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Terminator ne mourra jamais !

février 2000, par Jean-Pierre Berlan

"La Delta and Pine Land Company, cotée sous le nom de DPL à la Bourse de New-York, annonce ce jour (3 mars 1998) qu’elle a obtenu le brevet n° 5 723 765, intitulé "Le Contrôle de l’Expression des Gènes".

DPL détient ce brevet conjointement avec les Etats-Unis d’Amérique représentés par le Ministre de l’Agriculture. Le brevet s’applique à toutes les espèces de plantes et de semences, à la fois transgéniques et conventionnelles. Il s’agit d’un système contrôlant la viabilité de la descendance d’une semence sans nuire à la récolte.

L’application principale de cette technologie sera d’empêcher l’utilisation sans autorisation de semences de variétés protégées (que l’on appelle "brown bagging" - semences "de ferme" ou "au noir") en rendant cette pratique non-économique, puisque les semences non autorisées ne germineront pas.

Le brevet permettra d’ouvrir des marchés mondiaux à la vente de technologie transgénique pour les espèces dont l’agriculteur utilise couramment le grain récolté comme semence."

Deux mois plus tard, en mai, Monsanto rachetait la Delta and Pine Land Co. Son brevet sur le "contrôle de l’expression des gènes" et ses 70% de part de marché des semences de coton pour près de 2 milliards de dollars. Au cours des mois suivants, Monsanto déposait le brevet dans 87 pays. Mais en octobre 1999, il renonçait à cette technique. La presse se félicitait de ce succès des pressions éthiques. Bref, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes panglossiens possibles : les biotechnologies étaient bien au service de l’Homme. Les hautes valeurs morales de l’Occident, défendues par les organisations internationales, les responsables de grands organismes de recherche, les comités d’éthiques qui poussaient comme des champignons après la pluie (y compris dans le département d’économie de l’INRA !) évitaient des dérives marchandes qui auraient pu obérer l’avenir de technologies philanthropiques qui promettaien "de-nourrir-la-planète-en-respectant-l’environnement".

The Gardian Weekly du 20-26 octobre 1999 poussait l’analyse un peu plus loin dans sa section financière et expliquait "Comment Monsanto avait changé d’attitude". Si l’éthique n’y était pour pas grand chose, le rejet des OGM par l’Europe et la plupart des pays du Tiers-Monde, la perte de marchés à l’exportation, la décote des produits transgéniques sur le marché international, la perte des 2/3 de la valeur relative des actions de Monsanto expliquait la retraite d’une entreprise jusque là particulièrement agressive et arrogante. En sous-titre, l’article insistait sur le rôle d’ "un homme (qui) avaient convaincu le géant US que le gène Terminator était une technologie devenue folle". Cette homme est le Président de la Fondation Rockefeller. Toutefois, l’article du Gardian laissait deux questions pendantes : en quoi Terminator serait-il "une technologie devenue folle" ? Que vient faire la Fondation Rockefeller dans cette affaire ?

Terminator ou le triomphe de l’économie politique sur le vivant

Personne ne niera qu’un "semencier" n’a pas de marché tant que le grain que récolte le paysan est aussi la semence de l’année suivante. Que, par conséquent, la condition de l’existence économique du "semencier" est d’interdire, par un moyen quelconque - légal, biologique, règlementaire, etc. - à l’agriculteur de semer le grain récolté - la pratique fondatrice de l’agriculture et constitutive de notre humanité.

Politiquement, pour des raisons évidentes, la solution légale a été longtemps exclue. Il ne restait donc que des méthodes biologiques pour atteindre cet objectif. Mais là encore, la condition du succès était de l’occulter. A vrai dire, aucun semencier/sélectionneur ne pouvait déplorer publiquement l’injustice que commettent ces plantes (et animaux) en se re-produisant et se multipliant dans le champ du paysan ; ni accuser ce dernier de "piraterie" ; ni dénoncer l’acte de se nourrir comme un acte de recel.

