Accueil > Les dossiers > Du printemps 2000 à l’été 2001, du n° 0 au n° 5 > N° 5 (été 2001) / faire entrer la science en démocratie > Dossier > La fabrication du consensus bioéthique : l’exemple de la recherche (...)

La fabrication du consensus bioéthique : l’exemple de la recherche sur l’embryon

2004

La recherche s’interroge-t-elle sur son devenir ? Quelles leçons tirons-nous de ce XXe siècle achevé ? Jacques Testart, Directeur de Recherche à l’INSERM, nous montre les structures lourdes qui continuent d’animer le monde de la science et qui pèsent sur le débat bioéthique : primat de la technoscience, difficultés d’un questionnement politique sur l’avenir du modèle scientifique, et finalement, déficit d’un débat éthique. C’est dans ce contexte de démission que s’inscrit le récent report par le gouvernement à l’après présidentielle de la révision de la loi de bioéthique…

« Toute vérité est provisoire… La recherche,
enjeu du 3e millénaire, est fondamentale"

Vœux 2001 de R. G. Schwartzenberg, Ministre de la Recherche

Dans ces vœux ministériels on entend d’abord la modestie ("toute vérité est provisoire") puis, immédiatement, la proposition thérapeutique pour résister à cette carence atavique des vérités : "la recherche …fondamentale". Un lecteur averti, admettant qu’il est d’autres vérités que scientifiques, sera sensible à l’annonce (ou à la menace) que ce qui se disait provisoirement va changer : par exemple que l’embryon humain pourrait devenir un objet de recherche… Pour quiconque douterait de la finalité cognitive de la recherche contemporaine et se laisserait convaincre que la technoscience a envahi les laboratoires, le formatage du texte rappelle adroitement qu’il n’est de recherche que fondamentale. Enfin l’enjeu (ce qu’on peut gagner ou perdre dans une compétition, une entreprise, selon le dictionnaire Robert) n’est toujours pas le progrès de la civilisation mais encore la recherche elle-même c’est-à-direl’appareil compétitif… Le message subliminal est donc : la recherche est ce que nous avons de plus précieux et son propos est de connaître tous les aspects du monde pour maîtriser la vérité. Dans ce cadre idyllique, la compétition n’est pas celle, triviale, d’un match de football mais celle de l’homme avec l’adversité.

Ainsi se construisent et se cultivent les mythes contemporains, ainsi se fabrique le consensus pour accepter des entorses à l’éthique, ce parangon des vérités provisoires.

Les lois bioéthiques de 1994

Ce n’est pas d’un élan unanime que les parlementaires français se sont ralliés à l’interdiction des recherches sur l’embryon humain dans les lois de 1994.

L’éventualité de telles recherches était agitée depuis plusieurs années parmi les professionnels au nom de la connaissance nécessaire au progrès thérapeutique. La confiscation progressive de la recherche scientifique elle-même par la technoscience et la valorisation médiatisée des savoir-faire a certainement joué dans la nouvelle présentation publique du projet : plutôt que de justifier les audaces éthiques par la recherche de connaissance, les institutions éthico-juridiques ont, en l’an 2000, carrément mis en avant l’utilité médicale qu’auraient de telles recherches.

On trouve déjà cette approche dans la recommandation 1100 du Parlement européen en 1989 qui stipule que les recherches menées sur des embryons humains viables ne peuvent être autorisées que s’il s’agit de "recherche appliquée de caractère diagnostic ou effectuée à des fins préventives ou thérapeutiques". Le refus ainsi affiché de consacrer des embryons à la recherche fondamentale est précisé dans la loi sur l’Assistance Médicale à la Procréation (AMP) de 1994 qui indique (Art L 152-8) qu’"à titre exceptionnel" peuvent être "menées des études" sur les embryons et précise immédiatement que "ces études doivent avoir une finalité médicale"… Ce qu’il faut alors entendre par "études qui ne peuvent porter atteinte à l’embryon" semble se limiter au recueil d’observations dans le cadre des activités thérapeutiques.

L’embryon devient objet de manipulations

Les textes actuels préparatoires à la révision de cette loi (2001) annoncent que la recherche invasive devient possible, mais c’est pour en souligner le but thérapeutique.

Ainsi l’article L2141-12 stipule qu’ "aucune recherche ne peut-être menée sur l’embryon humain si elle n’a pas une finalité médicale ou si cette finalité peut être poursuivi par une méthode alternative d’efficacité comparable".

