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L’inconditionnalité du revenu comme mutation décisive du salariat dans le troisième capitalisme émergent
vendredi 13 mai 2005, par
Yann Moulier Boutang est professeur de sciences économiques au laboratoire ISYS-Matisse (URM 85-95) CNRS-Université Paris I) et dirige la revue Multitudes (Exils, Paris). C’est un défenseur du revenu garanti depuis longtemps. Après avoir fait une thèse d’économie sur le concept de fuite, c’est-à-dire toutes les stratégies mises en œuvre par les dominés pour s’émanciper des maîtres (esclavage, coolies, apartheid, etc.), il a défendu et continue de défendre l’objectif politique d’un revenu inconditionnel d’existence comme moyen d’émancipation, devant être incorporé de façon plus active dans le programme électoral des Verts et particulièrement pour l’élection présidentielle.
Le "basculement du monde" dans le troisième capitalisme
Les mutations actuelles reflètent l’émergence d’un troisième capitalisme. La conquête de l’espace virtuel de la coopération des cerveaux [1] avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) bouleverse totalement la forme de la division du travail et de la propriété. La globalisation n’est que la gangue de ce passage au troisième capitalisme qui devient un capitalisme cognitif après le capitalisme marchand (XIVe-XVIIIe siècles) et le capitalisme industriel. Ce régime nouveau repose sur l’accumulation de biens immatériels, la diffusion du savoir, le rôle moteur de l’économie de la connaissance et la production de biens information. Avec la financiarisation, la valeur émerge de la sphère de la circulation monétaire tandis que la sphère industrielle perd le monopole de la création de valeur et donc du travail qualifié à tort de "directement productif". La performance individuelle au sein de l’entreprise est remplacée par une globalisation de la performance étendue au territoire. Le réseau devient un modèle productif entre le marché et la hiérachie, modifiant les conditions de l’échange de connaissances, de la production de l’innovation et de captation de valeur par les firmes. Si la marchandise matérielle est remplacée par un bien connaissance ou une "tranche d’expérience" (Rivkin) dont le référant est la formation de l’opinion publique, du langage et la production de signes, on ne peut plus définir la nature de l’activité humaine comme un quantum d’énergie dépensé (la force de travail). La séparation de la force de travail d’avec la personne devient de plus en plus artificielle, tout comme la distinction entre la formation et la consommation productive de l’activité. Le déclin des formes canoniques d’emploi salarié ne relève donc pas d’ajustements à la production flexible, mais d’une crise constitutionnelle du salariat [2].
D’autre part, l’âge du capitalisme cognitif ouvre une crise des instruments de la comptabilité nationale. La généralisation des phénomènes d’indivisibilité, d’interaction ne permet plus à l’analyse économique de rejeter les externalités [3] dans les marges du système. La production de connaissance au moyen de connaissance ne peut s’opérer que sur la base d’un rôle croissant des externalités positives. Les deux lignes directrices de l’installation d’un régime stable du capitalisme cognitif consistent donc :
1) à faire apparaître les externalités positives dans une globalisation,
2) à capter les externalités positives et à les valider dans la création d’un profit.
Mais ces externalités sont de type différent. Le schéma 1 (p. 28) trace les quatre sphères de l’économie globale qui s’encastrent les unes dans les autres et les six types d’externalités positives que l’on peut distinguer. La sphère A correspond à la production marchande.
La sphère B à celle de la production non marchande (ou économie publique). La sphère C correspond à la sphère de la reproduction (en particulier l’économie domestique). La quatrième sphère, plus englobante est celle de l’activité de coopération des cerveaux et de production de la connaissance, de la vie et de la culture.
Chaque fois qu’une transaction opérée dans l’une des sphères englobées par une sphère qui est à son extérieur incorpore comme ressources des effets des transformations ou réactions qui s’y déroulent, on a production d’externalités positives. Dans le cas des externalités négatives, c’est l’inverse : chaque fois qu’une transaction opérée dans une sphère englobée produit des conséquences négatives sur la ou les sphères englobantes, on a une déséconomie externe. Dans le capitalisme cognitif, ce sont les externalités 4 et 5 qui font l’objet des stratégies de prédations ou bien d’incorporation dans la sphère publique (B) ou marchande (A). On peut résumer la globalisation à l’œuvre actuellement par le tableau 1 (p.28). La première globalisation concerne les externalités 1, 2, 3 et 7, 8, 9. La seconde concerne les externalités 4, 5, 6 et 10, 11, 12.