Il n’y a pas de meilleur témoignage du formidable pouvoir idéologique de notre société et de la soumission de la biologie appliquée à l’économie politique que l’empressement avec lequel depuis cent cinquante ans, les scientifiques de toutes obédiences (généticiens, agronomes, historiens, économistes et sociologues) ont ignoré ce dont tout homme d’affaires « semencier » se rendait compte à la première seconde : tant que le grain que récolte le paysan est aussi la semence de l’années suivante, lui vendre des « semences » est impossible !

Le terme "semence" a joué un rôle clef dans cette occultation. Car il existe depuis longtemps un marché des "semences" pour la plupart des espèces dont l’agriculteur peut semer le grain récolté - blé, orge, avoine, soja etc. Mais ce marché est celui du service industriel concurrentiel consistant à transformer le grain récolté en "semence". Il faut éliminer les graines de mauvaise herbe, celles du précédent cultural, les grains cassés ou trop petits remplissant mal leur fonction logicielle, il faut traiter le grain, s’assurer de son pouvoir germinatif, enfin il faut l’ensacher, le stocker et le mettre à la disposition des agriculteurs. Il ne faut pas confondre ce marché, avec celui du "logiciel génétique". Dans le cas des "hybrides", l’agriculteur achète, certes, des "semences" au sens précédent de service industriel, mais il achète avant tout, et à un prix exorbitant de monopole , un "logiciel" variétal qu’il ne peut re-produire ni multiplier dans son champ.

Bref, qui croit encore que Microsoft fabrique des disquettes de platique sous prétexte que ses logiciels se présentent sous cette forme ? Mutatis mutandis, c’est ce que la recherche agronomique s’est efforcé de croire. Sélectionner, c’est donc créer un logiciel que le paysan re-produit et multiplie, c’est-à-dire copie dans son champ. Un logiciel qui n’est pas protégé de la copie ne peut être source de profit pour son créateur (Berlan et Lewontin, 1986). L’objectif de l’investisseur/sélectionneur/semencier est donc de protéger "son" logiciel de la copie par le paysan. La contradiction initiale est inchangée, mais l’objectif mortifère qu’impose l’économie politique apparaît en pleine lumière : c’est un vivant dépouillé de sa faculté la plus fondamentale, se re-produire et se multiplier, un vivant stérile, un vivant mort.

Les "semenciers" - maintenant, une poignée de transnationales spécialisées, comme dans les herbicides, les fongicides, les pesticides, les gamétocides et auto-proclamées de façon orwellienne des "sciences de la vie" (!) - ne s’intéressent pas à la production sans profit de "semences-grains" ou "disquettes", mais aux immenses profits du monopole qu’ils espèrent instaurer sur les semences-logiciels. Les transnationales ont donc déclaré la guerre au vivant. Monsanto rêve ainsi de devenir "le Microsoft du vivant".

Loin d’être une "technologie devenue folle" condamnable au nom de l’éthique (qui devrait alors en bonne logique condamner le capitalisme), Terminator marque le triomphe du profit sur le vivant. C’est le point culminant de la lutte engagée depuis le milieu du 19ème siècle contre cette faculté malheureuse des plantes et des animaux de se re-produire et de se multiplier dans le champ du paysan. Mais les Romains le savaient, la roche Tarpéienne est proche du Capitole. Le triomphe de Terminator est la bourde la plus monumentale du complexe génético-industriel : il nous avait promis des OGM philanthropiques et verts, et voilà Terminator ! Il nous révéle son objectif mortifère au moment même où il était en train de l’atteindre en douceur, par des méthodes discrètes. Il convenait donc de rappeler le cow-boy Monsanto à l’ordre pour préserver les chances de succès. Ce qu’ont fait les pressions de la fondation Rockefeller qui depuis maintenant soixante ans, développe l’instrumentalisation réductionniste du vivant, son programme de contrôle social (la Fondation est à l’origine de la biologie moléculaire, de la pillule et de la Révolution Verte) et des autres firmes du complexe génético-industriel. Le système pouvait alors déployer ses "cache misère", l’éthique et de la "folie technologique", pour avancer ses versions discrètes de Terminator.

