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De la fin de la banlieue à la cyclopolis

vendredi 9 septembre 2005, par Simon Barthélémy

Quelles peuvent être les conséquences sur nos modes de vie de l’explosion des prix du pétrole ? Plusieurs travaux récents tentent de tracer des perspectives, dont la relocalisation des activités et un point central... Le documentaire The end of suburbia (La fin de la banlieue) alerte ainsi sur les périls de l’étalement urbain, et vante les mérites du "nouvel urbanisme". Repenser l’habitat et la mobilité est une priorité analysée par Benoît Lambert dans son livre Cyclopolis, vers une ville nouvelle. Une urgence prise de plus en plus en compte dans la planification urbaine.

L’épuisement du pétrole signifie l’échec du rêve américain... Ainsi prophétise le documentaire canadien The end of suburbia (la Fin de la banlieue, réalisé en 2004 [1]). Ce film postule en effet que l’American Way of Life, articulé autour de la maison individuelle, de la voiture et des centres commerciaux, va entrer en crise avec la fin des ressources en or noir. Les banlieues américaines se sont nourries du mythe de la ville à la campagne, qui permet de fuir des centres industriels et pollués - la "cité carbonifère" décrite par l’urbaniste Lewis Mumford. Mais l’étalement urbain s’est fondé sur les coûts ridicules de l’essence dans la première moitié du XXe siècle. En participant à la construction des autoroutes, en rachetant les lignes de trams et de train pour les remplacer par leurs autobus, le secteur de l’automobile a largement poussé à la roue. Résultat : les citadins américains consomment trois fois plus d’énergie que les européens. Le documentaire explique que ce modèle est condamné en se référant aux prévisions de l’Association for the Study of Peak Oil : constituée d’experts du pétrole - géologues, anciens membres haut placés de compagnies pétrolières, comme le conseiller Matthew Simmons, ex-bras droit du vice-président des états-Unis Dick Cheney -, l’ASPO estime que nous atteignons le pic défini par le géologue Hubbert. C’est-à-dire les capacités maximales de production de pétrole, qui ne peuvent désormais que décroître, provoquant une hausse continue des prix. Pour les spécialistes interviewés dans le film, il n’y a pas de plan B. Sans même compter l’énergie consommée pour produire les voitures, les nouveaux carburants "alternatifs" dépendent en fait du pétrole ou du gaz : l’hydrogène est produit à partir du méthane, les biocarburants sont issus d’une agriculture fortement consommatrice d’engrais et autres produits pétrochimiques.

L’agriculture industrielle est aussi pointée du doigt dans The end of suburbia : selon Michael Ruppert [2], ce système utilise 10 calories pour produire, conditionner et transporter jusqu’au consommateur... une seule calorie. Une demi calorie suffit à obtenir le même résultat dans l’agriculture indigène ou traditionnelle. "La plupart des aliments parcourent aux états-Unis environ 2500 kilomètres", souligne James Kunstler, auteur de The Geography of nowhere(la géographie de nulle part) et de The Long emergency (La longue urgence) [3] . "Ce ne sera plus possible quand prendra fin l’ère du pétrole à bas prix". Jean-Luc Wingert, auteur de La vie après le pétrole [4], estime que ce phénomène permettra de rendre plus compétitive l’agriculture bio, encore 30 % plus chère en moyenne, et favorisera le petit commerce de cœur de ville, deux fois moins consommateur d’énergie que les centres commerciaux de périphérie. Les visions d’avenir de Kunstler sont plus catastrophistes : il prédit des famines liées aux problèmes d’approvisionnement, l’éclatement de troubles du fait de la paupérisation des classes moyennes, et la désertification de villes comme Phoenix ou Los Angeles. "Je provoque les gens pour les encourager à changer de modes de vie", explique-t-il. Il juge par exemple inévitable le renouveau de l’agriculture familiale dans des cité-jardins, telles qu’elles étaient imaginées au XIXe siècle...

