d’instructions données à un ordinateur ou à toute machine électronique, écrit dans un langage de programmation. Derrière le terme logiciel libre, deux niveaux se confondent : le code source qui est la liste d’instructions du programmeur et la forme exécutable, dite compilée qui constitue le programme lui-même pour l’utilisateur. Dans nos sociétés industrialisées, un logiciel est un produit essentiel ; il est présent dans tous les processus de production mais aussi dans tous les moments quotidiens de nos vies. Le logiciel ne permet pas uniquement d’écrire ce texte mais aussi de prendre le métro, de recevoir des images, etc.
Un logiciel libre (free software) est un logiciel fourni avec son code source (i.e. son programme), donnant le droit à toute personne de l’utiliser, le copier, le modifier librement et le distribuer (y compris dans ses versions modifiées). Il peut être commercialisé dans une version exécutable mais il est toujours possible d’obtenir le code source et souvent, il est disponible gratuitement par téléchargement depuis un site Internet ou par copie d’un CD-ROM. Il doit être distingué du logiciel gratuit (freeware) qui ne fournit pas les sources. Au logiciel libre, on oppose le logiciel propriétaire, c’est-à-dire un logiciel dont les sources sont cachées ou un logiciel qui ne peut être modifié sans l’accord du propriétaire initial. Ce logiciel peut être gratuit comme Internet Explorer.

Parmi les logiciels, on distingue deux catégories :

- Le système d’exploitation, qui est l’élément central d’un ordinateur, permet son utilisation et la gestion des périphériques. Il se compose d’un noyau auquel sont associés des compilateurs, des éditeurs, des formateurs de texte, des logiciels de courrier, etc. L’écriture d’un système d’exploitation complet est un travail essentiel dans le logiciel libre pour conserver liberté et autonomie face aux logiciels propriétaires.

- Les logiciels d’application destinés à l’utilisateur (traitements de texte, tableurs, jeux, etc.)

Linux ou plus exactement GNU/linux est le système d’exploitation libre le plus utilisé dans le monde. Il s’adapte à tout matériel informatique (Mac, PC, Amiga, Sun, etc.). Le concept de logiciel libre a été inventé dans les années 80 par Richard Stallman [1]. Durant cette période, il lance le projet GNU et programme la majeure partie des fonctions du système d’exploitation. Mais, il manquait encore le noyau. Celui-ci a été développé par un finlandais, Linus Torvalds, d’où le nom de GNU-Linux.

De l’opportunité d’une protection juridique

Toute l’intelligence du projet GNU repose sur la formalisation juridique du logiciel libre par Richard Stallman. Avant lui existaient déjà des logiciels libres mais très souvent, au bout d’un certain temps, le code source était privatisé et le logiciel, marchandisé. Afin de s’opposer au brevetage des logiciels, il a détourné la notion de copyright en inventant le concept juridique de copyleft. Pour Richard Stallman, ce qui importe avant tout, c’est défendre la liberté laissée aux utilisateurs de pouvoir garder leur autonomie en laissant la possibilité d’utiliser le logiciel que l’on désire, en modifiant le programme à son goût et surtout en interdisant à quiconque de s’approprier le travail d’autrui.

Pour ce faire, des licences spécifiques ont été crées : la GPL (General Public License), licence qui spécifie les conditions de distribution des logiciels et la LGPL (Library General Public License) pour les bibliothèques de sous-programmes. Ces licences sont basées sur le principe du droit d’auteur (copyright) mais donnent ensuite l’autorisation légale de dupliquer, distribuer et/ou modifier le logiciel (notion de copyleft). Il existe cependant des licences de logiciel libre qui n’interdisent pas la privatisation et la fermeture des codes des versions modifiées (licence BSD). Dans ce cas-là, le logiciel se rapproche de la catégorie des logiciels du domaine public. A la différence d’un programme du domaine public, un programme libre peut appartenir à ses auteurs (copyright) mais en aucun cas, ses auteurs et ceux qui vont l’acquérir ne peuvent refuser la diffusion des codes sources initiaux et ceux des versions successives (copyleft).

La coopération comme base d’un nouveau paradigme productif

Le succès du logiciel libre ne vient pas uniquement de son faible prix mais surtout de son efficacité. A ce jour, toutes les études montrent la supériorité comme système d’exploitation de GNU/linux sur Windows NT. La principale limite mais qui tend à se résorber se situe au niveau de l’interface graphique et des logiciels d’application. De même, nous pouvons citer comme autre réussite le serveur libre Apache qui détient aujourd’hui plus de 50 % du marché des serveurs Internet tout en étant plus facile à installer que ses concurrents propriétaires.