La globalisation ou mondialisation correspond donc au soldage des externalités 4, 5 et 6. C’est autour d’elles que se nouent les batailles actuelles sur l’instauration de droits de propriété, les nouvelles clôtures [4]. Avant, c’était les sphères C et B qui jouaient un rôle crucial dans la production d’une valeur dépassant celle d’un échange d’équivalents.
Mais la globalisation ou mouvement d’endogénéisation de sphères englobantes de la sphère marchande ne peut pas être décrite comme un mouvement unilatéral du capitalisme. Au départ, la sphère marchande préfère s’en tenir à l’exploitation des externalités positives en les maintenant comme externalités. C’est lorsque des mouvements sociaux font reconnaître la valeur de ces externalités (en faisant payer les conditions de leur reproduction ou sauvegarde), que le capitalisme se résigne à les inclure dans la sphère marchande.
L’actuel mouvement d’expansion marchande du capitalisme vers la sphère D et C traduit une pression des forces qui produisent les facteurs majeurs de la richesse. L’activité de production de coopération cognitive dans la sphère D, l’activité de reproduction de la population dans la sphère C incluent des quantités considérables de temps, d’attention, de mémoire qui ne sont pas rétribuées par les deux sphères économiques. Nous pouvons examiner maintenant comment se pose le problème des mutations du salariat et des mécanismes de l’État Providence dans le capitalisme cognitif globalisé.
Les caractéristiques du revenu d’existence ou revenu garanti
Un tel revenu rémunère la coopération cognitive et le vivant comme vivant. Il présente quatre caractéristiques majeures : son inconditionnalité, sa personnalisation, sa cumulativité avec des revenus traditionnels de l’emploi et enfin un niveau élevé.
L’inconditionnalité du revenu d’existence préserve la population de la contrainte du travail dépendant. Autrement dit, elle préserve la population d’être totalement absorbée dans les sphères marchande et de l’économie publique.
La personnalisation de ce droit à l’existence est également un élément majeur de diminution de la dépendance à l’égard de la sphère de la reproduction familiale (C) et de l’autorité de l’actif ou du chef de ménage. La troisième caractéristique découle de la seconde : le revenu d’existence ne rémunère pas le travail, il lève la contrainte au travail en ce que cette dernière est nuisible à la production de connaissance, mais il ne prétend pas se substituer aux formes d’activités rétribuées dans les sphères A et B de la société.
La dernière caractéristique est enfin le niveau élevé de cette garantie de revenu. Les libéraux y voient une alternative aux mécanismes de plus en plus coûteux du welfare. Ainsi Yoland Bresson proposait-il durant le mouvement des chômeurs de 1998 en France, un versement de 1800 F par mois et par personne, accompagné de la suppression des autres formes d’aide sociale. Un tel montant place cette "indemnité" au niveau de la très grande pauvreté. Elle veut n’agir qu’envers les plus pauvres et, comme sous les deux premiers capitalismes, elle vise à ne pas avoir d’effet désincitatif sur le travail salarié (la trappe à chômage). Un revenu de survie et non d’existence ne s’attache pas à la compensation des nouvelles externalités dont le capitalisme cognitif fait son miel. Si l’on veut préserver les conditions de création de connaissance, il faut que le niveau de revenu garanti à la personne, avant même qu’elle n’entre sur le marché du travail, soit nettement au-dessus du niveau de pauvreté (donc pas très loin du niveau actuel du salaire minimum comme le réclame AC !).
Il existe trois raisons pour que le revenu inconditionnel soit lié à la personne, cumulatif et garantisse un niveau d’existence "décent" à la différence des niveaux actuellement concédés par les différents régimes de garantie de ressources.
1°) C’est un système plus juste, plus égalitaire, plus libre.
2°) C’est un système qui découle des transformations profondes du type d’externalités dominantes qui rentrent dans la formation de la valeur dans le troisième capitalisme.
3°) C’est un levier de transformation considérable tant des rapports marchands et des rapports qui se forment dans la sphère économique publique, que des rapports extra-économiques qui opèrent dans les sphères C et D.
Le revenu inconditionnel d’existence pivot de transformation du salariat
Notre thèse est simple. Dans le troisième capitalisme, la production de connaissances au moyen de connaissances mobilise une portion croissante d’externalités positives. Mais le mécanisme, qui avait prévalu dans le capitalisme industriel pour compenser la prédation de ces externalités ne peut pas suivre la même voie. L’attribution d’un prix et l’inclusion de portions de la sphère D dans l’échange marchand ou dans les transferts non marchands se heurte à des difficultés considérables. Les biens connaissances ne sont pas appropriables facilement. D’autre part, le critère de l’insertion dans l’emploi dépendant salarié n’est plus pertinent pour évaluer la production de connaissances nouvelles, la force d’invention.