Pour économiser l’énergie, l’organisation des villes est ainsi primordiale aux yeux de Kunstler et d’autres prédicateurs de la fin du pétrole. Ils pensent que la solution réside dans le "nouvel urbanisme" : le Congrès pour un Nouvel Urbanisme (CNU) réunit depuis les années 80 des architectes et planificateurs, principalement américains, qui défendent la densification des villes, leur organisation en faveur des piétons et des transports en commun (transit oriented developments), et la variété des populations et des activités en leur sein. La création ou la réhabilitation de cités en ce sens favoriseraient en outre des rapports sociaux mis à mal par un urbanisme conçu autour de la voiture. "On peut parler d’un nouveau mouvement urbano-conservationniste, défenseur de la qualité de la vie en ville et des espaces sauvages à l’échelle régionale", puisqu’il veut sauvegarder les paysages menacés par la croissance urbaine, estime Benoît Lambert, docteur ès sciences économiques et sociales et auteur de Cyclopolis, ville nouvelle [5].
"De par son professionnalisme et son plein pied dans l’économie, le CNU bénéficie d’une écoute attentive aux plus hauts niveaux de l’administration américaine", poursuit-il. Inspirés par la CNU, d’influents réseaux, soutenus en son temps par Al Gore, œuvrent en effet en faveur de la smart growth (croissance intelligente) des villes. Ils prennent exemple sur les politiques menées dans les agglomérations européennes pour limiter la place de la voiture en faveur de la marche et des transports publics. C’est le cas du nouveau quartier de Leidsche Rijn à Utrecht (Pays Bas), qui d’ici 2010 doit abriter 30 000 logements (soit 100 000 habitants, dans une agglomération qui en compte 540 000) : les places de stationnement de voiture par logement sont limitées, la byciclette et les transports en commun sont prioritaires. Ce quartier est par ailleurs conçu selon les principes de la planification énergétique urbaine : les exigences d’efficacité énergétique sont élevées, des réseaux de chaleur, reliés à la centrale électrique, et le solaire thermique équipent les maisons. La mixité entre logements et bureaux est assurée.

Pertes de vitesse

Benoît Lambert voit dans ces nouvelles orientations et dans l’action des mouvements pro-vélo et anti-routes un mouvement d’ensemble pour la modération de la circulation automobile et pour une éco-mobilité. Leur ennemi commun : "l’automobilisme politique" qui s’appuie sur "des énergies fossiles bon marché, non renouvelables et induisant une dépendance politique (menant à des alliances plus que compromettantes pour les démocraties)". Lambert distingue quelques références intellectuelles communes à ces mouvements : Ivan Illich, Jean-Pierre Dupuis et Jean Robert ont tous dénoncé une "industrie de la vitesse" qui s’avère en réalité "chronophage" [6] . Dévoreuse de temps, et donc d’énergie... Jean Robert distingue en effet la vitesse technique d’un véhicule de ce qu’il appelle la vitesse généralisée. Voila comment elle se calcule pour un français lambda : les temps de transport ajoutés au temps de travail nécessaire à les payer s’élèvent chaque année à 1100 heures par an environ. S’il parcourt 9000 km dans l’année, sa vitesse est alors d’environ 6 km/h. Un automobiliste n’irait donc pas plus vite qu’un bon marcheur, et beaucoup moins qu’un cycliste ! "La grande majorité des automobilistes ne font qu’effectuer des transferts entre le temps sauvé grâce à la vitesse d’une voiture et le temps de travail pour couvrir les dépenses qu’elle induit." Si l’on prend de plus en compte les externalités négatives (pollution, changement climatique), la conclusion de Benoit Lambert est faite : il faut introduire une nouvelle notion urbaine, la "cyclopolis". Dans des villes de taille intermédiaire, le vélo devient "l’étalon de la mobilité", structurant l’environnement construit et la législation urbaine (densification du construit, taxation, code de la route...) en sa faveur et celle des piétons et des transports en commun. Les évolutions techniques du vélo peuvent le rendre encore plus performant : sa forme actuelle est fixée par les règlements sportifs de l’Union cycliste internationale, dont ne veulent pas s’écarter les constructeurs. Pourtant, le vélo en position couchée, très à la mode dans les années 30, détenait un record de l’heure de près de 30 km supérieur à celui du vélo assis... par ailleurs, les japonais utilisent beaucoup des machines équipés de système électrique facilitant le pédalage dans les côtes. Bref, le vélo peut être idéal sur tous terrains et dans tous les pays, notamment ceux en développement : des villes comme Curitiba, au Brésil, ou Bogota en Colombie prennent conscience de l’intérêt de l’éco-mobilité.

Si les transports locaux ne poseront donc sans doute guère de problème à l’heure de la fin du pétrole bon marché, qu’en sera-t-il des transports internationaux ? Certains envisagent un probable recul de la mondialisation, comme Jean-Luc Wingert : "Il y aura encore des flux très importants, mais nous verrons des jeux de chaise musicale : si on arrête une partie de l’aviation, le plus gros consommateur de pétrole, le trafic se portera sur les bateaux, encore très performants. De même, les voyages en mer vont redevenir en vogue grâce aux nouvelles technologies qui permettent de travailler de n’importe où et donc de ne pas perdre de temps sur un paquebot." Wingert croit d’ailleurs que la qualité des réseaux de communication est au centre d’un nouveau modèle énergétique : après le système anglais de la révolution industrielle, l’heure serait au système scandinave fondé sur les énergies renouvelables (biomasse, éolien...), l’éco-mobilité et les échanges d’informations, susceptibles d’optimiser les consommations en temps réel.
Pour accélérer et financer la transition vers un tel système, il préconise une taxe-baril (de l’ordre de 30 %) sur le pétrole. Le retour de l’impôt est-il dans l’air du temps ? Les projets de taxation internationale des billets d’avion ou des trajets en voiture en Grande-Bretagne semblent indiquer que oui... Reste à voir qui pourra payer sa mobilité.