On notera le choix des termes utilisés dans l’article L 2141-5 qui annonce la possibilité de créer des embryons dans un cadre de recherche (perspective très novatrice sur laquelle nous reviendrons) : "Les embryons dont la constitution résulterait d’une telle évaluation ne peuvent faire l’objet que des investigations prévues dans le protocole mentionné au second alinéa". Les trois mots soulignés par nous, débarrassés de leur langue de bois, deviennent respectivement création par fécondation, expérience, et recherches. Tant de pudeur a évidemment pour but de masquer une révolution éthique (on va pouvoir fabriquer des embryons, comme des objets de recherche, hors projet procréatif) mais la démarche paraît facilitée par la possibilité récente de ne plus même se référer à la science et à son vocabulaire usuel.
On peut se demander si l’énorme pouvoir de séduction d’un progrès médical escompté ne permet pas de s’affranchir de la pulsion du savoir : l’amélioration promise pour entretenir techniquement les corps l’emporterait aujourd’hui sur les progrès de la connaissance afin de déterminer chacun à soutenir l’effort biomédical.

Une telle victoire de la technologie sur la science se nourrit peut-être d’urgences soudaines (irruption de nouvelles pathologies) et des angoisses concomitantes. Mais on peut y voir aussi l’effet des proclamations victorieuses de la technoscience, annonçant l’avènement de procédés plutôt que de concepts, et la confusion croissante entre science biologique et bricolage du vivant. L’absorption progressive des chercheurs dans le monde de l’économie et leur polarisation sur des activités parallèles de "recherche" (recherche de crédits, recherche de partenariat, recherche decompétitivité …) contribue à épuiser l’idéal de la recherche de connaissance chez les acteurs eux-mêmes.

Quoi qu’il en soit, en même temps que le monde de l’Aide Médicale à la Procréation (AMP) revendiquait la nécessité de la "recherche sur l’embryon", il avançait une demande plus audacieuse encore : celle de la création d’embryons dans le cadre de ces recherches. De colloque en colloque, on apprenait que cette création se ferait par la recherche et non pour la recherche, ce qui signifie que des embryons pourraient être conçus à l’occasion d’une expérience (par exemple avec des gamètes atypiques) plutôt que pour servir à des expériences. Cette nuance a permis récemment au Comité Consultatif National d’Ethique de réaliser une volte-face considérable en énonçant une "mesure de bon sens, destiné à mettre fin à des errements antérieurs" : il s’agit de la constitution d’embryons "dans le cours desprocédures de validation" des nouvelles techniques d’AMP. Dans cet avis [1], le Comité d’Ethique approuve le projet ministériel quant à l’avenir de tels embryons : "la solution retenue, qui est la destruction des embryons, objets des protocoles d’évaluation, est celle qui s’imposait". Nous voilà bien loin de la dignité reconnue à ces "potentialités de personneshumaines" dans tous les textes précédents du Comité d’Ethique, depuis 1984. Ainsi, en tant qu’ "exception motivée", il devient éthique de fabriquer un embryon humain, mais seulement pour "l’évaluation des techniques". Ce qui permet au projet ministériel, soutenu par le Comité d’Ethique, de confirmer (Art. L 2141-12) que "la conception in vitro d’embryons humains à des fins de recherche est interdite"…

En somme, la création d’embryons est clairement
interdite (seule "l’exception motivée" étant tolérée). Les moyens ne doivent pas être confondus avec la fin : on ne doit pas concevoir un embryon "à des fins de recherche" mais on peut réaliser des recherches ("motivées" bien sûr) dont la fin sera la conception d’un embryon, fin malheureuse et involontaire pour laquelle s’impose la solution de destruction… Où on retrouve les mêmes finasseries solennelles que dans le texte européen sur le brevetage du génome (1998) décrétant que "la séquence ou la séquence partielle d’un gène peut"(alinéa 1) ou "ne peut pas" (alinéa 2) "constituer une invention brevetable" …

Les textes ici évoqués concernent le chapitre 1er du Titre IV (Assistance médicale à la procréation) du Livre 1er de la Deuxième partie du Code de la santé publique. Il faut aller au chapitre V du Titre IV du Livre II de la Première partie pour découvrir que l’embryon peut aussi être fabriqué par clonage, mais cette fois sans exception motivée… et à des fins de recherche thérapeutique pour la "constitution de lignées de cellules souches d’origine embryonnaire". Puisqu’il ne s’agit plus ici d’AMP mais de médicament, on peut alors franchir l’interdit énoncé dans le texte voisin, et concevoir "un embryon humain à des fins de recherche". On voit que la distribution juridico-administrative des textes permet le plus grand flou éthique. Pourtant, ce qui justifierait ce "clonage non reproductif", ce n’est pas tant la différence éventuelle entre des êtres humains issus soit de fécondation soit de clonage, (mais cela aide …),c’est l’argument "thérapeutique" partout ressassé et qui laisse espérer les miracles que vont opérer les cellules souches. Car, comme l’écrit le Conseil d’Etat [2] "contrairement au débat qui a précédé le vote des lois du 29 Juillet 1994, l’objet de ces recherches n’est plus seulement d’améliorer des techniques existantes d’AMP mais de s’engager, par ailleurs, dans le développement de thérapeutiques susceptibles d’apporter des réponses à des maladies".