Le capitalisme vit une situation analogue à celle du capitalisme industriel à son aurore : le modèle salarial en raison du rôle croissant des externalités redevient instable. Le capitalisme cognitif repose sur l’exploitation croissante des externalités liées à la quatrième sphère, mais le mécanisme qui compenserait le déséqulibre en marchandisant cette sphère, produit à son tour des externalités négatives massives sur l’environnement. La forme de compensation qui doit se mettre en place pour ne pas épuiser la sphère D, est le revenu inconditionnel d’existence ou de citoyenneté.
Les objections de principe
Une telle transformation suscite des objections parfois vives.
Les premières objections sont religieuses contre la paresse, "mère de tous les vices" d’une nature humaine "mauvaise". Ces vieilles objections réapparaissent en ces temps de sous-emploi chronique : le travail serait le vecteur essentiel de l’identité. Le chômage serait le responsable de la désocialisation des individus puis de la perte du "lien social". Mais ce qui fait de l’absence d’emploi fixe un fléau c’est la privation d’un revenu régulier qui permet de satisfaire les besoins essentiels de l’être humain sans lesquels il se transforme en animal occupant 90 % de son temps à chercher à manger.
La deuxième objection est celle du clientélisme, moyen commode de désarmer la contestation pour un néolibéralisme sans frein. Mais le clientélisme est justement plus répandu là où il n’existe que des pratiques populaires de recherche d’une sécurité du revenu et pas de droit reconnu de façon générale et universelle. Cet argument a été repris également par la droite classique qui veut "responsabiliser" l’individu qu’elle juge déjà trop protégé par l’état et pas assez "inséré" dans le marché. Là encore, l’attribution d’un revenu inconditionnel est probablement le meilleur instrument de responsabilisation civique. Le problème n’est pas "l’assistanat", qu’il vaudrait mieux nommer socialisation croissante du revenu, mais l’absence de contrôle démocratique, l’opacité d’attribution des aides. Le revenu d’existence à condition qu’il soit fixé à un niveau décent [5], permet une réforme de la protection sociale sans que les couches les plus défavorisées de la population aient à craindre un nivellement vers le bas du système.
La troisième objection taxe une telle réforme de gadget pour privilégiés, tandis que l’immense majorité des habitants de la planète se débat encore dans un univers de pénurie et de rareté d’emploi. Comment les Pays du Sud accepteraient-ils une norme sociale aussi draconnienne que celle d’une garantie de revenu ? Ils refusent toute limitation au commerce international sur des critères éthiques de respect de l’interdiction du travail des enfants, de reconnaissance de syndicats ?
La réponse est double : ce gadget de privilégié constitue en fait le levier d’un véritable rééquilibrage Nord / Sud. Actuellement, les premiers, non contents d’accumuler les nouvelles richesses cognitives, veulent conserver les emplois industriels banals. Ils pratiquent un protectionnisme déguisé retenant des emplois qui auraient été transférés au Sud si l’essentiel de la protection sociale ne reposait pas comme elle le fait actuellement sur l’emploi salarié. Tant que la plupart des droits directs et dérivés sont liés à l’emploi par le mécanisme du financement de la protection sociale à partir des cotisations prélevées sur les salaires, les salariés des pays développés se battront pour le maintien de l’emploi dans le Nord. La création d’un revenu universel dans le Nord, cumulable avec l’activité, entraînera une crise majeure de recrutement pour les industries à bas salaires du Nord. Mais les écologistes n’ont pas à défendre l’emploi en tant que tel car ce type de raisonnement, conduit tout droit aux programmes d’armement et à la destruction des ressources non reconstituables. Il y a bien une trappe à chômage : lorsque des salariés peuvent cumuler un revenu d’existence décent et un revenu d’activité, ils deviennent bien plus exigeants en matière de salaire et de conditions de travail.
Ce que nous avons dit du Nord vaut pour le Sud. Le non développement du Sud, ne tient pas à l’absence d’emploi ou de travail, mais au niveau trop faible des salaires, au non réinvestissement des profits dans le social. Or sans organisation d’une solvabilité des marchés de la santé, de l’éducation, il ne s’instaure jamais un cercle vertueux entre la production de marchandises et l’élévation de la richesse pour le plus grand nombre. Le principe du revenu universel dans le Sud aurait un effet radical pour briser le cercle vicieux du sous-développement encore accéléré ces vingt dernières années par les plans d’ajustement structurels.