La coopération est au cœur de l’efficacité du logiciel libre. La disponibilité du code permet à chacun de corriger les bogues mais aussi d’ajouter des fonctions dans un processus interactif permanent. Internet permet cette diffusion et devient un instrument autonome aux mains de communautés en réseau [2], ceux que Richard Stallman dénomme les hackers qui, loin d’être uniquement des pirates informatiques, sont de véritables innovateurs. Mais le réseau permet aussi aux non-programmeurs de s’exprimer en testant les logiciels et en indiquant les erreurs. Ainsi comme le disent Aris Papathéodorou et Laurent Moineau dans Multitudes "ce qui circule via les lignes téléphoniques (par le mail, les listes de diffusion dans les newsgroups) est bien plus qu’une somme de simples données académiques : la communication électronique devient le vecteur d’agrégation de microcommunautés d’intérêts, de coopération sur des projets communs". Ou encore : "le développement du procès coopératif de production du logiciel libre autour du système GNU/Linux - avec son fort contenu d’innovation, sans pour autant se faire hors de la dynamique de production capitaliste, met en œuvre des forces sociales qui se déterminent dans une large mesure en dehors des seuls mécanismes de l’économie. La circulation des savoirs, l’identification collective à une éthique du partage cognitif, les pratiques de création collectives en réseau, ou les tentatives de "moralisation" du rapport marchand, etc. suggèrent bien que nous sommes en présence de sujets sociaux hybrides, acteurs d’une formidable embolie productive, mais aussi acteurs d’une véritable mobilisation pour la conquête de nouveaux droits."

Une coopération subversive...

Au sein de l’économie capitaliste émerge ainsi le nouveau modèle productif du logiciel libre, construit autour d’un rejet de l’appropriation privée des sources de l’innovation et de l’affirmation de la coopération. Il n’est pas anecdotique de rappeler des événements récents comme l’ouverture du code du logiciel de Conception Assistée par Ordinateur de Matra, l’utilisation d’ordinateurs sous systèmes GNU-Linux pour faire les effets spéciaux du film Titanic ou encore la décision d’IBM d’installer du logiciel libre sur ses ordinateurs. Des entreprises capitalistes sont ainsi obligées pour des raisons diverses d’abandonner leurs droits de propriétés si elles veulent continuer à croître. Mais alors, elles abandonnent aussi une partie de leur pouvoir à la communauté des informaticiens et indirectement à l’ensemble de l’humanité.

...toujours remise en question ou détournée...

Actuellement, nous assistons à un détournement de plus en plus important de la philosophie du logiciel libre par l’introduction de nouvelles licences (Netscape Public Licence, Mozilla Public Licence, etc.), chacune essayant de restreindre les possibilités de modification.
La bataille du logiciel libre n’est donc pas gagnée d’avance. De nombreux dangers existent, en particulier celui de la brevetabilité du code source. Tout comme pour le code génétique, les firmes transnationales essayent de privatiser le code afin d’empêcher toute innovation ou du moins de les garder sous leur emprise. Certaines comme Sun essayent de privatiser le langage de programmation lui-même. C’est comme si une société essayait de privatiser les quatre pierres du code génétique que sont l’adénine, la thymine, la guanine, et la cytosine. D’autres essayent de privatiser les protocoles de communication, comme si on voulait privatiser le mécanisme de réplication de l’ADN, et l’ARN, lui-même.
Le grand danger est donc la privatisation de la connaissance à travers une extension de la propriété intellectuelle. Sous prétexte de préserver les droits moraux des innovateurs, on sclérose tout mécanisme de recherche. Le logiciel doit être au contraire analysé comme un bien public universel, c’est-à-dire un bien appropriable par tous, tout comme le sont théoriquement l’eau, l’air, les savoirs, etc. Il est universel car sa genèse tout comme son usage est mondial. Tout le monde à la possibilité de l’améliorer, le produire mais aussi de l’utiliser.

...surtout par les sociétés productrices de logiciels propriétaires

Le logiciel est une interface entre la production matérielle et la production immatérielle ; les deux restent intrinsèquement liées même si la valeur de la première diminue. Ainsi, en 20 ans, le hardware a été supplanté par le software. Microsoft a dépassé IBM qui a commis l’erreur au début des années 80 de ne pas voir l’importance du système d’exploitation. Il a permis à Microsoft en déléguant tous ses droits sur les logiciels de se constituer une rente de situation. Une fois le système d’exploitation MS-DOS écrit, le profit a été maximal (égal quasiment au montant des ventes puisque le coût de copie est faible), augmentant régulièrement au rythme de la croissance des ventes de micro-ordinateurs.
Mais cette situation monopolistique est intenable. Elle s’oppose au développement du logiciel libre, pourtant moins coûteux et plus efficace. Une nouvelle fois, le capitalisme ne se confond pas avec l’économie de marché. Les mécanismes de marché sont détournés pour permettre à des entreprises de faire un profit indécent au détriment du plus grand nombre. Afin de limiter toute fuite, le capitalisme essaie de mettre en place des mécanismes restreignant la liberté des individus pour mieux les assujettir. La justice américaine a condamné Microsoft mais cela reste insuffisant. Cette simple décision ne peut que renforcer la puissance du libéralisme pour nous détourner des véritables enjeux du procès : faire du logiciel, un bien public, commun et non privatisable.