Les versions discrètes de Terminator

Il y a Verminator, ces transgénèses consistant à empiler des gènes d’intérêt agronomique - par exemple de résistance aux maladies - en les mettant sous le contrôle d’un produit chimique que l’agriculteur doit acheter pour que ces gènes fonctionnent. Si l’agriculteur n’achète pas le produit chimique, la plante est malade ou produit peu.

Il y a les "hybrides", qui dominent la sélection des plantes et des animaux au 20ème siècle. Ce type variétal a la particularité de s’autodétruire dans le champ du paysan - ce que l’on a mystifié par un phénomène biologique accroissant le rendement, toujours inexpliqué et inexpliquable depuis 85 ans, l’hérérosis. Cette forme de Terminator reste dans la course comme le montre le Symposium sur "L’hétérosis (lire les plantes économiquement stériles) dans les cultures", organisé en 1997 par le CIMMYT à Mexico. Le Centre International d’Amélioration du Maïs et du Blé à l’origine de la "Révolution Verte" est comme toute la recherche agronomique dans le monde, en voie de privatisation. Ce symposium était parrainé par le gratin du complexe génético-industriel, Monsanto, Novartis, DeKalb, PGS ...

Il y a le brevet qui permettra à terme d’interdire à l’agriculteur de semer le grain récolté. Ce Terminator légal a l’immense avantage d’éviter à avoir à faire des transgénèses coûteuses et aléatoires et de faire assurer par le contribuable sa propre expropriation. L’Europe avec sa Directive 98/44 sur la "brevetabilité des inventions biotechnologiques" emboîte le pas aux Etats-Unis. Ce texte est si calamiteux, que trois gouvernements ont déposé un recours devant la Cour Européenne de Justice car il serait, entre autre, contraire à la dignité humaine (encadré). Le gouvernement français, lui, vole à son secours !

Il y a le Terminator contractuel : aux Etats-Unis, l’agriculteur qui sème des semences ogémisées et brevetées doit signer un contrat qui l’engage à ne pas semer le grain récolté. La privatisation de la recherche publique lui promet un avenir brillant car les variétés captives ogémisées et brevetées élimineront évidemment les variétés libres. L’agriculteur "choisira" alors une des variétés captives du cartel transnational !

Il y a aussi le Terminator administratif. Ainsi la Commission Européenne cherche-t-elle à imposer aux producteurs de blé dur l’achat de semences commerciales pour toucher la prime. Devant le tollé, elle s’est repliée sur un compromis imposant l’achat d’une part de semences commerciales pour deux parts de semences de ferme. Selon quelle logique ? Ou bien les semences commerciales ont des qualités que n’ont pas les semences de ferme, et il faut en imposer l’usage, ou bien ce n’est pas le cas et il faut laisser l’agriculteur libre de faire comme il l’entend. Mais là encore, l’objectif est évident, même s’il est masqué par un discours sur une traçabilité que seules des semences commerciales assureraient.

Il y a enfin les mesures visant à éliminer tout tri à façon : seules les semences commerciales auront une bonne qualité physique. C’est en imposer l’usage. Ainsi, dès 1985, le Ministère de l’Agriculture interdit-t-il aux producteurs de semences (les "établissements-multiplicateurs") de trier à façon. Puis en 1989, il tente d’interdire tout tri à façon, c’est-à-dire d’éliminer les petits entrepreneurs ruraux qui rendent ce service essentiel aux agriculteurs et à la collectivité. Politique de Gribouille. En admettant que nos agriculteurs perdent deux quintaux de rendement du fait de la mauvaise qualité physique des semences, ce sont 5 millions de quintaux de blé perdus - environ 500 millions de francs. Tout cela pour permettre aux sélectionneurs de toucher un complément de redevance d’une centaine de millions de francs !