Les obstacles : objections de faisabilité
La première et la plus importante est celle dite "l’effet Speenhamland" du nom de la dernière législation anglaise des lois sur les pauvres (1795-1836). K. Polanyi l’a résumé comme suit : la reconnaissance d’un droit à un revenu pour un homme valide a été finalement le moyen pour le capitalisme anglais de s’assurer d’une main-d’oeuvre payée très peu car son salaire devenait un salaire d’appoint. C’était donc la forme moderne de l’armée de réserve. J’ai démontré ailleurs combien cet argument était faux [6]. Faux historiquement et faux en général. Speenhamland couronna deux siècles de lutte acharnée des pauvres (des prolétaires) à ne pas devenir des ouvriers de manufacture. Le premier capitalisme ne parvint pas à faire travailler le Nord, il constitua la première classe ouvrière de plantation dans le Sud avec l’esclavage. L’abolition des lois sur les pauvres et du droit à la vie comme l’appela la sagesse populaire anglaise, marqua au contraire le triomphe du capitalisme de fabrique qui craignait comme la peste son extension aux grandes villes. Grâce à Speenhamland, il n’y eut pas d’armée de réserve dans le Sud de l’Angleterre. À un niveau plus général, il n’y a pas, sauf exception de très courte durée, de phénomène économiquement démontré qu’on appellerait l’armée de réserve industrielle [7].
Une autre objection opposée est celle de l’invasion par le Sud, si un pas aussi important pour la libération de l’humanité était instauré. Lorsque la ville de Gand au XVe siècle mit en place une véritable assistance des pauvres dans le budget de la Ville, le critère d’appartenance à la ville fut opposé à celui de résidence car les échevins craignaient une invasion par tous les pauvres de tous les pays voisins. Malgré l’existence d’un statut favorable aux pauvres, Gand ne fut pas plus envahie, que le Nord ne l’est par l’émigration. Tout au plus, l’exemple de Gand fut-il rapidement suivi par d’autres cités (dont Lyon). L’instauration généralisée de ce principe dans le Sud, est le seul facteur capable de freiner efficacement l’ampleur des flux migratoires (qui est forte pour les pays d’émigration et très faible pour les pays d’immigration).
Les objections de pure faisabilité se concentrent essentiellement sur les questions de coût avec un argument complémentaire : le moment serait particulièrement mal choisi car l’État Providence est en crise grave ; il n’arrive déjà pas à financer son avenir correctement. L’instauration d’un revenu inconditionnel d’existence selon les caractéristiques définies plus haut, représent une véritable révolution tranquille du salariat et du capitalisme. L’attribution inconditionnelle de 4000 F à l’ensemble des Français (y compris résidents permanents) conduit à une dépense supérieure au tiers du PIB, ce qui est considérable. Mais lors du passage au Welfare State, il en alla exactement de même. Et visiblement les économies et les États ont survécu. Le système actuel ne peut pas financer une telle mesure, mais il convient pour faire un raisonnement complet de tenir compte des effets positifs d’un tel système sur la création de richesse en général, mais aussi d’une réévaluation radicale de la richesse. Certaines richesses sont en fait des appauvrissements tandis que d’autres ne sont pas comptabilisées.
Étant donnée la crise actuelle du Welfare State faut-il différer ce réexamen radical de perspective ? Ma réponse est évidemment non. C’est la gravité de la crise (pas celle du financement mais celle de la perte de légitimté politique du système actuel face aux transformations du capitalisme) qui rend cette mesure profondément transformatrice et indispensable.
Yann Moulier Boutang
[1] Voir le travail pionnier de relecture de G. Tarde par M. Lazzarato dans un ouvrage à paraître en même temps que la réédition de la Psychologie économique au Seuil en 2002 et Multitudes N°7.
[2] Voir ma contribution dans M. Chemillier Gendreau et Y. Moulier Boutang, Acte du colloque actuel Marx (PUF, 2001).
[3] Une économie externe positive ou négative est générée si une transaction marchande T1 entre l’agent X et Y génère un effet positif (plaisant ou déplaisant) pour un troisième agent Z sans que Z ne reçoive une compensation financière pour le désagrément subi ou au contraire ait à payer une partie ou la totalité des aménités dont il a bénéficié.
[4] Voir J. Rivkin, L’âge de l’accès, La révolution de la nouvelle économie, (2000) et le N°5 de Multitudes (Exil).
[5] Entre 4000 et 6000 F par individu.
[6] Y. Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat, chap. 13., PUF, 1998
[7] Je renvoie entre autres à ma thèse (1998).