Simon Barthélémy


[1Réalisé par Gregory Greene. www.endofsuburbia.com

[2Auteur de Crossing the Rubicon : The Decline of the American Empire at the End of the Age of Oil, New Society Publishers, 2004.

[3The geography of nowhere, Free Press, 1994 ; The long emergency : surviving the end of the oil age, climate Change, and other converging catastrophes of the twenty-first century, Atlantic Monthly Press, 2005. Et www.kunstler.com

[4La vie après le pétrole, Autrement, 2005

[5Cyclopolis, ville nouvelle. Contribution à l’histoire de l’écologie politique. Georg éditeur, Genève, 2004.

[6Ivan Illich, énergie et équité, Seuil, 1975. Jean Robert, Le temps qu’on nous vole - contre la société chronophage, Seuil, 1980.

Messages

  • L’article de Simon Barthélémy est très intéressant (comme ses autres d’ailleurs). J’ai pendant un long moment cru avoir une révélation.
    Cependant, dans la partie "Pertes de vitesse" on nous parle de la vitesse généralisée. Un petit calcul nous amène à la conclusion que la vitesse d’un automobiliste serait d’environ 6km/h.
    En refaisant la division je trouve 9000/1100=8,18 km/h. Le "environ" correspond donc à une légère approximation 36% (quand même !).

    Refaisons les calculs avec des valeurs plus rationnelles :
    1h30 de transport par jour (50km), 240 jours par an.
    => 1,5*240= 360 heures de déplacement
    => 50*240= 12000 km parcourus
    + 175 heures de travail pour financer le déplacement (conso = 8l pour 100km).

    J’arrondis tout de même le nombre d’heures à 550 (535 en réalité, hé oui l’entretien de la voiture ça coute cher...).
    On est donc à 12000km en 550heures.
    => 12000/550= 21,8

    On trouve donc pour la vitesse généralisé d’un automobiliste environ égale à 22km/h et on pas 6km/h. Je pense que ce résultat est plus proche de la réalité.

    Le vélo reste toutefois intéressant, pas tant au niveau vitesse généralisée qu’au niveau impact économico-environemental (ou potentiel de décroissance). Quoi que... Pour en être sûr, il faudrait calculer la dépense calorique, et la ramener à un truc du genre exploitation agricole ou production de nourriture...
    Bon j’arrête.

    • Le raisonnement tient la route...à un détail près, le prix du pétrole. A l’heure où les premiers signes se font sentir tout le monde sait que le premier impact est économique. Alors revenons sur cette fameuse erreur calculatoire qui à mon avis n’en n’est pas une.

      Si nous faisons, comme le dit Tristan, 50km par jours pendant 540 jours, cela voudrait dire que nous consommons 150000 litres de carburant (8l /100). Cela nous fait 15000 litres de carburant. Mais à quel prix ? L’erreur calculatoire n’en n’est pas vraiment une. C’est surtout le manque d’une donnée fondamentale dans ce calcul, qui est le prix du carburant utilisé pour se déplacer, en fin de compte plus vite que son voisin. Si le coût du litre de pétrole flambe, de par sa rareté, il faudra 175 heures de travail si on est président directeur générale d’une multinationale ! Mais une personne lambda aura optée pour le vélo depuis des années...

      Arrêtons de croire que l’énergie est inépuisable.Cette énergie, que nous transformons au sein de cette planète bleue n’est pas inépuisable.
      Cette transformation est irréversible à l’échelle de l’homme et ses effets auront une issue inévitable qui est la disparition de l’espèce humaine. La nature cherchera toujours un point d’équilibre quitte à ressembler à ce qui à existé il y a plusieurs milliers d’année en arrière. Cette planète si chaleureuse ne se préoccupera pas des cours de la bourse et de ceux qui les font fluctuer.
      Si l’Homme n’était pas de ce monde la faune, la flore et l’élément indispensable à cette vie, le soleil, s’en chargeraient bien mieux que nous.

      A ce propos la vitesse de déplacement moyenne des animaux ne devrait pas dépasser les 6kms par heures si mes observations sont bonnes...