Les 3 et 4 décembre s’est tenue dans la banlieue parisienne, avec l’appui de la Commission Européenne, un séminaire européen "Quel avenir pour les semences fermières ?" organisé par la Coordination Nationale pour la Défense des Semences de Ferme (CNDSF) créée en 1989. Elle regroupe la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique, la Confédération Paysanne, la Coordination Rurale, le Mouvement de Défense des Exploitants Familiaux, le Syndicat des Trieurs à Façon de France. A l’issue de ce séminaire, la centaine de participants venus de 7 pays européens se sont unanimement prononcés pour une défense européenne des semences fermières. Ce séminaire est resté largement inaperçu en dépit de son importance.

Car la Coordination Nationale et maintenant Internationale de Défense des Semences Fermières est l’une des digues qui nous sépare encore de la création d’un privilège pour quelques transnationales. Sa lutte nous concerne tous. Nous devons relayer auprès de nos gouvernants la question fondamentale qu’elle pose.

Le soleil brille. C’est malheureux pour les marchands de chandelles. Mais il ne viendrait à l’idée de personne de nous forcer à condamner nos portes et fenêtres pour permettre aux marchands de chandelles de lutter contre la concurrence déloyale du soleil.

Eh, bien, les plantes et les animaux se re-produisent et se multiplient. C’est malheureux pour les "sciences de la vie". Mais une société démocratique doit-elle pour autant leur créer le privilège de l’exclusivité de cette re-production et multiplication des êtres vivants ? Ne faut-il pas, au contraire s’engager résolument dans la seule voie politiquement, économiquement, moralement et écologiquement intelligente, celle de proclamer - à l’OMC par exemple - le vivant bien commun de l’humanité, inappropriable par quelque moyen que ce soit ? Terminator n’est pas mort et ne mourra pas tant qu’il y aura des investisseurs à la recherche de profit, tant que le capital dominera l’organisation économique de cette planète.

Que ce fleuron des biotechnologies soit le fruit de la collaboration des chercheurs publics (du Ministère de l’Agriculture américain) avec une firme privée montre bien où mène le partenariat public/privé quand les intérêts du marché et ceux de la collectivité sont à ce point opposés. Le gouvernement français dont la politique est de subordonner, au nom d’on ne sait quelle compétitivité transgénique, la recherche publique, l’INRA en l’occurence, aux intérêts privés devrait y réfléchir.


La Directive Européenne 98/44

Article 4

1. Ne sont pas brevetables :
a) les variétés végétales et les races animales,
b) les procédés essentiellement biologiques pour l’obtention de végétaux ou d’animaux.

2. Les inventions portant sur des végétaux ou des animaux dont l’application n’est pas techniquement limitée à une variété végétale ou à une race animale sont brevetables.

L’alinéa 2 permet de breveter les variétés végétale et les races animales pourvu qu’elle soient obtenues par trangénèse. L’introduction d’un gène de résistance à un herbicide rend un variété de soja brevetable car ce gène peut être introduit dans une autre espèce.

C’est imposer à terme l’agriculture transgénique de quelques transnationales dont manifestement l’opinion publique ne veut pas parce qu’elle ne correspond à aucun besoin.

Article 5

1. Le corps humain,, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gêne, ne peuvent constituer des inventions brevetables.

2. Un élément isolé du corps humain ou autrement produit par un procédé technique, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gêne, peut constituer une invention brevetable, même si la structure de cet élément est identique à celle d’un élément naturel.

L’alinéa 1 interdit le brevet de découverte, "y compris d’un gène ou d’une séquence partielle". C’est une disposition constante du droit de brevet que d’exclure une découverte de la brevetabilité.

L’alinéa 2 permet de brevet d’une "séquence ou d’une séquence partielle d’un gène", mais un miracle sémantique permet de transformer en invention ce qui était à l’alinéa 1 une découverte !