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En finir avec la Ve République

vendredi 13 mai 2005

C’est une vielle amitié avec son "copain de fac", Arnaud Montebourg, qui a amené Bastien François à explorer avec lui les principes d’une VIe République. Sans passé dans une organisation politique, ce professeur à l’Université Paris 1 n’est pas un de ces timides experts ès constitution du PS qui monopolisaient jusqu’ici le débat institutionnel. Politologue et spécialiste de l’histoire de la Ve République et de ses travers de plus en plus patents, il se réfère aux sciences sociales plus qu’au droit. Voilà sans doute pourquoi le "penseur" de la Convention pour la VIe République (C6R) apporte un véritable courant d’air frais à la réflexion institutionnelle. Cet entretien pose de plus pour nous les termes d’un débat essentiel : une VIe République doit-elle en rester au rétablissement de la confiance des citoyens dans la démocratie représentative, une démarche toute à fait valable et peut-être plus faisable dans un futur proche, ou favoriser les formes institutionnelles ou quasi-institutionnelles qui permettraient à des citoyens de participer en première personne et collectivement dans les mécanismes de prise des décisions politiques ?

Dans Misère de la Ve République (Paris, Denoël, 2001), tu décris la Ve République comme un système qui organise l’irresponsabilité politique, depuis le président intouchable jusqu’à la haute administration, en passant par des ministres (y compris le premier) fusibles du président plutôt que vraiment responsables devant un Parlement atrophié.

Les fondateurs de la Ve République étaient obsédés par la question de la stabilité gouvernementale et n’imaginaient pas la possibilité d’une majorité cohérente et durable au Parlement. Ils ont donc systématiquement bridé les pouvoirs des parlementaires et notamment ceux permettant de contrôler le pouvoir exécutif. L’apparition, inattendue, de la bipolarisation et de la "disciplinarisation" majoritaire a anéanti le peu qui restait de la réalité de ce contrôle, même si les chantages plébiscitaires du général de Gaulle ont paru, un temps, accréditer l’existence d’une véritable responsabilité du pouvoir. Et c’est bien là que réside la maladie congénitale de notre système institutionnel : une conception du politique dans laquelle l’efficacité prime sur le débat, l’arbitrage sur la délibération des programmes, l’expertise sur la représentativité, le consensus sur le conflit, l’unité du pouvoir sur le pluralisme des opinions, la puissance sur la responsabilité.

L’ascension du pouvoir exécutif est un long processus historique lié à la nécessité d’une régulation du capitalisme industriel né au XIXe siècle, et favorisé par les guerres totales du XXe siècle. S’agit-il de solder constitutionnellement le projet moderniste, autoritaire et technocratique du XXe siècle ?

En un sens oui. La Ve République est le fruit cohérent du projet de modernisation de l’après-guerre. Et c’est justement ce qui pose problème aujourd’hui. Nos institutions sont tournées vers le passé tandis que la France s’est considérablement transformée. Les citoyens ne sont plus du tout les mêmes que dans les années 1950, ils ont un autre niveau d’éducation, un autre horizon spatial (l’Europe), d’autres conceptions des rapports entre les hommes et les femmes, etc. Ils attendent autre chose du politique. On ne peut donc plus vivre avec la conception du pouvoir qui sous-tend encore notre régime politique.

Nombreux sont ceux qui croient encore pouvoir se limiter à l’amender...

Ça ne tiendra pas avec des rustines ! Il faut imposer une nouvelle conception du pouvoir qui s’enracine dans la responsabilité, car une décision ne peut-être aujourd’hui légitime que si elle est l’objet d’un contrôle.

Quel est ton bilan des réformes institutionnelles de la mandature Jospin ?

