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Regarder l’avortement en face
mardi 29 juin 2004
Christine Delphy, militante féministe de longue date (elle a participé en 1968 à la construction de l’un des groupes fondateurs du Mouvement de Libération des Femmes). Elle a co-fondé avec Simone de Beauvoir les revues Questions féministes et Nouvelle Questions féministes (qu’elle dirige actuellement). Elle nous montre ici à quel point le nombre encore élevé d’avortements en France révèle les injonctions contradictoires auxquelles est soumise la sexualité des femmes. Christine Delphy est chercheure au CNRS depuis 1966.
Si nous regardons de près le récent débat sur l’avortement, deux phénomènes apparaissent comme récurrents : d’une part la résistance à l’idée de légaliser l’avortement, d’autre part l’insistance à le considérer comme un "dernier recours" et à craindre qu’il ne soit "banalisé". Comme si l’avortement, pourtant fréquent, ne pouvait devenir "banal", soulignant ainsi l’évidente hypocrisie, semblable à celle qui concernait la contraception au début du siècle : "tout le monde le fait mais personne ne le dit".
Comment expliquer ce paradoxe ?
Plusieurs phénomènes entrent en compte.
Il faut d’une part considérer que jamais la pression n’a été plus forte sur les femmes et les jeunes filles.
La recherche du prince charmant, autrefois menée chastement, ne s’imagine plus sans moments torrides. Les publicités ne présentent plus qu’une seule image du bonheur, du bien-être, de la normalité : beauté, jeunesse et sexualité, mais forcément hétérosexuelle et fécondante. En trente ans, l’âge moyen des premiers rapports a baissé de 20 ans à 18 ans ; l’écart entre les filles et les garçons qui était de 4 ans a disparu. La révolution sexuelle est accomplie ; ses avantages pour les femmes continuent d’être discutés par les féministes : libération de tous et de toutes, ou réalisation du rêve masculin de libre accès à toutes les femmes ?
Selon Sheila Jeffreys, les sexologues des années 20 ont réussi à imposer aux femmes non seulement le
devoir conjugal mais l’obligation d’aimer ça, redoublant l’injonction juridique d’une injonction psychologique beaucoup plus redoutable, puisqu’elle joue sur l’aspiration à la "normalité".
Cette liberté sexuelle est-elle intéressante pour les femmes -et d’abord est-elle la même pour les femmes et pour les hommes ? Non. C’est évident.
La "révolution sexuelle" empêche les femmes de dire non, mais ne leur donne pas les moyens de dire oui.
1) La définition de la sexualité n’a pas changé : la sexualité c’est l’acte sexuel. L’acte sexuel, c’est le coït hétérosexuel avec éjaculation de l’homme dans la femme, c’est-à-dire, de toutes les postures sexuelles, la plus fécondante - un héritage des premiers chrétiens, qui n’est toujours pas mis en cause.
2) La contraception est toujours tabou. Sa publicité est interdite en France, il n’y a toujours pas d’éducation sexuelle à l’école, alors qu’il n’y en a guère à la maison. Le coït est prôné tout en maintenant sous le boisseau, même si on ne l’interdit pas complètement, les moyens de se préserver de ses conséquences. Le "double bind" est complet.
Les conséquences de cette sexualité réduite continuent de peser uniquement sur les femmes : c’est à elles que l’on demande de réfléchir - en même temps que de se "laisser aller".
Ce sont elles qui sont censées tenter de se "protéger", dès la plus tendre enfance, car c’est dès la plus tendre enfance que les pressions des pairs pour "qu’elles le fassent" s’exercent.
Notre société met l’accent sur le plaisir et sur le plaisir sexuel, sans s’affranchir des conceptions de la sexualité (forcément fécondante) héritées de la culture judéo-chrétienne.
Les contradictions présentes dans l’ancienne société sont aujourd’hui exacerbées, et ce sont les femmes qui paient le coût de cette exacerbation.
On parle d’éthique et de respect de la vie à des jeunes filles catastrophées par une grossesse. En parle-t-on aux garçons qui sont au moins autant responsables ?
Et pourquoi pas ? "Un enfant ça se fait à deux" quand un couple se sépare, mais plus quand une jeune fille est enceinte ? Pourquoi la morale commune est-elle à géométrie si variable ? Sinon parce que l’intérêt de l’homme est toujours décisif : parce que c’est son choix qui règle non seulement sa conduite mais celle de toute la société, parce que la liberté des hommes continue d’être plus grande que celle des femmes, et plus encore, de s’exercer au détriment de celle des femmes.
Il est donc normal que les sociétés qui combinent, comme la France, pressions au coït et rétention sur la contraception, "révolution sexuelle" et inégalité des sexes, connaissent des forts taux d’avortement et le condamnent. Tandis que les pays qui le permettent, dans des délais deux fois plus longs que les "audacieuses" 12 semaines proposées ici, tels les Pays-Bas qui autorisent 24 semaines de délais, font, dans la même logique, de l’éducation sexuelle et contraceptive et connaissent des taux d’avortement beaucoup plus bas.
Prendre le problème au moment où il débouche sur une crise : la grossesse non désirée, c’est ignorer (ou vouloir ignorer ?) qu’une crise se prépare de longue date. 25 ans après la loi, encore 220.000 avortements par an ! Le sous-entendu est que décidément on ne peut pas faire confiance aux femmes. On leur donne un peu de mou et…hop ! elles en profitent pour avorter. Comme si c’était une partie de plaisir. Ce n’est pas une partie de plaisir. Cela n’a pas à être non plus la tragédie que l’on veut qu’elle soit, qu’on fabrique avec un parcours du combattant humiliant et traumatisant.
Les adversaires de l’avortement ont réussi : les femmes arrivent aux centres d’IVG porteuses du discours attendu, et - c’est le pire - souvent sincèrement ressenti : pleines de remords et de culpabilité.
Mais de culpabilité de quoi ? Ceux qui nous disent qu’il ne faut pas banaliser l’avortement, que veulent-ils dire ? L’avortement est un crime, ou il ne l’est pas. Même avec tout le souci des nuances qu’on voudra, il faut se décider.
Décidons. Si les femmes pouvaient vraiment choisir leur sexualité (ce qui signifie à la fois, connaître les conséquences de ce qu’on fait, pouvoir se prémunir, mais aussi pouvoir refuser de le faire, mais aussi avoir le choix d’autres activités aussi satisfaisantes sur le plan personnel et aussi valorisées socialement), les avortements diminueraient bien évidemment de façon importante, car les activités fécondantes seraient effectuées en connaissance de cause et avec intention, et non dans l’affolement, l’ignorance et la contrainte du groupe ou du partenaire (15 % des femmes ont subi des actes sexuels forcés).
Mais, même dans ce cas, il ne serait pas question de rendre l’avortement illégal au nom du droit des gens à disposer de leur corps. L’avortement ne peut qu’être limité. On ne peut que le limiter, comme l’a fait la Cour Suprême des États-Unis, au moment où le fœtus devient viable, c’est-à-dire où il n’est plus un morceau indissociable d’un autre corps qui se trouve être celui d’une personne. Toute autre position devrait expliquer au nom de quoi on refuserait à la moitié de l’humanité un droit pourtant garanti par une déclaration universelle.
Mais il est vrai qu’il s’agit de celle des droits de l’homme…