Une éthique de compétition

Déjà en 1987 [3], Nicole Questiaux, actuellement présidente de la commission technico-administrative de gestion de l’AMP (la "Commission Nationale de Médecine et Biologie de la Reproduction", CNMBR) et membre du Comité d’Ethique, déclarait à propos de la demande des scientifiques de produire des embryons expérimentaux : "La balle est dans le camp des scientifiques […] ils doivent nous montrer que leur projet a ce degré de solidité et de conviction qui oblige la société à prendre sesresponsabilités …" C’est fait : le projet "cellules souches embryonnaires" s’est montré infiniment plus solide et convaincantque les anciennes propositions [4]. C’est pourquoi, dès 1997, le Comité d’Ethique se déclarait favorable à des recherches sur l’embryon humain"compte tenu des importantes perspectives dans les recherches thérapeutiques ouvertes par l’établissement de lignées de cellules ES". Pour ceux qui doutaient encore que "l’éthique est soluble dans le temps" [5] la dernière "avancée" du Comité d’Éthique soutenant la création d’embryons hors de tout projet procréatif est très éclairante. Le Comité d’Éthique se justifie en soulignant "la raréfaction prévisible des embryons FIV surnuméraires", comme s’il croyait que l’AMP va générer de moins en moins d’embryons, conformément aux préceptes classiques du Comité d’Éthique lui-même. C’est ne pas voir l’évolution qui se prépare vers le recours prédominant à la fécondation in vitro pour sélectionner les enfants par le diagnostic génétique préimplantatoire (DPI) grâce aux nombreux travaux qui recherchent de nouvelles voies pour la production abondante d’ovules chez la femme et les femelles animales, en particulier par des techniques de culture in vitro d’explants ovariens [6].

Un des points qui méritait d’être justifié est la revendication d’une recherche sur l’humain avant même l’aboutissement de travaux similaires chez l’animal. A cela l’Académie de Médecine répond (23 Juin 1998) que "la recherche sur l’animal est certes utile mais, du fait des spécificités de l’embryon humain, elle ne peut dispenser d’une recherche sur des embryons humains …". Ici on laisse croire à la complémentarité scientifique implique des travaux menés simultanément sur l’homme et l’animal. En réalité le coût de l’expérimentation est plus élevé chez le singe que dans l’espèce humaine [7]. Le matériau biologique humain s’impose surtout parce que la recherche s’inscrit dans un système fortement concurrenciel, ainsi que le montrent d’autres commentaires plus crus, comme le rapport de François Gros sur les potentialités des cellules souches [8]. Il regrette d’abord qu’un "modèle animal [ne soit] actuellement pas disponible" puis, plutôt que de soutenir la création d’un tel modèle, conclut qu’il est "essentiel de pouvoir utiliser les cellules embryonnaires humaines". En fait, comme le dit le même rapport, le problème est celui de l’ "urgence, si l’on ne veut pas prendre un retard considérable dans l’exploitation d’un domaine de recherche…". Cette préoccupation est retrouvée dans tous les textes officiels comme le rapport du Conseil d’État (2), lequel s’inquiète de la "question du retard que prendraient les équipes françaises", ou de l’éventuel "départ des chercheurs", ou encore du fait que "les malades qui en auront les moyens financiers ne manqueraient pas d’aller se faire soigner à l’étranger".

Cette mise sous tutelle de la science et de l’éthique par l’économique est clairement annoncée dans le rapport del’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques(OPECST) sur le clonage et la thérapie cellulaire : "il est aujourd’hui nécessaire que les chercheurs acquièrent une culture d’entreprise [ …] Leur participation à des sociétés start-up peut assurément y contribuer" [9].

Pour l’OPECST, afin de répondre à la menace des brevets déjà déposés par les sociétés américaines, la recherche française doit disposer d’une "monnaie d’échange en brevetant une ou plusieurs substances […] elle pourra se ménager une marge de négociation et préserver ses chances dans la compétition mondiale". D’où l’urgence à se saisir de l’embryon humain… Aux États-Unis, où de tels arguments sont avancés depuis longtemps sans pudeur, une nouvelle approche de la question de l’embryon commence à apparaître. Il s’agit d’une conception militaro-économique qui considère l’embryon "de recherche" comme un soldat combattant pour le bien commun en faisant le sacrifice de sa vie… Une sorte de fascisme scientiste cherche ainsi à justifier la domination sur des êtres qualifiés d’infra humains, tels les fœtus anencéphales dont on pourrait sans douleur récupérer les organes, ou ces embryons qu’on aurait conçus comme objets d’expérimentation ou comme médicaments.