Très négatif. Peu de choses ont abouti (cf. la loi sur le droit de vote des résidents étrangers abandonnée après la première lecture). Et les réformes qui ont été menées à terme sont restées extrêmement timides, tant sur le cumul des mandats que sur la justice ou la "démocratie de proximité". Tout cela ne répond pas à ce qui me semble être la première urgence : restaurer le principe de la responsabilité politique. L’instauration du quinquennat présidentiel est l’exemple type de la réforme en trompe-l’œil : on passe d’un président irresponsable pendant 7 ans à un président irresponsable pendant 5 ans. Maigre conquête démocratique ! D’autant que le quinquennat aura comme effet soit de renforcer le président irresponsable soit de nous installer dans une cohabitation permanente... Ce que nous proposons à la C6R, c’est un président de la République qui ne soit pas un monarque à la fois tout-puissant et irresponsable, élu par les parlementaires (comme dans de nombreux pays européens) avec un Premier ministre qui soit le véritable chef de l’exécutif, de l’administration et des armées et qui désigne lui-même ses ministres. Ces pouvoirs étendus étant justifiés et balancés par le fait que le Premier ministre est en permanence responsable devant le Parlement qui doit redevenir un lieu de délibération. Pour accroître son pouvoir de contrôle, nous proposons qu’en début de chaque session parlementaire un débat s’organise autour du bilan et des perspectives de la politique du gouvernement (en particulier en matière européenne). Nous proposons aussi de supprimer le fameux article 49-3, d’étendre le pouvoir de proposition de loi du Parlement (un quart de l’ordre du jour à l’initiative parlementaire) et d’étendre les prérogatives des commissions d’enquête parlementaire. La seule réforme vraiment positive pour moi est la loi sur la parité. Mais là encore, on a manqué l’occasion d’un débat plus large sur la juste représentation. C’est la question de savoir comment les élus peuvent nous représenter de façon plus juste en limitant les distorsions non seulement de sexe, mais aussi celles liées aux origines socioprofessionnelles et celles induites par le cumul des mandats.

La faute à la cohabitation ?

Le problème ici n’est pas la cohabitation, c’est l’absence de projet politique.

Quel lien voyez-vous à la C6R entre votre réflexion constitutionnelle et la notion de "démocratie continue" développée par certains juristes, également en recherche d’une responsabilité des politiques (D. Rousseau) ?

Aucun ! Je rejette la juridicisation du politique comme solution miracle des maux de la démocratie et la prémisse que les politiques seraient par essence mafieux et que les experts (juristes ou scientifiques) ou les sondages seraient des sources de meilleures décisions. La "démocratie continue" c’est la démocratie des "sages" auto-proclamés.

La perspective de la C6R semble être une rénovation de la démocratie représentative, en proposant de nouveaux modes de fonctionnement (non cumul des mandats, nouveaux équilibres entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire), de nouvelles légitimités (élection directe du Sénat à la proportionnelle par région, droit de vote des résidents étrangers). Par contre peu de propositions vont dans le sens de l’intégration des citoyens dans la formation des décisions politiques...

Il faut arrêter d’attaquer les hommes politiques, ou de prétendre les court-circuiter par l’intervention directe des citoyens. Il faut plutôt les aider à être nos représentants, à délibérer, à décider et à rendre des comptes. On nous reproche parfois, comme tu l’as fait, de ne pas aller assez loin, mais si ce que nous proposons était mis en œuvre, cela aurait un effet de rénovation et d’ouverture énorme ! Si l’on appliquait aujourd’hui nos propositions sur le cumul (mandat national non cumulable avec un autre mandat, deux mandats locaux au plus, limitation dans le temps de l’occupation des mandats), cela libèrerait immédiatement plus de la moitié des postes d’élus, permettant ainsi un profond renouvellement du personnel politique ! Ouvrir ainsi le jeu, c’est s’attaquer à la "loi d’airain de l’oligarchie" que Roberto Michels avait repérée, dès 1913, dans la professionnalisation politique.

Pourtant, tu le disais, la société a changé. Elle est pleine de ressources et de compétences mal mises en valeur par le système représentatif. Les citoyens sont plus éduqués, plus exigeants, moins prompts à déléguer et plus soucieux d’être les propres décideurs de leur vie. Face à ces mutations de la société civile, votre projet est-il à la hauteur ? Pourquoi votre projet ne franchit-il pas le seuil de la démocratie participative ? L’idée du référendum d’initiative citoyenne, par exemple, ne compte pas parmi vos 30 propositions...

Si, le référendum d’initiative citoyenne est présent dans notre proposition 28. Mais nous restons prudents puisqu’il s’agirait uniquement d’un référendum abrogatif et que cette possibilité n’est prévue qu’au niveau local. Certains d’entre nous voulaient aller plus loin. De mon côté, je suis réservé sur le référendum et la démocratie des sondages. Réhabiliter la politique, c’est d’abord réhabiliter la complexité de la politique, complexité qui ne peut apparaître que dans la délibération de nos représentants. À cela j’ajoute cependant que notre proposition de généraliser le droit de saisine par pétition à toutes les assemblées (territoriales et nationales), est un formidable moyen de favoriser les mobilisations du public et de permettre aux citoyens de mieux contrôler leurs élus. Il est illusoire de penser qu’une constitution nouvelle puisse fabriquer par en haut une bonne démocratie. Ce que nous proposons c’est une machine constitutionnelle à effets d’entraînement vertueux.