Les implications du logiciel libre ou l’importance des savoirs dans la production

Nous devons maintenant reconnaître le rôle direct joué par le savoir dans la productivité. Il s’agit du savoir social transféré dans les machines et objectivé dans le capital fixe, ce que Marx qualifie de general intellect. Cette productivité induite amène à se poser des questions sur le financement de ces activités et la rémunération de ces acteurs. Dans le cas du logiciel libre, le financement est essentiellement indirect. Des personnes salariées participent à la production de logiciel libre en parasitant leur temps de travail à faire autre chose que ce pour quoi ils sont payés : universitaires, webmasters, informaticiens d’entreprises... Certains sont salariés pour cette activité mais la part majeure de leur rémunération provient de stocks options. Là, c’est la sphère financière qui est parasitée par la création de bulles spéculatives. Nombre de sociétés informatiques ont une valeur boursière supérieure à la valeur de leurs actifs. Certaines sont mêmes déficitaires, c’est-à-dire incapable de verser des dividendes. En fait, ces entreprises détiennent des actifs immatériels difficiles, voire impossibles à évaluer. Les marchés financiers ont-ils inventé un nouveau mécanisme de création monétaire ? La monnaie se dématérialise de plus en plus. Après avoir été évaluée - mesurée par le poids du métal contenu, puis par le montant de créance détenu par la banque centrale et donc par notre niveau de confiance sur cette banque, la monnaie ne serait-elle devenue le résultat du niveau de confiance portée à des entreprises... qui un jour feront des profits ?

Néanmoins, ces mécanismes de création monétaire privée posent la question de l’intérêt des citoyens.
La déconnexion entre l’activité productive et sa rétribution ne conduit-elle pas à l’émancipation du salariat en dépassant comme le propose Olivier Blondeau [3], le clivage entre travail productif et improductif en revenant à la définition première de la productivité, source de richesse et de gain de temps pour soi. La productivité et la marchandise ne doivent pas être analysées qu’en termes matériels. Est productif tout acte de production ayant "pour résultat des marchandises, des valeurs d’usages qui possèdent une forme autonome, distincte des producteurs et des consommateurs et (qui) peuvent donc subsister dans l’intervalle entre production et consommation et circuler dans cet intervalle comme marchandises susceptibles d’être vendues" (Marx). C’est ce qui permet de considérer les artistes, écrivains, les créateurs de toutes sortes, etc., comme des travailleurs productifs. La figure du producteur tend à se confondre avec celle du consommateur, notamment dans le logiciel libre. Le consommateur n’est plus un acteur passif mais il participe au processus de production tout comme le producteur consomme une partie de ce qu’il produit.
Si on reconnaissait le caractère productif du travail de ces créateurs, la valeur de celui-ci serait également reconnue et donc ils devraient en vivre directement sans passer par le salariat qui les condamne aujourd’hui à perdre la propriété de leur produit en vendant leur temps de travail contre un salaire. Cependant, même dans le cadre du salariat, on peut moins facilement déposséder le programmeur de son œuvre, ne serait-ce que du fait de la compétence spécifique acquise. De toute façon, un bien immatériel devrait rester inappropriable. Pour autant, cela ne signifie pas un refus de toute forme de marchandise. Mais le cas du logiciel libre nous amène à poser la question du financement d’un tel bien public. C’est pourquoi, nous pourrions nous demander s’il n’est pas possible d’aller plus loin en assurant simultanément l’autonomie totale de l’individu et les conditions de financement du logiciel libre par le versement d’un revenu social garanti ?

Il faut donc soutenir politiquement le logiciel libre, non pas en demandant à l’État de financer directement le logiciel libre comme le proposent trois sénateurs de droite mais en assurant les conditions de son développement : interdiction du brevetage des logiciels et de toute forme de production intellectuelle (algorithme, langage...), financement des innovateurs, etc. Car le mode de production du logiciel libre est écologique autant par la convivialité et la coopération qu’il présuppose que par la valeur produite, non fondée sur la rareté - sur la difficulté à se procurer les matières premières et les moyens utiles pour la produire - mais sur la richesse des réseaux humains et du niveau de sociabilité.

Jérôme Gleizes


[1Pour de plus amples informations sur l’histoire du logiciel libre et sur certains détails techniques, nous vous conseillons de vous reporter au numéro 1 de Multitudes, mars 2000, http://multitudes.samizdat.net.

[2Pour l’anecdote, confronté à un problème de compatibilité entre la carte mère de mon ordinateur et une version de GNU/linux, j’ai trouvé la solution de mon problème au Pakistan grâce à l’utilisation de moteurs de recherche, de listes de diffusions, de mails... en 48 heures !

[3"Genèse et subversion du capitalisme informationnel, Linux et les logiciels libres : vers une nouvelle utopie concrète ?", Olivier Blondeau, décembre 1998,
version abrégée : Libération, 16/11/98,
version complète : http://www.samizdat.net/cyberesistance