C’est bien cette direction que nous prenons quand le Conseil d’Etat souligne le conflit entre "le respect de la vie dès son commencement et le droit de ceux qui souffrent à voir la collectivité entreprendre les recherches" (2) ou quand le Comité d’Ethique appelle à "la solidarité virtuelle" de l’embryon sacrifié avec les vivants (1). On peut cependant s’étonner de voir le Comité d’Ethique apprécier "l’ouverture retenue par l’avant-projet" de loi "en raison de la mondialisation de la recherche, de la sévérité de la compétition scientifique internationale et des intérêts économiques qui sont en jeu" (mots soulignés par moi).

Ainsi, 12 ans après l’initiative britannique de concevoir des embryons pour la recherche (et alors même que cette première"exception motivée" n’a donné lieu à aucune avancée scientifique et médicale) la France va contribuer à un grand pas anthropologique : pour la première fois dans leur histoire, les hommes fabriquent des êtres humains dans le but de les détruire.

La fabrique du consensus

Ce qui peut expliquer l’évolution éthiquement synchrone des diverses structures appelées à se prononcer sur ces sujets, c’est l’étonnante redondance des "personnes-ressources"dans l’expertise. Le "monde expert" pour la révision des lois de 1994 est composé d’à peine deux douzaines de personnes dont la plupart interviennent simultanément dans une structure stable (Comité d’Ethique, CNMBR, Académie de Médecine) et par audition dans chacune des structures ad hoc (constituée par le Conseil d’Etat, l’OPECST …) certaines étant de plus personnellement conseillères de responsables politiques ou des grands instituts de recherche. Lors de ses auditions sur la révision des lois de bioéthique, le Conseil d’Etat s’est même attaché un conseiller permanent biologiste dont les prises de position scientistes étaient largement connues et qui avait pour fonction d’expliquer aux non scientifiques ce qu’il fallait retenir ou rejeter dans les propos des experts… À Paris comme à Bruxelles les lobbies scientifiques et industriels sont très vigilants, et agissent souvent de concert pour manœuvrer des décideurs politiques largement disposés à ne pas "freiner le progrès".

Ainsi c’est d’abord dans les instances du pouvoir que se fabrique le consensus, le plus facilement en évinçant ou en négligeant les avis non conformes. Ce que ces instances laissent transpirer au-dehors est destiné à persuader "l’opinion publique" de l’excellence de la réflexion et à lui permettre de se préparer à y adhérer. C’est ainsi qu’on est passé de la sacralisation de l’embryon à sa réification en dix années seulement. Un jour viendra peut-être où les citoyens spectateurs de cette éthique de compétition oseront demander : "puisqu’au final notre solution est de faire comme tout lemonde, pourquoi tous ces discours ?" La réponse peut bien être que la raison même de l’appareil éthique est de faire correspondre des spécificités culturelles variées avec les exigences mondialisées de l’appareil techno-scientifique.

Là comme en d’autres domaines, c’est par une ouverture authentiquement démocratique qu’on pourra contredire le jeu des lobbies. Cette ouverture n’est pas celle du petit écran ou de la grande presse qui confondent information avec spectacle ou intoxication, et se régalent de sondages sans intérêt. L’éthique aussi relève de ces nouveaux modes d’évaluation responsable que sont les conférences de citoyens [10].

Jacques Testart


[1Comité Consultatif National d’Ethique. Avis n° 67 sur l’avant-projet de révision des lois de bioéthique, 2001.

[2Conseil d’Etat, Les lois de bioéthique, 5 ans après, 1999.

[3Colloque de la Société Européenne d’Embryologie et Reproduction Humaine (ESHRE). Human Reprod. 4, 1989.

[4Pour la critique de ces propositions, on peut se reporter à J.Testart : Ethique 12, 103-107, 1994 ; Le Quotidien du Médecin, 3 avril 2000, 31-34.

[5J. Testart, Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative, Ed. du Seuil, 1999.

[6J. Testart, Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative, Ed. du Seuil, 1999.

[7J. Testart, "A la recherche du cobaye idéal",
Le monde diplomatique, juillet 1990.

[8Les cellules souches adultes et leurs potentialités d’utilisation en recherche et en thérapeutique. Comparaison avec les cellules souches embryonnaires. Rapport au Ministère de la Recherche, Novembre 2000.

[9Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques : Rapport sur le clonage, la thérapie cellulaire et l’utilisation thérapeutique des cellules embryonnaires, 2000.

[10J. Mirenowicz, "Des outils pour une démocratie des choix technologiques", Transversales Science Culture, 55, Janvier-Février 1999.