L’idée que seul les élus pourraient porter la complexité ou incarner des synthèses d’intérêt général n’est-elle pas battue en brèche par des dispositifs tels les jurys citoyens - très nombreux en Grande-Bretagne et en Espagne notamment - les conférences de citoyens, ou encore dans les budgets participatifs dans des dizaines de villes brésiliennes. On y voit des citoyens qui se "prennent au jeu", qui délibèrent et qui construisent l’intérêt général. Autour de ces expériences, la gauche brésilienne a par exemple centré sa stratégie politique sur la reconstruction de l’État à partir des forces transformatrices de la société civile, sur une restauration du politique face au marché qui passerait par l’aménagement de mécanismes de démocratie directe au sein de la démocratie représentative. Pourquoi votre projet constitutionnel offre-t-il si peu de moyens pour renforcer les moyens d’intervention de la société civile, alors que celle-ci devient, en France et dans le monde, la principale productrice de politique ?

Il ne faut pas se leurrer, bien des dispositifs participatifs sont un habillage d’une délégation qui persiste. De plus je crois que c’est d’abord en démocratisant la politique de l’intérieur que l’on peut rendre possible le renouvellement de ses rapports avec les citoyens et doter ces derniers d’une influence plus grande. Il faut restaurer les conditions du débat entre nos représentants et accroître sa publicité. C’est à travers cela que les organisations non partidaires pourront se manifester et mobiliser. Je suis hostile au mandat impératif qui pourrait revenir par la notion de "contrat" aujourd’hui à la mode, ou à la possibilité d’un "rappel" du député par référendum d’initiative populaire. Il faut laisser le temps aux élus de s’approprier des dossiers complexes. La politique c’est aussi un rapport de confiance. Ceci étant dit, la philosophie de la C6R est assez proche de l’idéal qu’énonçait Pierre Bourdieu il y a quelques mois : "Je pense qu’il y a une légitimité de la délégation politique. Je crois vraiment qu’il est important que les citoyens puissent à la fois avoir des délégués, garder le contrôle de ces délégués, tout en gardant l’accès direct à la parole à côté des délégués et parfois même contre les délégués."

La C6R propose l’élection du Sénat au suffrage direct à la proportionnelle par région. Mais vous ne changez rien au mode d’élection des députés... D’autres, notamment chez les écologistes, préconisent plutôt un dispositif à l’allemande avec un Sénat chambre des régions et une assemblée élue avec une forte dose de proportionnelle. Quelles sont les raisons de votre positionnement ?

Au risque de passer pour des conservateurs, nous sommes hostiles à la proportionnelle, même partielle, pour désigner les députés. Il faut une assemblée pour gouverner, avec une majorité claire permise par le scrutin de circonscription. L’absence de majorité claire n’est jamais saine, comme en 1988-93 où la moitié des projets de loi étaient adoptés avec le soutien du PC et l’autre avec les votes centristes. À côté d’une assemblée à majorité nette, il est bon en revanche d’avoir une autre assemblée (un Sénat) pour débattre, sans crainte que ce soit un peu le bordel. Cette chambre pèsera par sa capacité à mener des enquêtes, à polariser l’attention des médias sur son travail et ses débats. On pourrait parvenir ainsi à combiner la richesse de la délibération parlementaire avec la stabilité gouvernementale. Le deuxième argument est que le scrutin proportionnel fait élire des députés choisis par les partis plus que par les électeurs avec un renforcement de la disciplinarisation des élus. Ce n’est jamais bon pour la démocratie car les plus hétérodoxes, comme Montebourg, sont alors systématiquement écartés.

La C6R a l’immense mérite de réveiller un débat institutionnel sans grand projet ces dernières décennies. Quelles sont vos perspectives à ton avis ?

La première étape de la réflexion s’est faite dans un groupe que j’ai coordonné. On a travaillé tous les mercredi pendant six mois. Il y avait Montebourg et quelques autres députés tels François Colcombet (ancien président du Syndicat national de la Magistrature), des magistrats, des hauts fonctionnaires, des élus locaux, des syndicalistes, des militants de différentes organisations de gauche. J’ai sollicité également des chercheurs en sciences sociales pour améliorer notre expertise politique. Il n’y avait pas un seul constitutionaliste patenté ! C’est sans doute pour cela qu’on a innové ! Quand on a lancé la C6R, il y a un an, on ne croyait vraiment pas que cela prendrait à ce point. On se retrouve aujourd’hui au cœur de l’agenda médiatique et sollicités par de nombreux hommes politiques de gauche. Mais l’important pour nous est surtout d’avoir réussi à impulser une véritable dynamique chez les citoyens pour qu’ils se réapproprient cet objet d’ordinaire réservé aux experts. La C6R compte plus d’un millier d’adhérents répartis en comités locaux dynamiques. Cela bouillonne !

Propos recueillis par Christophe Bonneuil